mercredi 8 novembre 2017

Montaigne est de retour !

A force de disserter sur le bonheur, on oublie l'essentiel : être heureux de vivre !
Je ne sais franchement pourquoi, hier, en errant, de ci de là, au gré des allées étincelantes du Salon des Antiquaires de la bonne ville de Toulouse, je m'imaginais deviser avec Montaigne, je m'inventais une conversation éparpillée, rompue, cocasse, pleine d'ironie suggérée, et de virevoltes plaisantes.
Cet endroit pompeux chargé d'objets exquisément apprêtés, de tableaux superbes et superbement mis en valeur avec la complicité d'une belle lumière et d'un écrin de velours rouge, ces joyaux aimés autrefois, gages ou souvenirs de passions défuntes, somptueux compagnons livrés à un destin inconnu, prisonniers de leur grand prix, inaccessibles aux timides promeneurs, tout cet artifice  émouvant et absurde, aurait-il exaspéré Montaigne ?
Ou lui aurait-il inspiré quelques idées impromptues en son jargon retentissant, touffu, dansant, assaisonné de moquerie gasconne et de truculence gauloise ?
Seigneur en bottes, l'épée au côté, le chapeau à la main, son crâne dégarni brillant comme un soleil d'hiver, humaniste étonné face à ces galeries opulentes, ces colonnes, ces statues graciles en exil d'un vieux parc solitaire, ce théâtre prétentieux de riche orfèvrerie qui métamorphose un intérieur en palais florentin, Montaigne aurait peut-être murmuré à mon oreille:
"Nous avons beau nous hisser sur des échasses, mais même sur des échasses, nous savons encore utiliser nos jambes.Et, même sur le trône le plus élevé, nous ne sommes assis que sur notre cul."
 Là-dessus, je pense que nous nous serions assis justement, lui et moi afin de respirer à notre aise !
"Ces choses rendent-elles heureux", lui aurais-je demandé du ton naïf qui à son époque s'accordait avec la modeste condition féminine.
Et, encore mieux, à la manie d'aimable goujaterie de ce Gascon pour lequel l'amour était un délice périlleux et chaque femme une île dont il convenait de s'éloigner si l'on désirait de vivre en paix.L'amour est une mer un tantinet trop tumultueuse, un homme averti s'écarte des sentiments nés d'un volcan ou charriant un ouragan ! que la gent féminine se contente de nuageuse et insaisissable amitié, ou carrément du rôle de gouvernante du foyer !
Or, je suis une femme "savante", espèce redoutable dont Montaigne se méfie, et je m'interroge sur des sujets qui dépassent mon pauvre entendement .
Qu'est-ce que le bonheur ? Cela est-il un dû ? Ou une récompense ? Existe-t-il ou est-ce un conte pour enfants courant après une étoile comme les amants trahis ?
 Montaigne affirmait être trop "tendre" , il avait été le témoin des atrocités de son époque, ces guerres de religion  d'une cruauté intolérable,et souhaitait se défendre lui-même de toute haine inconsidérée envers ses frères humains.
Le bonheur traverse-t-il les âges en restant un leurre ? Un miroir aux alouettes à l'instar de ces beaux objets qui n'engendreront  souvent qu'un contentement éphémère...Les collectionneurs, d'oeuvres rares ou de conquêtes amoureuses se lassent si vite ! confondent-ils la quête de soi avec le caprice irrépressible de posséder ou de séduire ?
Le bonheur, comment le toucher, comment lui donner vie ? Le bonheur emprunte-t-il les traits d'un visage aimé qui s'éloigne ? Un seul être en ce monde l'incarne-t-il ? Ou est-ce une volonté de vivre à tout prix ? Le bonheur se perd à coup sûr, mais se retrouve-t-il ? Vous abandonne-t-il sur votre rocher de solitude avec le mélancolique et vain reflet des jours anciens ?
Ah! le bonheur ! le bonheur, à la mode de Montaigne, serait-ce d'être sur ce sofa bizarre,  libre de contrainte, paresseux et curieux, au sein d'une foule au regard d'enfant découvrant un coffre de pièces d'or ? Aux aguets comme un chat amusé du spectacle des amateurs d'art effarouchés et des vendeurs audacieux ?
Or, ce bonheur égoïste, immédiat, facile est-il digne d'une âme trempée dans l'humanisme, cette ardente volonté d'aller vers l'homme et le monde avec une sagace bonté ?
 Montaigne aurait supporté ce flot déchaîné de détresse féminine de la façon la plus polie du monde. On n'est pas gentilhomme pour rien ! même si on en pense pas moins ...
 "Oui, j'ai honte, aurais-je dit, je n'ai aucun but aujourd'hui, aucune ambition, seule l'envie d'inventer, d'écrire me tente. "
Montaigne aurait marqué alors une très légère attention. d'un hochement de sa belle tête, il m'aurait encouragée; sa curiosité aurait été la plus forte ! j'aurais dit tout bas :
"Ce miroir des vanités me fatigue et me fascine, voyez-vous, ces objets arrogants de perfection ne sont pas à dédaigner, ne cachent-ils tous un artiste, un passionné, un créateur altruiste ? Celui qui les grava, sculpta, modela, celui qui avec un jeu de couleurs imprégna une vulgaire toile du balancement des branches au printemps, de la vivacité des  visages rayonnants. Moi, qu'ais-je fait ? Ais-je mérité même de vivre ?"
Montaigne m'aurait lancé un coup d'oeil étrange, une idée jaillissait, et grâce à moi, une femme de l'an 2017, créature décadente , femme savante si insignifiante !
 " Nous sommes de grands fous ! ", se serait-il écrié à ma surprise effrayée.
"Oh, non, pas vous ! " aurais-je protesté .
"Bien sûr que si, écoutez sans m'interrompre, pourquoi les femmes jacassent-elles aussi étourdiment que des pies excitées sur une pelouse ? "
Je serais restée sage et soumise; et Montaigne de discourir à l'admiration de quelques étudiants des Beaux-Arts qui, attirés par cet homme enflammé, auraient cru ouïr un philosophe tombé de la lune: quelle merveilleuse attraction secouant ce salon ronflant sur sa routine cossue !
"Oui, nous sommes de grands fous. Nous disons: il a passé sa vie dans l'oisiveté; je n'ai rien fait aujourd'hui.-Quoi, n'avez-vous pas vécu ?"
"Mais, aurais-je osé d'une petite voix, vivre, c'est évident, c'est à la portée de n'importe qui, pourquoi s'en glorifier ?"
Montaigne m'aurait foudroyé sur place ! je n'aurais guère rehaussé la piteuse opinion qu'il s'était fabriqué, bien à tort, des femmes de toute sorte, rondes paysannes du Périgord, courtisanes  pommadées sur les balcons de Florence, ou lettrées en coiffes de soie, amies de sa mystérieuse Marie de Gournay, sa  dernière et si tendre amoureuse.
Celle qui fit de lui son idole, celle qui n'aima que lui, ne respira que pour lui, ne rêva que de lui;  jusqu'au dernier souffle du Gascon indépendant qui lui fit ce prodigieux présent  d'accepter sa dévotion ! pauvre Marie de Gournay, douce Juliette Récamier de la Renaissance, amoureuse incorrigible enlevée sur un nuage vers le solitaire invétéré.(Le bonheur est-ce d'aimer un égoïste ? J'aurais gardé cette interrogation pour moi !)
 Rougissante, j'aurais attendu la suite ...
"Vivre , ma chère amie, c'est non seulement la plus fondamentale , mais la plus illustre de vos occupations."
Les sympathiques étudiants considérant mon vieil ami comme un aimable hurluberlu se seraient égaillés en ricanant. Ces malheureux n'auraient deviné que le plus humain des hommes allait leur révéler un secret immortel:
"Mon amie, avez-vous su méditer et bâtir votre vie ? Oui, vous avez fait la plus grande besogne de toutes."
A ce moment-là, mon ami aurait pris une pâleur fâcheuse, j'aurais cru que toute sa personne prenait une teinte grise, seul le regard gris-bleu aurait flamboyé, je l'aurai supplié;
"Je vous en prie, ne me quittez pas trop vite, j'ai besoin de savoir : j'essaie d'inventer, d'écrire, ais-je tort ou raison ? Je ne suis moi-même qu'en noircissant le papier, est-ce perte de temps, égoïsme, sottise, enfantillage ?
 Répondez-moi, mon ami, par pitié, contrairement à vous la solitude m'oppresse, j'ai envie de fuir de ma tour, d'ailleurs elle est glaciale en cette saison ;
comment vous chauffiez-vous en 1579 ?  Votre chère Dame Nature a ses humeurs, et la campagne est morne à mourir, mes amis  sont vivants, c'est vrai, alors que vous pleurez toujours Monsieur de La Boétie, mais, ils sont au loin.
Je ne les reverrai jamais si tel n'est pas leur bon plaisir. L'homme-mari ne veut pas vous imiter et fuir deux ans en Italie en ma compagnie;  il a raison , nous ne possédons pas votre caisse de pièces d'or, bagage fort utile à tout voyageur qui se respecte. Malgré tout, cette raison me semble des plus déraisonnables ! Nos travaux vous paraîtraient vulgaires et communs, hélas, ils assurent notre survie.
Enfin, mon ami, pour comble à mon infortune, nul éditeur sur cette terre n'attend mes" Essais "!"
Montaigne aurait eu un sourire d'une bienveillance extraordinaire.
 Et j'aurais lu dans ses pensées !
Il n'aurait pu m'aider car moi seule suis capable de me comprendre, de trouver mon chemin et de me nourrir de ma solitude inspirée.
Toutefois, en guise d'adieu, ses mots auraient fleuri sur les allées étincelantes du  salon, ce miroir des vanités, et mes doutes se seraient envolés :
"Pour moi donc, j'aime la vie et je la cultive telle qu'il a plu à Dieu de nous l'octroyer...
C'est une perfection absolue, et comme divine, de savoir jouir de son être."
Montaigne m'aurait laissé pour un royaume aux frontières invisibles, un royaume vivant, celui des "bienheureux", et je me serais levée, presque en paix, sans trop en saisir la raison.
"Comme tu as l'air fatiguée ! on dirait que tu viens de parler avec un fantôme ! c'est de voir trop d'objets à la fois, cela t'a donné le vertige, balade-toi et respire .."
L'homme-mari parlait vrai, avait-il lu Montaigne au Lycée ? Le conseil  en valait la peine. Cette absurde conversation avec un fantôme me laissait un goût doux-amer.
Montaigne ne m'avait-il repoussée vers moi-même ?
Je marchai d'une potiche inestimable à un bureau dont se serait entiché un roi, puis contemplai vaguement une collection d'éventails, menus instruments d'une coquette qui crût à un bonheur évanoui...Ces jolis vestiges de nacre précieuse et dentelles fines racontaient une histoire d'amour et de mélancolie, de fête galante et d'aveux bleus comme le ciel d'un été disparu.
Montaigne parlait bellement mais la tristesse me reprit le coeur.
 Le passé serait toujours vainqueur, rien ne survivait, surtout pas le bonheur, chimère qui semble la carotte proposée aux ânes que nous sommes.
Soudain, une jeune personne attrapa un des ravissants éventails et me dit :
" Vous êtes Catalane, n'est-ce pas, Madame ?"
 Je sursautai ! et elle de m'expliquer qu'elle avait reconnu sur moi un bijou de cette région de Perpignan, terre écrasée de lumière, aride et superbe dans son éblouissant dénuement.
Cette jeune fille si touchante, ne l'avais-je déjà rencontrée ? La voici se penchant afin de déployer un éventail qui orna la toilette d'une mariée de la Belle-Époque; ma mémoire évoque  un tableau connu en Languedoc ....
Celui de l'amie et hôtesse en sa noble maison du vieux-Perpignan du fantasque Picasso fuyant une tempête féminine...Une farce de mon imagination toujours lâchée en liberté ? La jeune fille me sourit et l'illusion perdura.
La ressemblance jaillit, saisissante ! je devais savoir !
"Tout le monde doit vous le dire bien sûr, vous me faites penser au portrait de ce modèle aimé  certainement en secret par Picasso...Cette aimable grande dame de Perpignan.. Paule de Lazerne..."
Et l'inconnue gracieuse de répondre:
" C'est mon arrière-grand-mère !
Le plus insolite et charmant des tableaux du Salon , c'était ce portrait vivant ...
Je repartis en emportant cette poésie née du hasard et de l'instant .
Une leçon de Montaigne peut-être ?

A bientôt,

Lady Alix
Peut-être Marie de Gournay, admiratrice
et amoureuse de Montaigne en 1588

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