jeudi 8 février 2018

Contes du vieux château : Je vous écris d'Aix- en -Provence !

 Mon ami lointain,

Vous m'imaginiez en train de subir les atteintes des maux de saison.
 Vous vous trompiez  !
 J'ai fui à l'instar des oiseaux frileux, et me voici griffonnant ce mot vagabond que vous ne lirez peut-être jamais.
N'ai-je déjà l'intuition que le vent nerveux de l'après-midi me l'enlèvera sans pitié ?
Je vous écris devant les "Quatre Dauphins", bons génies d'Aix-en-Provence.
Ce n'est ni une plaisanterie ni une auberge, ni une vision infligée par une ivresse nocturne.
Sachez qu'il existe en France une ville qui ne craint pas d'enlever sa couronne à Florence.
Cette cité fabuleuse pare d'or subtil, d'or rose, d'or grisé, de jaune citron,de jaune blanchi, de reflets de soleil nacré, le front de ses palais sur lesquels froufroute le lierre insolent et vivace.
Cette ville hiératique a les pieds dans l'eau de ses sources qui font jaser tant de fontaines qu'on se refuse à les compter.
Chacune pose à la plus charmante, la plus moussue, la plus monumentale gardée par une armée de lions débonnaires, la plus timide, la plus bizarre avec son rude sanglier, la plus oubliée en bas d'un mur décrépi, la plus adorée dans sa dentelle de fer place d'Albertas, la plus frondeuse avec son étoile d'or, la plus songeuse avec ses pigeons s'y abreuvant en plein cours Mirabeau en face d'un grand magasin très chic ( à Aix, même le Monoprix traditionnel atteint le comble du chic !).
Enfin, émergée comme une île secrète, voici  la plus exquise peut-être, surplombée de quatre dauphins turbulents; ancre féerique  au beau milieu de la minuscule Place du même nom, à l'orée du très noble et très mystérieux quartier Mazarin. 
Pourquoi suis-je là, transie de bonheur, assise sur la margelle froide d'une fontaine étincelante de blancheur alors que l'hiver bat sa mesure venteuse ?
Mon Dieu, mon ami, quelle importance ! je suis là parce qu'une escapade miraculeuse fait naître l'enthousiasme du mois de mai en ce morne hiver. Auriez-vous oublié que deux jours de rien du tout  prennent une magnificence digne des jardins du Palais Pitti si vous les vivez en un bel endroit?
Ainsi, en antidote contre la dépression de saison, une flânerie de février au fil des fontaines d'Aix-en -Provence mériterait-elle d'être prescrite par les plus éminents et doctes de nos professeurs et chercheurs.
Ensuite, Aix prodigue ses bienfaits aux paniers-percés impénitents dont je m'enorgueillis de grossir la troupe en cette période délicatement affublée du titre de "hors saison". Je suis donc une espèce de "hors la loi commune" puisque j'erre en une ville ruineuse sauf en ces mois où l'on récolte chambres à bas prix dans des antres cossus, et perspective dégagée sur le Cours Mirabeau qui, d'habitude, regorge, pareil à un fleuve impétueux, de tous les peuples de la terre.
Ce matin en sortant de mon aimable hôtel, un vestige émouvant  à l'entrée démesurée sous ses arcades et colonnes de pierre de l'ancien couvent des Augustins, j'entre, comme on se jette à la mer, sur cette élégante promenade éclaboussée d'un franc soleil. Chez moi, autant dire au confins de la France rustique, la pluie accable jusqu'aux os, le ciel de plomb vous alourdit de son amertume passagère.
 Ici, c'est la Provence malicieuse, l'humeur coquette des passantes,les rires des étudiants qui circulent avec autant de vigueur et de hâte que si un vaste festival battait son plein. Nette, franche, exaltante, la lumière irise les façades et tournoie sur les clochers, les tuiles rosées, les Atlantes soutenant leurs porches arrogants, les Grotesques ricaneurs au ras des toits, les blasons effacés et les guirlandes exquises . Tout est d'or subtil, tout  le "vieil Aix" semble sculpté d'or léger.
Audrey Hepburn disait dans le si impertinent "Breakfast at Tiffany" qu'il était impossible d'être malheureux dans ce lieu étincelant. Je cède à la naïve tentation de vous écrire, bien que vous soyez cynique, austère et terre-à terre, que l'on on ne peut être triste à Aix-en-Provence.
Vous n'êtes nullement obligé de me croire, mais, prenez-vous au jeu ! il est si merveilleux de flotter, de faire semblant de se perdre dans ce lacis de placettes gracieuses, de sursauter face à la beauté jaune d'or de la Place Vauvenargues, de déboucher d'une ruelle quasi obscure sur  un marché rayonnant de fleurs, ou de se mêler le soir à une folle assemblée  bruyante et délurée.
Aix attise la passion de la vie ! Cela peut déconcerter d'ailleurs, une sympathie irrésistible se noue entre la ville et ses amoureux, cela ne s'explique par aucun argument de bon sens. Inutile d'invoquer le fantôme de Cézanne ou le goût du Calisson.
Mieux vaut se confier aux "QuatreDauphins" et s'offrir une halte impromptue au" Jardin-Mazarin", îlot étonnant par la politesse exquise de son équipe Aixoise, refuge raffiné propice aux douceurs de la conversation amoureuse sous son plafond à la française...
Ensuite, un hommage est à présenter sans tarder au plus charmant des peintres de la ville, François-Marius Granet ! l'ami doux, timide, pensif du flamboyant Ingres qui me hante depuis l'enfance à force de fréquenter son "Palais" de Montauban.
L'ami Granet, génial artiste du plein air, promeneur dégainant ses pinceaux devant le spectacle de la nature, ne légua-t-il à sa ville d'Aix son bonheur italien ? L'harmonie, la délicatesse nimbant ses paysages évanescents, ses ruines chamarrées de fleurs, ses paysannes à la mine réfléchie, à l'allure réservée et sérieuse, engoncées en de lourdes robes, toute cette tendresse pudique puisée en vingt ans de séjour romain, de 1802 à 1824, irrigue la singulière atmosphère du "vieil-Aix"...
L'ami Ingres, son compagnon d'études à Rome, nous a donné un portrait de ce brun à l'oeil ému, ce sensible Granet qui illustre avec une discrète distinction la salle encore désuète que son Musée, lui consacre courtoisement.Voici la ravissante place Saint-Jean -de-Malte et son ancien prieuré aux lignes pures, une architecture classique d'Aix. Un rayon de soleil anime le porche altier ; l'ami Granet, l'ami Ingres, l'ami Cézanne, et un aréopage d'artistes sages et fiers, anciens et modernes, patientent entre les hauts murs ocres...
Justement, aujourd'hui,  la file des visiteurs en train de piétiner n'est pas terriblement longue, j'en profite pour renouer mon silencieux bavardage avec mon ami Granet. Comme je suis heureuse de le retrouver ! j'ai l'impression absurde d'avoir arpenté le Colisée à son bras, je crois l'entendre s'écrier :
"Regardez comme ce monument est beau, admirez sa force remarquable,venez ma mie, marchons à travers ces ruines enveloppés de nature sauvage! voyez, voici la giroflée jaune, l'acanthe avec ses belles tiges,et sa fleur si bien découpée, le chèvrefeuille, la violette, respirez ma mie les senteurs d'une telle quantité de fleurs qu'on pourrait en composer une flore!".
Cette exaltation est la source où Granet puisera les dessins et tableaux ruisselant devant mes yeux.L'un d'eux m'attire comme un ami perdu, c'est une grande arche de pierre ocre livrant la vision ferme et sereine d'un vaste bâtiment gardé par un haut cyprès.je ne sais pourquoi mais ce lieu ne m'est pas inconnu.  Peut-être les peintres des paysages, les rêveurs de la route d'Italie sont-ils des mages détenant la clef de nos verts paradis.
Au contraire de l'exposition du moment, celle d'un artiste du XXème siècle,Tal Goat acharné à remplir nos jours et nos nuits de ses tourments et tortures mentales...
Le côté moderne du Musée a perdu son beau visage d'antan, murs blanchis, cour peuplée de bancs bien rangés, éclairage parfait plongent assez vite dans une lassitude ennuyée; boudeuses, les muses se sont envolées...Il faudrait des tentures bien épaisses, des miroirs reflétant les visages enjouées de jadis, des meubles fragiles encerclés d'un ruban de soie usée, de larges banquettes en tissu élimé, des échappées vers de bizarres escaliers menant à ce pays que l'on nomme nulle part, et, qui sait, rieuses, les Muses reviendraient au Musée !
Grâce au ciel ou au manque de subventions, le côté classique subsiste avec sa Galerie de Sculpture vouée à l'histoire où foisonnent plâtres grandioses, héros antiques en majesté et ravissants postérieurs féminins arrondis dans la marbre ! Bien sûr, Cézanne trône , excellence suprême, ambassadeur extraordinaire d'un Aix qui l'arbore en drapeau municipal.On n'a plus le droit de dire ce que l'on pense paraît-il, tant pis pour moi, je finirai au poteau de torture du frileusement correct! honte à moi, je l'avoue, même si Cézanne est un maître du trait robuste, je lui préfère l'ami Granet et sa subtile errance autour des ruines du Colisée...
Il est l'heure de la promenade du soir, on va là où la foule vous porte, là où les lumières s'accrochent au dessus des placettes. Autour de  La Rotonde la circulation ralentit son rythme infernal, même les superbes lions de l'énorme fontaine baissent leur garde, la ville appartient aux passants excités. Les boutiques disparaissent, la ville change de minute en minute et se pare comme une femme à sa toilette.On s'agite aux terrasses, on s'interpelle, on s'enlace au milieu des ruelles, l'amour tombe du ciel pourpre. La place d'Albertas renaît, libre de ses visiteurs du jour, elle  reprend son beau visage épuré. Les "Quatre Dauphins" bondissent solitaires sur leur fontaine chuchotant un vague réconfort aux marcheurs de la nuit, ces grands inventeurs de la vie et de l'amour divaguant vers l'aurore.
Aix ,au crépuscule, vibre du concert assourdissant que lancent mille étourneaux au front des palais  d'or ,aux clochers retentissant du sonore Angélus, aux fontaines mutines et aux voyageurs qui soudain ont l'âme rajeunie et le coeur en Italie ...
Mon ami,
quand vous recevrez cette lettre décousue, plaignez -moi,
je serai déjà de retour et ne songerai qu'à repartir !

Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse

Aix-en-Provence, fontaine des 4 Dauphins, quartier Mazarin

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