mercredi 31 janvier 2018

Contes du vieux château : En Grèce avec amour !

Si vous prononcez le mot "Grec", aussitôt  un choeur de voix féminines le scandera sur un ton énamouré ! C'est un mot qui emporte, transporte, enchante et illumine la plus triste des femmes!
 Essayez et vous aurez ainsi la preuve que le" Grec ", créature idéale, rayonne, magnifique de noblesse taciturne dans un marbre étincelant de blancheur, à l'instar de l"Apollon du Belvédère".
La Grèce a donné au monde les canons de la grâce, de l'harmonie, de la "beauté simple et vraie".
Depuis Périclés, on n'en démord pas.
Toutefois, bouleversé par les invasions, les guerres, les gouvernements, les temps modernes, le caractère grec sort de sa pierre sculptée, virevolte, ondoie, et glisse comme un renard chassant sa proie dans les collines.
 Au temps des crinolines on imaginait le "Grec" avec une touchante application et un enthousiasme immodéré. On disait donc tout et son contraire ! cela continue aujourd'hui...
Qu'est-ce que le Grec ? Certainement une des énigmes de l'humanité !
Le Grec est un pirate, un sentimental, un rusé, parenté avec Ulysse oblige, un séducteur, ne tient-il de Zeus, un bavard, un taciturne, un dépensier, un avare, un anachorète, songeons aux amateurs d'îles nues; un amoureux invétéré de la vie: dansons sur la place d'un village une nuit de canicule ou écoutons gémir  le Rebetiko dans un café plein de poètes... C'est ainsi un philosophe, un poète et un humaniste, autrement dit un aristocrate de la vie !
Un Grec, c'est mille personnes et trois mille ans !
Or, pour Monsieur Edmond About, irrévérencieux écrivain et intrépide voyageur adoré par nos romanesques arrières-arrières--grands-mères, le Grec est aussi transparent que l'inconcevable lumière éblouissant ses  montagnes austères, ses îles minérales et sa mer aux éclaboussures de pourpre le soir.
Cet insolent dandy des Lettres profite sans vergogne de son éclat incontestable auprès d'un public avide d'évasion élégante ! armé de sa plume amusée, le voilà fracassant certitudes antiques et sage éducation des gens cultivés de son temps.
 La Grèce c'est une contrée à détester ou adorer du haut de son cheval maigrelet; sous l'égide d'un guide en jupe d'abord immaculée puis virant au gris cendreux, un honnête homme au grand coeur qui s'enorgueillit d'être le parrain de tous les gamins de ce pays.
Le Grec, c'est un homme, souvent impossible, non un demi-dieu ou un maître à penser ; et tant pis pour Antigone, Cassandre et Circé !
 Le jeune, l'étourdi, le tendre et ironique Edmond About se précipite vers la Grèce  de 1854, en os, en chair, en rocs, en ruines, en fleurs et lui ouvre ses bras curieux et généreux.
 Plus la Grèce se jette à sa figure, plus il l'aime !
Adieu pittoresques images de classiques tableaux,  vive les déserts fauves, les merles impertinents, les montagnards du Magne au courage de lion, opiniâtres, fiers et parlant encore un grec digne de l'ancien
L'ami  Edmond mène une folle sarabande en jonglant avec les idées bien établies. envoyant en balade la pose hypocrite, cette préciosité horripilante de la diplomatie, l'impertinent et prend un si exquis plaisir à se montrer d'une franchise décapante que nous l'en trouvons délicieusement charmant !
La Grèce, quelle aventure au milieu du XIXème siècle !
Déjà sur le bateau fendant la méditerranée depuis le port de Marseille, deux officiers de marine attaquent les louables chimères de ce sémillant apprenti des voyages littéraires.
La Grèce ? mais c'est un enfer pour gens délicats ! voyons, un peu:
"Figurez-vous des montagnes sans arbres, des plaines sans herbe, des fleuves sans eau, un soleil sans pitié, une poussière sans miséricorde, un pays où les légumes poussent tout cuits, où les poules pondent des oeufs durs, où les jardins n'ont pas de feuilles, où la couleur verte est rayée de l'arc- en- ciel !"
Un discours aussi méchant incite heureusement l'ami Edmond à une extrême méfiance envers ces arrogants officiers croyant tout connaître !
Un indice l'éblouit peut-être; ce bleu merveilleux, ce bleu céleste aux nuances subtiles, cette douceur irisée,  ce bleu, sillage des déesses et emblème de la Grèce, comment ne pas courir s'y plonger ?
Les dieux exaucent le souhait de ce rêveur si aimable, la mer tient ses promesses à ce lecteur d'Homère. En Grèce, la mer ne vous trahit jamais :
"L'eau de la mer était d'un bleu pur, doux, sombre et profond; elle glissait sur les deux flancs du navire comme un velours épais largement chiffonné."
L'ami Edmond a beau rechercher le côté comique de la vie, il cesse soudain de persifler avec une drôlerie trop légère pour blesser. Loin de cacher son émotion, il est saisi, à l'instar de l'ami Stendhal à Florence, d'une  joie ivre;  vous savez, ce bonheur insensé qui vous transfigure, vous enlève à vos mornes désarrois, vos brouillards spirituels, vos humeurs tragiques et vos tourments égoïstes.
Edmond embrasse la Grèce sur la pont du bateau ! aucun esprit chagrin ne se dressera plus entre sa patrie de coeur et lui-même !
Ingénieux et perspicace, il se libère de sa première chaîne par un tour de force qui le fait passer du grec ancien au moderne en quelques semaines !
A cette époque bénie, les langues mortes vivaient dans la plénitude studieuse des collèges et lycées. on tombait amoureux fou d'Aphrodite, on murmurait de tendres aveux à Pénélope, souvent confondue avec une jeune personne s'éloignant dans la rue, on s'épuisait à traduire les mots les plus coquins d'Aristophane.
 L'amour se confiait en grec ancien !
L'ami Edmond réfléchit, observe, écoute, et trouve la clef du mystère;
"Il n'y a rien de changé au fond dans la langue: le tout est d'écorcher convenablement les mots que nous avons appris au collège."
Son zélé domestique Petros lui vient en aide de la façon la plus aimable  qui soit en annonçant la bonne prononciation pour chaque objet de la maison. Edmond est un paresseux qui se donne un mal infini afin de bavarder avec les  filles d'Athènes, les bergers ou  les bandits.
 Le voilà nanti d'un vocabulaire suffisant, la Grèce inconnue propose ses routes et son printemps. Le jeune Français s'équipe avec bonne humeur et une admirable fausse modestie.
 Son ange gardien aux terrifiantes moustaches, l'agoyate, gouverne le magnifique équipage de cinq chevaux doués de tempéraments extrêmement affirmés.
Ce héros des voyages en plein air noue son destin à celui de ses récalcitrants animaux, accepte d'endurer les misères du froid et de la canicule et ne craint pas, le long des chemins caillouteux, de se répandre en imprécations contre ses "frères" grecs si le sort de l'aventure est en jeu.
A l'aurore du monde civilisé, Athéna, déesse de la sagesse et de l'harmonie, aida ses fils spirituels, les nobles penseurs Athéniens, à façonner un  principe  étonnant qui reçût le titre de démocratie.
Or, en digne héritier d'une si fascinante lignée , le chef de l'expédition caracole en tête rehaussé, couronné de son superbe prénom : Leftéri ou Libre.
 L'ami Edmond coupe court aux quolibets malséants en décochant ce compliment sorti du coeur:
"Notre agoyate en chef avait la plus belle figure d'honnête homme que j'aie jamais rencontrée.il s'appelle Lefthéri, c'est-à-dire libre, et jamais nom ne fut mieux porté. Il nous rendait mille petits offices avec tant de dignité et d'un si grand air, qu'on aurait juré qu'il nous servait par politesse et non par métier."
Et le premier miracle "Grec" de s'accomplir: voici que le Français à force de vivre sur le dos d'Epaminondas, cheval obsédé par le plaisir des bains de rivière, commence à aimer sa monture désinvolte qui lui reste fidèle malgré ses turbulentes excentricités.
Le second prodige, c'est que l'ami Edmond juge que rien ne s'approche plus du "vert paradis" que les agrestes paysages de Laconie.
L'antique Sparte a disparu avec sa volonté farouche, sa passion d'héroïsme, sa frugalité forcenée. Mais la petite troupe de doux-rêveurs formant l'escorte de notre fringant écrivain se délasse au sein d'une forêt verdoyante où se mêlent les suaves senteurs de l'herbe épaisse, des bruyères et des lentisques caressées de soleil.
 L'ami Edmond tend l'oreille, un gazouillis discret bruit sous les genêts,une sente d'eau le nargue ! il ne se trompe pas ! Quels sont les sots qui ont fabriqué le mythe d'une Grèce calcinée ?
Le Français n'écoute plus que cette poésie de l'instant, il s'écrie en prenant les dieux, mollement allongés sous un buisson d'arbousiers, à témoin :
"Voilà les voluptés les plus exquises que l'on trouve en Grèce, après et peut-être avant le plaisir d'admirer des chefs- d'oeuvre: un peu d'eau fraîche par un doux soleil."
Enfin, la Laconie, région majestueuse et fertile, l'attire tant qu'il se demande bien pourquoi son antique reine, la belle Héléne, a eu la tentation saugrenue de s'en enfuir, toute amourachée de ce freluquet de prince de Troie, le beau Paris...
Les belles Grecques d'ailleurs, l'ami Edmond ignore dans quel abîme marin elles ont pu choir.
Son périple ne lui en guère révélé et il le déplore avec une touchante spontanéité ! soit les Grecques éblouissantes d'allure et de distinction immémoriale, beautés insaisissables au hasard des îles et des montagnes,se réfugient chez leur seigneur et maître à la vue d'un étranger, soit, à l'instar des Athéniennes, elles brillent par leurs vertus plus que par les grâces de leur figure ...
L'ami Edmond se console en prodiguant ses  louanges aux Grecs de souche. N'en imposent -ils par leur élégante silhouette, conséquence enviable de la frugalité traditionnelle, bien davantage que d'autres nationalités au tour de taille potelée ?
 Leurs vêtements brodés le transportent de ravissement et il nous les décrit avec le goût d'un Français fort sensible à la coquetterie d'une mise soignée..
Cette fois, ce sont les Grecques qui emportent la couronne du vainqueur ! même ces Athéniennes maltraitées par la nature resplendissent de tout leur port de reine, la tête auréolée de tresses magnifiques qui valent bien les plus somptueux diadèmes.
Du côté des hommes règne  depuis une terrible rivalité ancestrale entre frustres et vaillants habitants du Magne, l'ancienne Sparte, et habiles, intellectuels ou malicieux citoyens d'Athènes.
C'est tout simple : la préférence de notre rebelle d'Edmond va aux montagnards robustes ! il l'affirme haut et fort sans craindre de ranimer les cendres de l'antique guerre du Péloponnèse.
 Voilà pourquoi le rude Maniote, brigand à ses heures et parfaitement complice avec son fidèle fusil, lui plaît: parce qu'il a le coeur bon et généreux !
"Faites-vous recommander à un Maniote un peu puissant: vous parcourrez tout le pays sans qu'il vous en coûte rien.Votre hôte vous adressera à tous ses amis. Vous serez conduit de village en village, embrassé sur la bouche, et dans la maison la plus pauvre, on tuera un agneau en votre honneur."
Edmond est amoureux !
Sa lettre d'amour traverse les générations en suscitant l'impérieuse passion de la Grèce mythique et tangible. Celle du Magne, d'Athènes, de Naxos, de Corfou;  celle qui navigue de la mer Ionienne, baignant ses îles à la de douceur vénitienne, aux des confins mystérieux de la mer Egée.
Celle qui affronte la colère de Poséidon, celle qui abrite en son coeur mouvant les Cyclades pareilles à des mirages perdus, celle qui veille sur l'île d'Ithaque où dort Ulysse métamorphosé en divinité invisible;  celle encore qui prie au  Mont Athos sans renier les sortilèges subtils de Délos; celle qui hante les amours éternelles depuis cette folle de Pasiphaé à la Pénélope incarnée par la troublante Iréne Papas.
Toutes les Grèces méritent d'être aimées ...
Lisez ce bon vieux Edmond About, c'est un charmant compagnon de voyage immobile. En dépit de son âge infiniment respectable, il éloignera bien loin de vous l'ennui et la mélancolie.
Combien d'auteurs de notre pragmatique époque détiennent-ils ce pouvoir d'irrésistible amusement ancré dans un sincère, un remarquable, un vibrant humanisme ?

A bientôt,
Lady Alix ou
  Nathalie-Alix de La Panouse
Katharina Botzaris, fille d'un héros de l'indépendance grecque, vers 1841:
 un pur visage grec dans toute son éternelle harmonie

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