Mon ami imaginaire qui pourrait exister,
Ainsi vous tremblez nuit et jour, vous frissonnez, vous vous esquivez, vous fuyez souvent, ni honteux ni confus, vous vous évertuez contre un monstre que vous croyez être le seul à braver !
C'est un dragon qui s'acharne à mettre en péril le bien le plus cher à vos yeux, à la fois objet de votre amour infini, sens de votre vie et apanage de votre ego.
Ce trésor auquel vous tenez autant qu'à vous-même se montre souvent capricieux, volage, traître. Il vous joue des farces méchantes, ébranle l'exactitude de vos rendez-vous, gâche vos programmes, se traîne à un pas de sénateur ou s'emballe comme un cheval fou, et malmène sans vergogne votre discipline innée.
Mais vous l'adorez, vous veillez sur lui comme une mère sur son enfant, vous respirez ensemble, vous ne pouvez supportez l'idée de le perdre. En un mot; c'est votre temps !
Horreur ! un ennemi invisible l'attaque de tous côtés avec ses mille têtes aux mille rires ! combattre cette insolente créature est devenu votre obsession de chaque minute ! vous avez l'atroce impression que des forces terribles poursuivent un effroyable dessein : vous arracher une brindille de ce temps qui n'appartient qu'à vous.
Alors vous agissez froidement, vous repoussez toute pitié. Les mails inutiles ne passeront plus, les êtres inutiles n'entreront plus, les lettres inutiles resteront prisonnières de leurs enveloppes, les chats inutiles n'auront plus le droit de vous attendrir d'aimables appels, votre portable sera aussi fermé que votre porte; et votre porte claquemurée comme votre coeur ! d'ailleurs, pris au sens ineffable, cet organe a-t-il une quelconque utilité ?
Ne déployez-vous ces efforts infinis en vain ? La partie n'est-elle déjà perdue ?
Le temps ne s'attrape ni se retient, et il ne se perd jamais, il est déjà perdu au moment où vous croyez le saisir... Mauvais ou bon prince, il rit ou ricane toujours derrière vous. A l'horizon, ce n'est pas le temps, c'est l'espoir, la chimère, l'optimisme, le rêve.
Allez, mon ami, regardez un peu : voici un présent né de mon impardonnable désinvolture; je vous offre là, maintenant, immédiatement, étourdiment, quelques lignes surgies de mon temps !
Vous pensiez que seul le vôtre était digne du plus profond respect ?
Eh bien, que faites-vous du mien ?
Je crains, mon ami, que tout en croyant être fort original, vous ne tombiez dans une manie banale, une phobie répandue comme le sel sur les plats déjà trop épicés, ou la pluie d'automne qui bat avec conviction les vitres déjà humides de brouillard. La planète entière, voyez-vous mon ami, si ce n'est un aréopage d'érudits lunaires ou d'amoureux égarés en de vastes domaines très hors du temps, que dis-je, l'espèce humaine, diverse et agitée, s'accroche aux heures vagabondes qui ne comblent que ceux qui les laissent s'envoler.
Connaissez-vous une personne qui ne redoute de perdre son temps ?
Moi, je le dis sans aucune vanité, je souhaite de tout mon coeur être l'exception confirmant cette loi ; mais ne suis-je une tête folle, une cervelle d'oiseau inconsciente de la gravité de ces instants fugitifs gouvernant nos humeurs et rythmant nos contraintes de tout ordre ?
Encore du bavardage qui piétine mon temps, me direz-vous exaspéré !
Mais, qu'en faites-vous tant que cela de ce temps passé à ne pas répondre à ceux qui n'espèrent qu'un sourire, un mot, un geste, une approbation, un signe de vie ? Mystère !
Je pense soudain à cette amie (ou cette relation) qui vous fusille d'un regard aussi furibond que si elle avait un objet interdit à présenter à la Douane quand vous l'arrêtez d'un aimable "bonjour" dans sa course folle au coin de la rue.
Vous représentez un danger quasi mortel pour ses secondes pressées et ne le réalisez qu'un peu tard ! Vous auriez pu lui faire perdre son temps ! passez vite, ne souriez pas, montrez -lui que vous ne tenez nullement à ralentir sa marche, votre salut était une inconvenance amicale, une faute due à une éducation bourgeoise, un manquement au savoir-vivre actuel : de quoi vous mêliez-vous ?
Vous changez donc de trottoir.
Rassurée, elle dégainera son portable et hurlera en pleine rue de bouleversantes ou insipides confidences, toujours au pas de course, car même sa vie secrète clamée aux oreilles des passants , habitués à ces déluges intempestifs, ne saurait lui faire perdre son temps.
Une autre m'explique d'un ton catégorique la rigueur de son quotidien: elle est prise du matin au soir, elle n'a plus le temps de rien ! je me fais une raison; voilà une amie que je n'entendrai plus de sitôt. Or, la voici soudain qui m'appelle au moment où épuisée de ma journée, je désire la solitude des lectures nocturnes. Elle n'a qu'une minute !
Cette minute dure une heure, puis deux, puis presque trois, je demande grâce timidement, on ne m'entend pas, le monologue s'écoule, je n'écoute plus, je lis, je m'endors, place un "oui ! ", puis un "Ah ! Bien !" enfin un" Non !" éloquent et menteur entre deux pauses, et à l'instant où je réunis mes forces afin d'avouer que je suis à bout, l'autre me raccroche au nez en ponctuant cet acte autoritaire d'un "Tu es impossible, avec toi je perds vraiment mon temps !" qui m'anéantit définitivement !
Le lendemain, me voilà tombant sur une vieille connaissance.
Je suis attendue, lui aussi, c'est affreux, à peine retrouvés, nous devons nous séparer ! et le temps n'est pas d'accord, le temps est plus sensible que vous ne le croyez, parfois même, galant ...D'un geste, il s'efface, il s'abolit lui-même, l'heure devient seconde, de son propre chef, le temps n'existe plus.
Hélas, l'enchantement cesse, le temps reprend son vol et nous le suivons, en souhaitant de tout notre coeur le reperdre en route ...
Mon ami, vous avez une belle qualité:
celle de vous taire dans vos errances ! quoi de plus normal : vous marchez seul ! mais vraiment seul, votre portable reste sagement au fond de votre poche et vous n'y touchez pas.
Que cela est admirable ! non, mon ami, je ne me moque pas du tout !
Voyez mes incohérences, mon ami, je vous pique et je vous approuve ! j'approuve cette rébellion égoïste ; vous refusez vos malheureux correspondants, oui, et c'est très mal. Par contre, et cela est magnifique, vous laissez les rues, les jardins, les allées, les rêveurs les yeux au ciel, les amoureux taciturnes et nerveux, les distraits radieux, les soucieux renfrognés les dociles promeneurs de chiens récalcitrants et les lecteurs immobiles sur leurs bancs publics, en paix !
Le temps se métamorphose ainsi en animal sauvage qu'un enfant apprivoise de sa main tendue. On ne le perd plus, il se change en méditation,et vous battez la campagne... Le temps descend rien que pour vous vers les abysses de la mémoire et remonte comme un elfe vers les jours inventés que vous voudriez tant voir venir.
Ne rêvez plus, mon ami, vous risqueriez de me ressembler ! peut-être alliez-vous vous asseoir, inventer une lettre, inventer une histoire, inventer l'art de raconter ce moment volé au temps.
Sauvé, vous êtes sauvé: votre raison se ranime ! vous tremblez, vous frissonnez, vous étiez en train de perdre votre temps !
Courez vite , mon ami, courez, le temps est pareil à l'amour dans son pré, vous ne le rattraperez jamais, il a déjà filé...
Vous rentrez au logis, ou vous montez dans un train, un avion, sur un bateau, le portable gémit, vous l'auscultez, le réprimandez, le disciplinez. Les messages d'amitié attendront, les amis sont si bavards, si envahissants, si exaspérants avec leurs invitations, leurs doutes, leurs réflexions.
Les mots d'amour seront ignorés, l'amour dérange, l'amour c'est un désordre périlleux, l'amour a toujours tort !
Les messages de l'action, les appels pragmatiques seront libérés, votre devoir sera accompli, l'homme ne perd jamais son temps si, puissant ou humble, il sait accomplir son devoir.
Mais voici qu'amis et amours secouent votre temps, luttent avec l'énergie des exclus, l'enthousiasme des refusés; qu'allez-vous devenir face à tant d'acharnement irrationnel ?
Vous avez le choix, mon ami: ou vous jetez votre portable au loin, ou vous perdez votre temps ...
Vous pouvez aussi m'imiter et décréter que le portable ne vaut pas un clou à côté d'un pigeon voyageur. Mais, si vous en veniez-là, vous seriez un fou, un poète, un être qui s'est trompé d'époque, cela serait une perdition, un drame, une déroute assurée !
Soyez-vous même, ami ancien ou nouveau : n'est-ce votre meilleur destin ?
Un de nos poètes s'obstinait, au siècle dernier, à répéter:
"Ni temps passé ni les amours reviennent
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure"
Est-ce vrai ? un espoir ne flotte-t-il comme un nuage d'été sur le pâle horizon ?
Seul l'amour sauve de la fuite du temps,lui seul sait en interrompre le cours, lui seul peut revenir du passé, il n'a aucune entrave, ne connait aucune loi, rien ne lui résiste, et il prend par surprise ceux qui croient l'avoir vaincu...
Apollinaire, le musicien mal-aimé, n'en savait pas plus long que vous sur la fuite du temps...
Lady Alixou Nathalie-Alix de La Panouse
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