mercredi 11 octobre 2017

Contes du vieux château : Au château du "Grand Meaulnes"

Notre sage adolescence a souvent été bercée par un roman incandescent, pur, indomptable:
 "Le grand Meaulnes" ! conte doux-amer, histoire tragique qui prenait sa source en un château illuminé de rouge et de vert, au coeur d'une forêt blanchie de clair de lune.
N'en gardons-nous, sans l'avouer, le goût fervent des fêtes galantes en habits anciens, des poursuites sentimentales et déclarations exquises, à l'abri des vastes manoirs aux fronts hiératiques ?
Au coeur des souvenirs de nos vies inventées, le héros rebelle d'Alain Fournier, Augustin Meaulnes reste notre prince mal-vêtu à  l'âge tendre et à la tête de bois. Un chevalier maigre aux yeux tristes qui observe, replié dans les flancs d'une demeure incongrue, une blonde et pâle jeune fille, la légendaire Yvonne de Galais, endormant de sages enfants en  effleurant les touches jaunies de son vieux piano.
Une musique apaisante au milieu des sarabandes, clameurs et tourbillons d'un bal costumé, un sanctuaire où le grand Augustin Meaulnes croit deviner son destin .
N'a-t-il déjà eu cette vision en ses songes enfantins ?
Ce château empli de vacarme joyeux et de récits confus confus, de raffinement désuet et de splendeur délicate, de jeunes filles en crinolines et de jeunes gens intrépides, il le porte en lui comme un souvenir d'une vie antérieure.
Augustin revient dans son pays particulier dont les aspects fantasques se dévoilent à pas de loup.
Cette fragile Yvonne de Galais, châtelaine, douce et ravissante à son piano, le bateau à vapeur traversant la pièce d'eau brumeuse, les poneys rétifs galopant sur la prairie, tout ce "Domaine" enchanté où il est venu en solitaire, lui, l'inconnu que nul n'attendait, toute cette féerie hors du temps lui appartient depuis toujours.
Un château, pour les lecteurs du roman d'Alain Fournier, cela se doit d'être une surprise qui fait monter les larmes aux yeux, un trésor s'apercevant au bout d'une interminable allée engloutie de ténèbres.
Cela doit être posé comme un cadeau de Noël en haut d'un sapin ! c'est d'abord un  assortiment d'insolites dépendances, puis un manoir sans âge, peut-être aiguisé d'une tourelle, enfin un parc sauvage ceint d'un étang, cerné de sentiers sableux et retentissant de rires, soupirs et chuchotements.
Hélas ! notre très vieille maison a beau hausser son mur au dessus d'un beau ruisseau et d'un pont romanesque, Augustin Meaulnes passerait devant sa façade sans s'y arrêter plus d'une minute ! nous n'habitons pas le château de son roman.
Notre petit manoir se flatte, c'est vrai, de deux tourelles et même d'une tour cachée sur l'arrière, mais il regarde le soleil matinal bien en face ! on y sonne au portail, et on s'y contente d'une cour plantée de rosiers, d'un parc éclairé d'une vaste pelouse et d'une seule dépendance déjà lassante à garder  en bon état.
 Nous n'aurions aucune chance de satisfaire un cinéaste acharné à traduire en décors naturels la poésie en clair-obscur du domaine de la diaphane Yvonne de Galais.
Dans la vie, il est courtois de faire, contre mauvaise fortune, aimable coeur.
Le château du "Grand Meaulnes" prodiguait certainement, en quelque lieu retiré de la campagne française, ses nostalgiques ensorcellements à d'autres heureux mortels dont nous plaignions, sans les connaître, les dépenses exagérées en restauration de toitures et consolidation de murailles. chacun a ses soucis !
Toutefois, à l'instar d'Augustin Meaulnes, personnage aussi attachant qu'agaçant, aussi égocentrique que passionnant, je mourais d'envie de retrouver la trace de ce château enfoui dans ses bois noirs.
Je me mis en quête en commençant à deux pas de chez nous.
Notre plus proche voisin s'enorgueillit, à juste titre, d'une citadelle sublime. Les pierres d'un blanc doré surplombent les douves en se parant du reflets des eaux dormantes et des ailes d'oiseaux.
Or, cette beauté frappante, levée comme un étendard de la perfection, incite à l'admiration respectueuse, guère à la quête mystique d'un adolescent fugueur.
Je cherchais quelque chose de moins spectaculaire, une maison embellie par ses stigmates accusant de durs combats sur l'adversité, un manoir capable d'abriter un conte de fées sous des voûtes enguirlandées de lierre, un refuge pour enfants solitaires; une idée de château vaporeux et tutélaire, un caprice qui n'est compris d'aucun architecte sérieux et autoritaire !
Loin de me décourager, j'ouvrais des portails chancelants; parfois le miroir placide d'un étang me trompait, un chemin d'accès m'égarait;  j'avançais en proie à un vertige ému, et l'illusion se dissipait !
Alain Fournier a inventé son château, pensais-je, voilà pourquoi il me plaît : son attrait est d'être immatériel ! n'y pensons-plus.
Or, voici environ trois ans, une fée me tendit une main inespérée.
J'allai à un dîner chez des voisins, déterminée à m'ennuyer ferme, je n'étais d'humeur ni à bavarder, ni à festoyer. La journée s'était écoulée entre désagréments et migraine, l'homme-mari avait oublié l'heure, nous venions d'essuyer la honte des convives en retard que tout le monde dévisage de façon à leur infliger une sévère leçon de politesse ...
Je pris place sur la pointe des pieds à côté d'une dame fort distinguée au regard bleu clair.
Quel sujet aborder avec une personne aussi aimable qu'inconnue ? La littérature désuète nous enleva loin, si loin que le moment du départ survint très vite à mon immense étonnement. J'ignorais à qui j'avais pu vanter les mérites des poètes disparus, une femme cultivée, d'une grande éducation, et assez patiente pour endurer mes élucubrations ...
Tout à coup, je la vis devant moi, me serrant la main, elle me proposa de venir chez elle la semaine suivante.J'acceptai, remerciai et, dans l'émotion de cette preuve de confiance, n'osai demander un nom et une adresse !
Interrogée, la maîtresse de maison me lança un coup d'oeil ironique et répondit de ces mots sibyllins: "Je t'envoie tout cela, nous sommes invités nous aussi, tu verras, ils sont charmants tous les deux, et ils habitent un endroit de roman, ça tombe bien pour toi qui en invente même en dormant!"
L'homme-mari, plus intrigué de l'aventure que sa dignité de seul humain raisonnable de la famille ne voulait l'avouer, daigna accepter tout en me prévenant qu'il dormirait comme un bienheureux pendant toute cette réception qu'il peignait d'avance austère, sérieuse, bref, épouvantable.
Il ajouta d'un ton péremptoire que cette invitation cachait la réunion d'une confrérie de littéraires cherchant l'élévation spirituelle dans le jus d'orange et les  doctes enseignements d'une classe de philosophie.
"Un traquenard, je le sens d'ici, maugréa-t-il, résigné; il n'y aura que des intellectuels de droite, encore pires que ceux de gauche, et et on va me considérer comme le mari abruti de service."
Je calmai cette amertume absurde et le grand soir frappa à la porte de mes nuageux espoirs .
Une belle boîte de chocolats comme viatique, les indications vagues de nos amis griffonnées sur une feuille volante qui ne tarda pas à s'envoler, le nom des hôtes illisible, sans doute pour nous mieux égarer, nous nous élançâmes vers les déserts campagnards !
 L'homme-mari passa la première heure à discourir sur les nouvelles économiques de la semaine.
Moi-même, bouleversée par la singulière grâce florentine émanant du paysage, je ne l'écoutai pas.
Soudain, sensible à son tour à la douceur de ce couchant d'automne, il eut la poétique inspiration de vanter la magnificence des pins parasols irisés de rouge et d'or, et me remercia de l'entraîner vers ces horizons irréels.
 "L'atmosphère est particulière, dit-il d'un ton étrangement serein, on a l'impression de flotter hors du temps, je ne sais si c'est dû à la lumière tombant sur cette plaine ... Par contre le GPS ne comprend rien . Le nom donné par les amis ne semble pas correspondre à un lieu concret. Peut-être que cette maison n'existe pas ! Si seulement un être humain habitait par ici, on croirait le pays des fées ! crois-tu que c'était une plaisanterie cette invitation ? "
Je protestai avec tant d'indignation que l'homme-mari s'évertua à malmener notre guide rétif. La machine s'obstina à se taire, nous étions perdus et la nuit brouillait déjà les chemins menant aux domaines isolés. Le nôtre portait un joli nom que l'on ne voyait nulle part. Toutefois je savais qu'en occitan, cela indiquait une colline. Or des collines, au milieu d'une aussi vaste étendue de pins et de vignes, cela s'apercevait de loin ! là ! bien sûr, un toit élevé chatoyait sous les derniers éclats du jour.
C'était englouti au coeur d'un bois inextricable, une citadelle armée de pied en cap pour narguer le "chevalier au lion" de messire Chrétien de Troyes.
Je fus envahie d'une allégresse bizarre, un voeu enfantin se réalisait, j'entrai dans un livre ancien dont les pages vivantes se froissaient entre réel et irréel...
L'homme-mari, pragmatique comme le devoir de tout bon mari l'exige, me pria de cesser mes divagations et de l'aider à passer par la bonne allée. Au hasard, nous roulâmes, silencieux et ensorcelés, entre les troncs élancés et sombres de cyprès gigantesques et les ramures dansantes des pins parasols.
"C'est une allée sableuse, au fond d'un bois noir, murmurais-je, la même que celle prise par le grand Meaulnes , c'est l'allée du "Domaine mystérieux", nous sommes en train de nous rendre à "la fête étrange"!
" Pas du tout, rétorqua l'homme-mari du ton cette fois d'un homme affamé qui, excédé par l'imagination  envahissante de son épouse, s'apprête à faire demi-tour vers la civilisation. C'est un chemin de ferme qui aboutira d'ici un instant dans un fossé ou un buisson !"
Comme pour se moquer de cette certitude déplacée, des lueurs rouges et vertes voletèrent au dessus des masses ténébreuses de bâtiments enchevêtrés. Envahis d'une crainte radieuse, nous débouchâmes alors dans une immense cour débordante de voitures, ensuite une autre, aux arcades majestueuses, bordée de façades de pierre et couronnée de toits en vagues ondulantes comme ceux que l'on admire à Sienne sur la place des seigneurs.
Une porte digne de géants se haussait sur une volée de marches, mais dans ce vaisseau à quai, amarré sur le gouffre des siècles, nul n'épiait les nouveaux-venus. Une bienveillance profonde enveloppait de sa quiétude palpable cette grandiose architecture, l'arrogance glaçante était bannie par la noblesse intangible du lieu.
C'était bien l'idéal du "Grand Meaulnes", mais où tournoyaient les fillettes en robes à crinoline et les dandies en redingote de velours miroitant ? Un bruit musical vint à notre rencontre, ruisseau bruissant formé de voix claires et graves, de rires hauts perchés, de cristal joyeux, de pas rapides, d'appels charmés. Humbles et graves, nous marchâmes  sous l'égide de ce charmant vacarme annonçant une "fête étrange"  sous l'égide d'hôtes attentionnés et courtois .
L'éblouissement était embusqué sous l'étoile du berger ! les couloirs s'effacèrent devant une terrasse avançant vers une pelouse pareille à un lac vert. Une nuée de tenues de soirée écarlate, vieux-rose, vert-amande,safran, s'agitait et bavardait; une mer agitée d'invités au comble du ravissement ! nous ne connaissions âme qui vive, notre instinct nous poussa à reculer ! un sentiment d'effroi intimidé manqua nous inspirer une" fuite à la française' comme disent les Anglais.
Barrant cette retraite insensée, une main se tendit ! c'était notre nouvelle amie, d'une simplicité désarmante en ce tableau aux élans soyeux et gracieux que Fragonard se serait ingénié à rendre de son pinceau enjoué.
Le vent du soir réchauffa la glace des présentations, on voulut bien de nous, on nous traita en vieilles connaissances, l'esprit des lieux éteignant toute méfiance ingrate, les "invités au château" évoluaient dans une sympathie amusée, rare et consolante. L'homme-mari, rassuré, rassasié, s'épanouissait ! J'eus soudain envie de solitude, Augustin Meaulnes, héros inventé, me faisait signe et personne ne devait déranger ce muet tête à tête.
Au gré des conversations décousues, au fil des pièces protégées de lourdes tentures, je ne savais plus où commençait le rêve d'une nuit d'automne, et vers quels rivages invisibles il échouerait.
De son royaume éthéré, le jeune et tremblant auteur du "Grand Meaulnes", l'infortuné Alain Fournier, prince des adolescents ,m'avait prodigué le trésor ineffable d'un retour aux sources enchantées. Je suis sûre qu' heureuse et en paix, Yvonne de Galais, aurait eu un air de ressemblance avec la châtelaine de ce" Domaine" sauvé des griffes du malheur...
La réalité cache souvent un rêve inachevé ...
C'est pour cela que la vie est belle envers et contre tout !

A bientôt !

Lady Alix
Yvonne de Galais, princesse du château du "Grand Meaulnes"

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