mardi 23 janvier 2018

Contes du vieux château : L'art d'écrire une lettre d'amour : George Sand en pleine passion

La lettre d'amour, qu'est-ce au juste ?
 L'inutile vestige d'un ancien art de vivre ?  Ou  une façon de se dévoiler avec un charme fou ?
 C'est en tout cas une prise de risque si terrifiante que seuls les étourdis, les poètes ou les tempéraments de feu ne reculent pas face à ce gouffre insondable !
Or, la Saint-Valentin secoue passion cachée et amoureux courtois. Le vent se lève, on confie une lettre d'amour à la poste comme une bouteille fragile jetée à l'océan sauvage !
On se noie dans une lettre comme on se perd dans l'amour. Les jolis signes trempés dans l'encre des aveux ne vous sauveront jamais d'une horrible plongée au tréfonds de ce que les  marquises  désignaient, à l'époque de ce persifleur de Molière, avec une mélancolique suavité le "lac d'indifférence".
 L'amour égare sur une mer dangereuse amateurs de science exacte et esprits forgés sur l'autel de la raison !  grâce au ciel, la lettre d'amour joue parfois le rôle d'un frêle esquif guidant vers un port inconnu.
A condition que son tendre, son subtil, son timide plaidoyer soit lu et compris.
 Lire une lettre d'amour ou d'amitié amoureuse dépasse souvent les forces de l'habitué des rapides emails ! Déjà recevoir une enveloppe embellie d'un timbre choisi avec un soin révélateur surprend au point d'agacer, voire d'exaspérer.
Quel audacieux a-t-il le front d'envahir la boîte aux lettres d'un message manifestement dénué de pragmatisme ? Quelle impertinence détestable ! Une lettre venant du coeur, à notre époque, cela est d'une insolence ou d'une inconscience rare !
 La peur s'empare du destinataire, ses mains tremblent: on lui adresse un mot bouleversant l'ordre parfait de sa vie rangée !
 L'ouvrira-t-il ?
 Peut-être massacrera-t-il la somptueuse enveloppe dans sa hâte à lire le pire ! est-ce possible ? Une personne sur cette terre a réuni ses phrases les plus touchantes afin de faire entendre quelque chose qui ne concerne que le vaste et intangible domaine du sentiment.
Comment supporter le choc d'une lettre d'amour ?
 Il faut ainsi avoir pitié du malheureux "être aimé" et user de délicatesse dans l'aveu. La lettre précise ses exquises intentions avec douceur, se livre sur un fil, se dérobe, s'approche, s'enfuit, c'est une cascade qui aboutit au mot de la fin .
 Là, on ne joue plus, assez des volutes, de la suggestion, des évanescents scrupules, on passe à la déclaration !
En juin 1833, Alfred de Musset,est un aérien poète de 22 ans, auteur d'une pièce opposant le venin de l'égoïsme féminin à la dureté de la franchise masculine: "Les Caprices de Marianne". Il croise dans un salon mondain celle qui sera la source cruelle de son inspiration : la femme la plus affranchie de son temps : George Sand. Coup de foudre de son côté, intérêt amusé de l'autre.
 Le beau et pâle Musset, victime consentante de son engouement irrépressible à l'égard de cette femme libérée, admet son égarement d'un mot naïf atteignant le comble de la séduction.
Concise, limpide, attendrissante et opiniâtre, sa lettre du 25 juillet 1833 fonce sur sa cible et fait mouche en se parant de  maladresse adorable :
"Mon cher Georges,
j'ai quelque chose de bête et de ridicule à vous dire. Je vous l'écris sottement au lieu de vous l'avoir dit, je ne sais pourquoi, en rentrant de cette promenade...
Vous allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases...vous me mettrez à la porte et vous croirez que je mens.
Je suis amoureux de vous.
Je le suis depuis le premier jour où j'ai été chez vous.
J'aime mieux vous le dire et j'ai bien fait, parce que je souffrirai bien moins pour m'en guérir à présent si vous me fermez votre porte."
George Sand, femme de tête, véritable dévoreuse d'intellectuels à la mode, séductrice se plaisant à outrager les conventions, tout en s'ingéniant à montrer son dévouement maternel avec une incohérence désarmante, est déjà empêtré dans une ou plusieurs histoires pour le moins torrides. Prosper Mérimée, cet esthète surgi de la banquise vient de l'abandonner, elle chavire de détresse, corps et âme.
L'amour, cette flamme soudaine adoucissant le cours de la vie, George Sand y croit-elle encore ?
Ce freluquet de poète, ce blondinet prenant la pose d'un désenchanté perpétuel devrait la mettre au bord de la crise de nerfs.
Mais cette lettre l'attendrit, l'apaise, une autre achève ce beau travail. D'ailleurs, le jeune fou ne respire qu'une plume à la main !
Musset envoie à ce qu'il invente de mieux : un ruisseau de poèmes fougueux ! George Sand toutefois tout en comblant son soupirant éploré de caresses tendres écrit un mot vengeur à un butor d'amant qui s'éloigne. Puis, c'en est trop, ce jeune Musset s'évertue, les lettres d'amour pleuvent !
George Sand est vaincue et l'écrit, non pas à l'amant gémissant sur son papier, mais à son confident fidèle, l'irréprochable amant de l'épouse de Victor Hugo (la littérature est une grande famille !) Sainte-Beuve.
Ce gentilhomme  trouve  la reddition de son amie  fort étrange;  du coup, celle-ci tente de se justifier.
En femme d'expérience, elle mesure les périls qui vont menacer cette idylle ! Le tout-Paris-mondain va s'indigner, elle le sait et s'en moque.
Quel couple bizarre chuchoteront les jalouses derrière leurs éventails, quel lien éphémère s'exclameront les anciens amants, quelle mangeuse de jeunes hommes s'exclameront ceux qui ignorent tout d'elle et se plaisent à médire afin de meubler le vide de leurs pauvres existences...
Des torrents de boue vont se répandre sur les Boulevards ...
Sainte-Beuve, en homme qui en a vu d'autres, haussa-t-il un sourcil, envia-t-il le pouvoir épistolaire dont fit preuve le jeune Musset afin d'enlever cette femme à elle-même ?
George Sand s'explique en toute confiance :
"Je me suis énamourée et cette fois très sérieusement d'Alfred de Musset."
Sainte-Beuve soupire, encore un caprice ! décidément cette femme est insatiable !
Comme si George Sand avait pressenti ce mot lapidaire, elle se défend dans la phrase suivante:
"Ceci n'est plus un caprice (Sainte-Beuve a dû en lâcher sa tasse de thé afin de se concentrer sur cette révélation inattendue !), c'est un attachement senti, et dont je vous parlerai avec détails dans une autre lettre."
Musset par ses courriers incessants, ses orages de passion, sa véhémence élégante, a rendu à son amante le goût du printemps.
 Ses lettres d'amour ont reverdi un coeur qui, dit-elle à Sainte-Beuve abasourdi " n'a pas été aussi usé que je m'en effrayais" par ce goujat vaniteux de Prosper Mérimée.
Quand on aime, à la mode romantique, on s'envoie donc des lettres houleuses, et à force de s'aimer sur papier ou dans une chambre en ville, on s'enfuit au paradis des amants, en Italie, et on entre dans la légende des "amants de Venise" !
 George Sand est une femme de Lettres impécunieuse, son éditeur la houspille, son imagination la nargue, elle vit un calvaire ! à l'ombre des palais, croit-elle, peut-être un roman neuf s'ébauchera-t-il des sortilèges vénitiens.
 L'amour a plusieurs tours dans son sac et pas des plus élégants ... L'air de la Lagune dévaste le tendre et fragile Musset qui attrape une mauvaise maladie; dépression , fièvre cérébrale, on ne sait ...
Sa maternelle amante s'angoisse. Un magnifique Italien, venant d'achever ses études de médecine et déjà sensible aux charmes singulier de cette "fumeuse, étrange et fière",  accourt au chevet du poète larmoyant et souffrant.
 A côté du  jeune amant gisant comme un moribond, Pierre Pagello, homme tout en muscles à défaut de s'exprimer dans la langue de ce couple rebelle,  prend une place considérable dans leur charmant appartement. Une tragédie éclatera-t-elle ?
Ce solide et taciturne Pierre Pagello, tout en décochant d'éloquents regards à la belle femme "aux yeux noirs et virils" qui  l'intrigue prodigieusement,s'évertue à soigner son patient français qui reste d'une faiblesse alarmante ...
George Sans se dévoue, supplie le splendide Pagello de l'aider jour et nuit ! en son horrible désarroi, elle saisit sa main, la presse voluptueusement, accable le gentil médecin d'oeillades éloquentes, ne récolte rien, perd la tête ! oubliant Musset sur son lit de douleurs, l'amante volage prend sa plume, et décidée à allumer une étincelle dans le cerveau du brave Pagello, écrit à ce coeur placide une lettre flamboyante ! une lettre infernale qui aurait épouvanté Musset !
George Sand attaque et fabrique un roman avec une ardeur de créatrice frappée net par l'inspiration ! Est-ce -une lettre d'amour ou un essai littéraire ?
Perplexe, le sage docteur, étonné de l'effet qu'il produit sur cette Française intrépide, reçoit comme une tempête incandescente ce bavardage égaré: c'est de la lave, c'est Pompéï brûlante, c'est le Vésuve et cela lui donne des ordres absurdes !
Rien à voir avec la générosité lucide du pauvre Musset, amant courtois doué d'une intuition surnaturelle, pardonnant et acceptant tout contre une nuit ou une heure de passion complice.
Loin de cet idéal de romantisme, lassant à force de pureté, George Sand est une femme d'action qui a besoin d'un homme qui lui plaît et cela suffit.
 Point de poésie, point de naufrage sentimental, point d'éloquence irréfragable, du calme et des bons services .
Ce qu'elle veut, c'est l'inverse de ce Musset délicieux, parfait et encombrant :
un bel amant sans histoires qui se contentera de la saveur du moment.
George Sand explique ainsi à ce Pagello qu'elle ne l'adore qu'à condition qu'il se taise !
"Je t'aime sans savoir si je pourrais t'estimer, je t'aime parce que tu me plais, peut-être serai-je forcée de te haïr bientôt.
Si tu étais un homme de ma patrie, je t'interrogerais et tu me comprendrais. Mais je serais plus malheureuse encore , car tu me tromperais."
Cette déclaration de passion déferle sur un fatalisme  angoissant: moins on en sait, moins on a peur, et plus on adore !  quel cri péremptoire :
"N'apprends pas ma langue, je ne veux pas chercher dans la tienne les mots qui te diraient mes doutes et mes craintes. Je voudrais ne pas savoir ton nom, cache-moi ton âme que je puisse toujours la croire belle."
L'amour est-t-il une invention ?
Le coeur cherche-t-il à jouer avec les mots afin de nourrir ses sentiments ? La lettre d'amour ne sert-t-elle qu'à esquisser les traits idéalisés d'un amant imaginaire ?
Bien sûr que non ! George Sand écrivait en femme désabusée.
Elle se perdait dans  l'envoûtement charnel, insensé et rapide, en croyant préserver sa liberté.
Qu'en conclure ?
Osez ! et tant pis pour les naufrages !
Osez envers et contre tous ! Vous naviguerez en marin solitaire sur la mer blanche de votre lettre !
N'écoutez personne, ne pensez qu'à l'autre, ne trichez jamais.
Une lettre si elle parle d'amour sera douce, émue, timide, et terriblement sincère.
Et si son destinataire n'y comprend rien, c'est qu'il n'en mérite pas le merveilleux trésor !
Ne regrettez ni votre aveu, ni votre peine, et surtout pas le goujat ou l'ingrate qui vous ignorent.
Mais avec un peu de chance, une pincée de sorcellerie, une envolée de tendresse, quelques mots d'amour, on vous répondra ...
On vous répondra souvent au moment où vous n'y croirez plus ...
Musset et George Sand firent rejaillir le feu de leur volcan  amoureux après avoir noirci des montagnes de papier retentissant d'ardeur irrésistible, d'ivresse éternelle, d'amour ensorcelé.
Hélas, les irrévocables malentendus opposant deux caractères orgueilleux  éteindront en apparence cette passion dont les braises inspireront au poète une poignante lettre sur scène :
"On ne badine pas avec l'amour"...
On n'a rien écrit de plus fou et de plus vrai depuis !

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
La reine des lettres d'amour: George Sand

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire