vendredi 3 novembre 2017

Contes du vieux château : Un galant homme en Italie; Montaigne !

Montaigne est vivant !
Il  suffit pour s'en convaincre de lire une phrase au hasard des Essais, de rencontrer sa belle humeur en Italie ou en Suisse, de lui emboîter le pas sur les routes sinueuses de Toscane.
C'est un ami qui vous parle de tout, de rien, sans jamais se départir de sa curiosité puissante et de son humour tempéré de bienveillance humaniste. Il est à vos côtés et ne vous lâche plus ! vous le jugez fantasque, fougueux, Gascon bavard, amateur de femmes rebondies et adorateur de danseuses sveltes, gourmand des beautés spirituelles et  et soucieux de son bon régime, austère et paillard, grave et cocasse, vous n'en pouvez plus ! ce n'est pas un philosophe, c'est un amoureux ! que non pas,
un amant des moindres joies, drôleries, tendresses, surprises de la vie.
Son journal de voyage en Italie s'écrit sur la selle de son cheval, au pas, au trot, et parfois la plume s'emballe, on part au grand galop !
Montaigne s'en va de sa tour en 1580, il ferme la porte de sa bibliothèque adorée, et embrasse sur les deux joues son épouse au caractère si piquant que seule la fuite paraît opportune afin d'éviter quelque emportement vulgaire...Montaigne aime les femmes, c'est la preuve de son appétit d'existence, hélas, c'est souvent la loi conjugale, la sienne, il ne la tolère que d'assez loin.
Une exquise femme savante, Mademoiselle de  Gournay, aïeule des précieuses amies de la marquise de Sévigné, se glissera en son âge mûr, huit ans après ce vagabondage héroïque et truculent en Italie, Suisse et Allemagne, dans ce coeur soigneusement mis sous clef.
Nul ne sait si la belle amatrice de grec ancien s'est aventurée plus avant que dans la "librairie" du solitaire. L'histoire a ses mystères, laissons reposer en paix les étranges passions d'un homme qui prétendait les gouverner.
Épouse et fille, Françoise et Léonor de Montaigne, eurent droit aux adieux ; puis, Montaigne détala l'espace de dix-sept mois ! sous le prétexte de soigner sa maladie de la pierre héréditaire par les eaux revigorantes des sources célèbres d'Europe...
Transporté d'allégresse à la perspective des horizons neufs, dûment entouré d'une suite de gentilshommes ainsi qu'il sied à sa haute condition, radieux de déambuler de la Suisse à l'Allemagne et de s'évader vers l'Italie, entre mythe romain et  poésie Toscane, il se consacre à la passionnante étude de ses semblables.
 Un certain Stendhal songea-t-il à lui en descendant vers Florence, ivre d'amour et de bonheur, allègre et bondissant, regard ébloui vers la coupole du Duomo, chatouillé par les parfums des roses sauvages et des glycines ?
Montaigne, je l'imagine, maigre, d'une grande allure sur son cheval nerveux, et je sais que frappé d'émotion à la vue des hommes, femmes et paysages, s'il m'avait connu, moi, en mon manoir du Sud-Ouest , moi dont le père aurait été un compagnon d'armes du Gascon Blaise de Monluc,( guerrier humaniste et amant invétéré de l'Italie au point de recréer la suavité Toscane en sa rude Gascogne), eh bien, il m'aurait écrit !
D'ailleurs, sous le soleil de Rome ranimant la verdeur du méditatif Périgourdin tiré des délices austères de sa bibliothèque, un de mes" cousins", le petit-fils de l'illustre Maréchal de France, le jeune et fringant Blaise de Monluc, fera claquer au vent de l'aventure le prénom de son grand-père en jouant le rôle d'écuyer aux côtés du seigneur de Montaigne.
Et, voilà ce que l'écrivain fantasque aurait tracé, afin d' égayer mon mortel ennui provincial, de toute la vigueur de sa plume d'oie taillée par un des pages de sa glorieuse escorte : un journal d'humeur , ironique et franc; tissé de confidences amicales mettant un point d'honneur, à l'instar des "Essais", à refléter son auteur.
 L'écriture comme un coup d'épée ! ou de chapeau !
Sans nul doute aurait-il songé au fastueux premier grand duc de la lignée des Médicis, Cosme de Médicis, ce descendant, par" l'amour", du superbe et quasi légendaire Cosme l'Ancien, père de la Patrie, bâtisseur de tant de palais et génie de la grandeur florentine. en 1580, le fils du souverain exemplaire n'égale guère son père. François premier de Médicis mène une existence incertaine et malsaine, ses ennemis souhaitent sa fin, et il n'a d'ailleurs que sept années à vivre avant d'être assassiné
.Les beautés de Florence sont l'oeuvre magistrale de son père et de ses ancêtres qui firent du mécénat un symbole familial avec une intuition et un panache inconcevables à notre époque où l'idéal du beau plonge dans un abîme de perplexité.
Montaigne garde en lui le caprice irrépressible du confort, le goût du plaisir et la faculté à attraper au vol les cadeaux du destin.Je  suis sûre de ne recevoir aucune" lettre" amère, agacée, furibonde .
Voyager est un art à la Renaissance, les sots se plaignent, les humanistes s'amusent.
Voyager devient une philosophie !
 Florence mérite bien le nom de la "belle", griffonne-t-il en italien, langue qu'il gouverne avec ardeur. Toutefois, l'enivrement face à un spectacle qui le soulève d'enthousiasme, lui l'adepte des danses, Montaigne l'a encore davantage ressenti à Lucques!
Au bal populaire !
Montaigne m'écrit sans se soucier de dicter ses joyeuses observations à son secrétaire ! il raconte dans la flamme de l'inspiration et le bonheur d'exister;  il éclate de belle humeur sinon de santé; le malheureux lutte en souriant contre l'épuisement; la faute en est à la chaleur qui le force à dormir sur les tables des auberges, au vin capiteux qui lui inflige des migraines, à la nourriture, et à sa cruelle maladie de la pierre.
 Eh bien au diable  ces désagréments ! il est si entouré de soins, d'égards, d'hommages , d'affection même, par les habitants de Lucques que ses maux quotidiens (il ne nous en épargne aucun détail) sont, grâce au Ciel pour ses" correspondants " à travers les siècles, mis à l'écart.
 L'important dans cette trépidante citée de Lucques, ce sont les rondes, ce sont les sarabandes menées par les agréables belles "plantes" du cru; et les prix dont le docte philosophe tout enamouré gratifie ces douces et vives créatures.
Sont-elles pourvues de beaux "tétins" à l'instar de Bianca Capello, maîtresse du duc François premier de Toscane, nouvellement épousée par son amant ? En vérité, s'écrie Montaigne en frisant sa moustache de chat gascon, les dames de Lucques valent autant que l'on s'y arrête que les  bains et sources de leur ville !
Et, le Gascon les vante en italien, langue qu'il emploie avec un brio et un naturel hors du commun sur le chemin du retour, vers la France et les honneurs qui viennent de fondre sur lui et dont il se passerait fort bien . Le tout nouvel élu , à contre-coeur,maire de Bordeaux s'enhardit alors une dernière fois à combler de bienfaits, sans se draper dans une sotte hauteur,  les jolies filles de cette accueillante ville de Lucques :
"Je donnai un bal de paysannes et j'y dansai, moi aussi, pour n'avoir pas l'air dédaigneux."
Montaigne adore la danse, son rare talent s'ajoute à ses manières courtoises, le voilà adoubé chevalier  d'une fête vouée aux grâces féminines:
"Je fus bien aise de faire cette galanterie au commencement de l'année. Cinq ou six jours auparavant j'avais fait publier la fête dans tous les lieux voisins: la veille je fis particulièrement inviter, tant au bal, qu'au souper qui devait le suivre, tous les gentilshommes et les dames qui se trouvaient aux deux bains, et j'envoyai à Lucques pour les prix.
 L'usage est qu'on en donne plusieurs pour ne pas paraître favoriser une femme seule préférablement aux autres ; pour éviter toute jalousie, tout soupçon, il y a toujours huit ou dix prix pour les femmes et deux ou trois pour les hommes ."
Montaigne est Gascon jusqu'à la plume de son chapeau , or il y a un peu du gentilhomme écossais en chaque enfant de la Dordogne...Notre grand organisateur des bondissantes réjouissances ne gaspille pas étourdiment ses écus ! il se rengorge d'obtenir un prix fort honnête en achetant colliers de perles, tabliers de taffetas (les premiers prix ), coiffes de gaze (lots de consolation) ; et d'élégants escarpins pour mignons pieds de danseuse: cadeau si précieux que le Gascon n'hésite pas à le prodiguer au mépris des règles du bal à une ravissante créature qui manifestement le vaut bien !
"J'en donnai une paire à une jolie fille hors du bal" a le front de confier ce séducteur avare, une fois n'est pas coutume, de détails ...cette heureuse élue suscite-t-elle la féroce jalousie des paysannes accourant en troupe vers cette pluie de présents ? Un roman d'amour léger palpite-t-il sous le voile  des festivités ?
Montaigne se tait ! autant dire qu'il avoue !
La fête commence ! habile diplomate et fin connaisseur de la psychologie de l'éternel féminin, Montaigne supplie avec l'emphase du Gascon les "dames les plus distinguées" de lui venir en aide.
Le rusé cherche à éviter d'être pris pour un trop galant amateur de beautés du cru, et il a compris que ménager la susceptibilité des épouses de notables lui épargnerait d'amères remarques ...
Aussi explique-t-il à ces nobles dames ceci:
" Je leur dis que n'ayant ni le talent ni la hardiesse d'apprécier toutes les beautés et toutes les grâces et les gentillesses que je voyais dans ces jeunes filles, je les priais de s'en charger elles-mêmes et de distribuer les prix à la troupe selon le mérite."
 Or, Montaigne est à la fois très sage et très fou : à travers l'écran vertueux des dames distinguées, c'est lui le maître du jeu, l'arbitre de la fête ! admis à donner son avis, le voilà à son affaire , émoustillé, fringant, sémillant, reverdi, rajeuni :
"J'allais choisissant des yeux, tantôt l'une , tantôt l'autre, et j'avais toujours égard à la beauté et à la gentillesse: d'où je faisais observer que l'agrément d'un bal ne dépendait pas seulement du mouvement des pieds, mais encore de la contenance, de l'air de la bonne façon et de la grâce de la personne."
Le jugement de notre Gascon est si parfait que la fièvre gagne le bal ! Montaigne est ensorcelé , il a enfin trouvé ce qu'il cherchait en Italie, le coeur de son voyage bat au rythme de ces danses aux figures antiques. La vie devient ivresse, et notre ami trace sur le parchemin ce cri spontané, cette louange vibrante sur l'échelle des siècles:
"C'est véritablement un spectacle agréable et rare pour nous autres Français de voir des paysannes si gentilles, mises comme des dames, danser aussi bien, et le disputer aux meilleures danseuses, si ce n'est qu'elles dansent autrement."
Voilà un éloge démocratique !
La magnificence du seigneur cavalier n'a point de bornes: "J'invitai tout le monde à souper" précise Montaigne. On craint pour sa bourse, la ruine le guette-t-elle ? Quelle idée de faire le superbe ! miracle : nourrir la compagnie à la mode italienne se révèle une économie ! Ces gens de Lucques vivent d'amour, de danses, de leur merveilleuse eau et se contentent de quelques poulets en guise de festin des Dieux ! Montaigne est sauvé !
L'image simple et rayonnante de ce bal ternira même les grandes fêtes de Florence aux yeux de notre ami si proche des joies simples et des petites gens .
A l'exception d'une course de chars, le 23 juin, date où les Florentins malmenés par la chaleur
étouffante ne mangent plus que citrouilles, melons, amandes et mêlent de la neige au vin. La course a lieu par une canicule éprouvante sur" une belle place carrée " ; comme en un roman courtois, les balcons débordent de belles dames, le peuple encourage les chars depuis des estrades, on hurle, on vitupère, on acclame, on jurerait les jeux du Forum de Rome, et Montaigne saisi d'admiration approuve cette liesse aristocratique et populaire !
Sa plume  affirme en italien :"Ce spectacle me fit plus de plaisir qu'aucuns de ceux que j'eusse vus en Italie, par la ressemblance que j'y trouvais avec les courses antiques."
Notre ami flâne dans les rues encombrées de Florence, observe le manège des courtisanes(il ne nous en dit pas plus ...), soupire de joie en écoutant les bergers un luth à la main sur les collines, achète à la librairie des Juntes, la plus célèbre d'Europe à l'époque, "un paquet d'onze comédies", et sent son coeur se gonfler d'émotion en voyant imprimé le testament de Bocace ...
Hélas, les "grandes vacances" de Monsieur de Montaigne ont une fin ...
A nous, il reste ce "Journal de voyage", inclassable, picaresque, égoïste, tuant de franchise, et si terriblement irrésistible qu'il insuffle la folle envie de filer droit vers l'Italie !


A bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse

ou

Lady Alix

Une beauté italienne qui aurait emporté le coeur de Montaigne !
                                             

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