samedi 28 octobre 2017

Contes du vieux château : Lettre de château à un ami imaginaire

Mon ami imaginaire,

voici une lettre inventée pour vous qui ne nous reçûtes en vos tours qu'en rêve.
Votre citadelle, qui doit exister en un autre monde, m'incite au maniement infiniment risqué du beau passé simple un peu oublié.
Or, si vous existiez autrement qu'en fantôme, vous mériteriez cet effort : l'élégant, le rare, l'exigeant, l'extravagant passé simple, ce serait vous !
Je vous ai fabriqué à ma manière, mon ami qui n'avez jamais eu chair , sang, coeur et corps; comme Rousseau, j'ai décidé que je pouvais créer un ami ! un ami fort simple et fort aimable sur les nuées de l'imagination, un ami dont le château s'attacherait comme un chêne à son vertigineux passé. Mais, cette simplicité impossible chez un simple mortel se serait retrouvée dans les lignes simples et pures d'une citadelle de conte de fées, aux pierres d'un blanc irréel à la tombée du soir.
Vous nous conviâtes, comme j'aime à me l'imaginer, dans la lueur d'or rouge d'un soir d'automne encore frissonnant de pluie.
L'homme-mari et moi-même, en quittant notre charmante gentilhommière enfouie sous ses feuilles mortes, n'eûmes qu'un vallon magique à traverser.Trouant les ramures élevées, vos tours apparurent comme un défi nacré par un rayon solitaire.
Un chemin, un bout de parc, une prairie, un jardin de buis, un cours d'eau, soudain, un pont romain ou médiéval ( je n'en sais rien et me contente de l'inventer au sein des songes nocturnes).
L'émotion monta, nos bavardages cessèrent, nous baissâmes le ton et avancèrent d'un pas lent. Il est bon d'aller sur la pointe des pieds en un lieu devant lequel notre pauvre petite personne ne compte franchement pas beaucoup ! le silence maintenait sous cloche le domaine immobile. Pas un souffle d'air, les oiseaux épuisés après l'ondée replièrent leurs ailes sur notre passage et ne saluèrent pas notre arrivée. Nul gonfanon ne s'épanouit au faite de votre donjon, nulle trompette ne répandit son vacarme  en notre honneur.
 Pourtant le mur des siècles me sembla frémir sur les douves dormantes. Mais ne suis-je la première victime des bonds absurdes de mon imagination ? Le ciel d'un gris foncé terni par l'averse rendait plus claires vos hautes murailles. Cette blanche citadelle en prenait une légèreté de château construit sur les nuages.
 Le donjon s'élançait vers la nuit sans la mélancolie massive des monuments guerriers.
 Par quelle sorcellerie une si lourde maison -forte me parût-elle touchée par la grâce harmonieuse des châteaux inventés ? Ceux qui logent enchanteurs misanthropes, et solitaires invétérés.
Monsieur de Montaigne sorti de sa "librairie" aurait trouvé un vif attrait à méditer chez vous ...
Peut-être était-ce son fantôme qui vous tenait éloigné en haut de vos tours. Peut-être devisiez-vous de concert, vous, hommes de jadis, cultivés,  et d'une indépendance farouche; tous deux "ondoyants et divers" et fuyant l'agitation du vulgaire.
Pour en avoir le coeur net, il fallait passer le pont !
J'eus l'impression fulgurante que cette passerelle empierrée pont coupait  mon univers en deux . En le franchissant, je réveillai une fatalité, une force irrépressible, une âme laissée en chemin et qui voulait se relever de sa chute. Assurément, le pont était hanté ! Je n'osais le dire de peur d'être traitée de farfelue par nature.
Cette certitude ne me causa nulle peur, juste une étrange mélancolie. Je restai un long moment à regarder les eaux gardiennes sans savoir s'il me fallait  m'avancer ou m'enfuir. Votre maison s'interrogeait à mon sujet : je la sentais perplexe ! patiente, soumise, j'attendis son verdict.
Vous n'apparaissiez toujours pas !Que ce rêve était proche de la réalité ! je tremblais de peur à l'idée de me réveiller.
Nous étions-nous trompés de jour, d'heure, de mois, d'année ? Ou un monstre tapi dans les vastes replis de cette forteresse vous avait-il dévoré ? L'homme-mari armé de son solide bon-sens marcha ferme et décidé vers la porte, m'abandonnant en proie aux indicibles humeurs que seuls suscitent les endroits marqués du poids du passé.
 Un appel amical intempestif retentit, brisant le cercle infernal des nostalgies intangibles; de vieilles connaissances s'éparpillèrent autour de la chapelle close.
 Le lien impalpable m'unissant au passé venait de choir.
 Le rêve était mis en déroute. La réalité claquait comme un fouet. Je devais suivre la cohorte amicale et assister à une réception des plus distinguées. Le passé enseveli au fond de cette citadelle n'avait qu'à se tenir tranquille. Et moi encore davantage ! mon Dieu, quel ennui et quel dommage !
Je criais au secours, je voulais remonter le temps, le présent me semblait insipide.
Je n'ai jamais eu  grand chose à lui dire .
Mais où vous cachiez-vous , mon ami imaginaire, ? M'attendiez-vous d'ailleurs ? Non, bien sûr !
La grille étreignant votre entrée s'ouvrit par surprise.Le présent grinçait !
Au moment précis où je ne vous espérais plus, vous apparûtes les mains tendus. Mais j'étais seule à vous voir car je vous ai inventé.
L'escalier à vis déborda de joyeux vacarme, et je m'esquivai vers je ne sais quel corridor sombre.
Qu'est-ce au fond  un vieux château ?
C'est un bateau errant sur la houle des souvenirs mortels, on ne frôle pas avec indifférence les amours enfermées dans l'épaisseur des murs. D'ailleurs, on ne visite pas un château, il vous guide, s'il y consent, lui-même. s'il n'y consent pas, vous n'en verrez que l'écume, l'apparence, souvent prenante, belle, curieuse, mais offerte à tous.
 Le secret qui donne son sens à ce monceau de pierres, vous n'y aurez pas droit et vous aurez perdu votre temps.Vous repartirez comme en exil, vous serez rejeté, peut-être pour toujours ...
Mon ami imaginaire, vous m'avez ainsi permis d'aller de pièces énormes en minuscules salles, de chambres d'apparat à salle des gardes.
Les merveilles emplissaient mes yeux et la mélancolie s'emparait de mon coeur. Je ne voyais rien de ce que je cherchais. Je savais qu'il y avait, quelque part en ce dédale, une pièce singulière. Si elle n'existait pas, tout cela ne serait qu'un décor magnifique.
Je crois que c'est vous que je cherchais. Pas l'hôte inconnu, juste en bas, l'étranger aimable écoutant ses invités.
Je cherchais mon ami imaginaire, celui que j'avais inventé, un être d'autrefois aussi secret que sa maison. Celui qui, à l'instar de Montaigne aurait pu confier qu'il dresse autour de lui un épais rempart contre les contraintes de toute espèce. Un ami imaginaire qui aurait mérité peut-être de loger en ces lieux.
Le coeur de la maison devait battre à un détour des couloirs, je le sentais.
Mon Dieu ! une bibliothèque. Elle n'a rien d'extraordinaire, c'est une grande salle, presque sous les toits, ses livres ne sont ni très rares, ni très précieux, ni très anciens. encore un froid décor ou ...un miracle ? Les livres sont un miracle !
Sans livres aimés, rangés avec soin, parcourus avec l'étonnement de la redécouverte, alignés sous la lumière, feuilletés en rêvant et interrogés à l'instar d'amis perdus et retrouvés, fidèles et discrets, une maison est morte.
A l'instar de Montaigne en votre " librairie ", mon ami inventé, vous goûtiez le ravissement de la solitude, vous vous  y adonniez à l'égoïsme clairvoyant.
Si vous vous prêtiez parfois à autrui, vous ne vous donniez qu'à vous -même.Votre bibliothèque pourtant n'aurait parlé de vous que si vous y consentiez.
Toutefois on y aurait deviné votre souci de l'équilibre, votre méfiance innée envers les passions désordonnées, votre lumineuse envie d'harmonie et votre superbe pari : celui du bonheur au delà des épreuves bien humaines.
 Là encore, ces mots de Montaigne auraient pu être les vôtres:
"Toutes les opinions du monde en sont là , que si le plaisir est notre but, quoiqu'elles prennent divers moyens. Pour moi, j'aime la vie ..."
Mon ami imaginaire, imaginé , comme votre manoir, je vais finir cette lettre dédiée à un fantôme qui a peut-être aux temps jadis habité en mon coeur, et que je ne reverrai jamais. Ou dans un monde invisible aux mortels...Me reconnaîtrez-vous d'ailleurs ? Les spectres aussi ont leurs caprices !
Soyez fier de vous, de votre citadelle irréelle où je ne suis allée qu'en état de songe romanesque ;
coulez d'heureux jours dans votre refuge éthéré !
Peut-être avez vous fréquenté, car vous êtes un vrai fantôme évoluant du fond d'un lointain passé, Montaigne, le plus heureux des hommes en sa bibliothèque.
Et aussi en ses tours, en sa vie d'honnête gentilhomme, à la fois acteur diplomate et grave magistrat, retiré des alarmes mondaines, audacieux voyageur et incorrigible épicurien ... lui aussi, un ami imaginaire auquel j'aimerai écrire une lettre sur les nuages....
Pourquoi les vrais amis, ceux qui sont sensibles, doués de bonté et de tendresse, sont-ils, si souvent sur cette terre, de charmantes élucubrations, des fantômes sans os ni chair,  ou des souvenirs littéraires ?

A bientôt,

Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse
La tour de Montaigne abritant sa bibliothèque

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