jeudi 21 septembre 2017

Contes du vieux château : "Noblesse oblige" !

Autrefois il importait aux gentilshommes de se garder du crime par excellence : déroger !
Autrement dit, chuter du haut des principes chevaleresques et choir dans la fange du pragmatisme égoïste
.Le baron de Sigognac, héros d'un roman épique et amoureux qui nous fit rêver de galops fougueux et de bagues en améthyste révélant le secret des princesses abandonnées, faillit déroger en délaissant son isolement cruel  pour rejoindre de pauvres hères de comédiens errants. Pire : il osa créer le personnage cocasse d'un matamore pompeusement affublé du sobriquet:"Le Capitaine Fracasse"!
 Le baron glissait droit vers le précipice aboutissant au sacrilège : un noble dérogeant à sa noblesse .
Théophile Gautier son "créateur" en 1863, l'en empêcha de justesse ! et cela nous a donné un récit flamboyant et tendre qui enlève au triple galop les coeurs romantiques .
Le code chevaleresque est invoqué comme un talisman par ceux qui prétendent à une tradition aristocratique.Or, est-il bien compris ?
Un chevalier de la vie ne brandit ni son épée ni son panache à tous les vents ! les preux immémoriaux savent méditer avant de s'élancer vers la défense des opprimés et la conquête de la dame idéale.
Le baron de Sigognac  qui logeait, avant de suivre son obscure troupe de théâtre ambulant, dans l'inoubliable "château de la misère, sur l'une de ces collines décharnées qui bossuent les Landes, entre Dax et Mont-de-Marsan", est l'archétype du gentilhomme riche de coeur et "sans-avoir". Un mélange de d'Artagnan,(n'endurent-ils les plus cruelles épreuves et ne reçoivent-ils gloire et honneurs sous le règne de Louis XIII?) de Cyrano de Bergerac (leur idéalisme romanesque les unit comme deux frères) et peut-être de ce Don Quichotte qui était moins fou qu'on ne le pense.
"Le Capitaine Fracasse " est encore enlisé sous les sables mouvants de ces intrigues auréolées du titre ronflant de "Cape et d'épée". Cette injustice me navre comme s'il s'agissait d'une injure endeuillant la réputation d'un ami.
J'avoue, je confesse, je reconnais mon attachement irréfragable envers le baron de Sigognac ! il a beau respirer sur papier, jamais il n'errera pareil à un humain terni par les préjugés et racorni sur son narcissisme stérile.  Théophile Gautier,à l'instar de Stendhal avec le sémillant et fantasque Fabrice Del Dongo, a tiré de son cerveau bruissant de la "petite histoire" et de son coeur d'amoureux de la vie, un double armé de vaillance, d'amour et de bonté. un homme qui n'a rien mais qui regagne peu à peu ce que le destin lui avait ôté.
Aventure se déroulant sans haine ou amertume, le baron ne combat nullement pour s'assurer un sort moins lamentable, il est guidé par l'altruiste souhait de sauver la douce Isabelle. Accablé de douleur, il n'hésite pas à rentrer dans l'ombre, à redevenir le seigneur solitaire du "château de la Misère" . Il s'efface, obéissant à cette devise séculaire "Noblesse oblige", lui l'humble "chevalier sans peur et sans reproches", en rendant celle qu'il aimera jusqu'à la mort à un père dont il vient, c'est l'art exquis de l'invention "rocambolesque", de tuer le dernier héritier.
Grâce à Théophile Gautier, la bonne étoile du mélancolique baron exilé en son "château de la misère"de la misère", aidée par le chat noir Béelzébuth "le bon ange"de son maître, resplendira juste à temps pour lui éviter le naufrage de ses amours et ambitions.
Péripéties haletantes et code de l'honneur  au zénith: voilà la définition sublime du légendaire "Noblesse oblige"!
Vers 1960, l'écrivain Michel de Saint-Pierre levait l'oriflamme des "Aristocrates" en ces mots d'une poésie limpide et farouche, cette profession de foi engendrée par l'esprit intrépide, franc et généreux de notre baron de Sigognac:
" Sais-tu combien il reste en France de familles authentiquement nobles ?"
A peine quelques milliers aujourd'hui...
"Ce qui fait quarante mille personnes".(Bien davantage en 2017 !)
"Et jamais tu ne pourras imaginer, mesurer leur importance.
Elles veulent absolument se faire tuer à toutes les guerres. Elles ont un goût contagieux pour des choses qui semblent inutiles.
Que te dire d'autre ?
Elles ont à la fois la tentation de mépriser et le goût de servir.
Partout où elles sont le niveau monte.
Tu ne la vois pas, toi, cette petite armée de bougres à beaux noms qui marchent sur toute l'épaisseur de l'histoire et des traditions ?
Quand la France aura perdu ces gens-là, elle sera morte."
Notre triste baron de Sigognac descend de ce qui constituait déjà sous Louis XIII une rareté: la noblesse immémoriale, celle qui date de la nuit des temps chevaleresques d'avant 1400.
La chevalerie,  même si cela résonne avec un fol romantisme, c'est d'abord un état militaire.
 Le chevalier prêtait serment de défendre son pays, son seigneur, et tous les faibles qui le suppliaient d'arriver à la rescousse. Il recevait son épée des mains de son seigneur et suzerain, nous l'avons tous appris avec émotion et fièvre quand nous étions enfants, après une nuit de veille  et de prières au sein de l'église choisie pour la cérémonie d'adoubement. Ses armes" parlantes" étincelaient sur son étendard, les plus anciennes éclatent de simplicité. C'est un combattant mais jamais un mercenaire.
Il se voue à un chef, une patrie, une cause qui doit être belle. Il ne cherche pas à s'enrichir, la gloire, l'amour, l'honneur forgent sa quête renforcée par une Foi absolue.
Le chevalier épouse celle qu'il aime, en laquelle il voit son roc dans les tempêtes et la mère de fils qui transmettront la noblesse jusqu'au jugement dernier.
La noblesse "d'épée" dédaigne la volonté bourgeoise de la "pureté raciale".
Un proverbe truculent énonce ; "Le coq anoblit la poule"!
La crainte mesquine des fameuses mésalliances, cela annonce un état d'esprit rétréci et méfiant, une vanité de mauvais aloi que n'aurait admis le franc et généreux Sigognac.
 Le baron de Sigognac est l'héritier direct de Palamède de Sigognac qui fit claquer au vent de la Palestine son blason "Trois cigognes d'or, deux et une, sur fond d'azur"en 1099 sous l'égide de Godefroy de Bouillon.
Théophile Gautier en conteur émérite  se plaît à ranimer le feu guerrier dormant au sein des braises : le baron rejette son vilain costume de Capitaine Fracasse et reprend l'épée de son père afin de défier en duel un arrogant jeune duc prétendant aux faveurs de la pudique Isabelle.
Or le duc ignore qui le provoque ! il ne saurait se battre contre un gueux ! c'est un vieil ami du baron, le marquis de Bruyères, amant d'une des comédiennes de la troupe, qui lève le voile . D'un seul coup, le code chevaleresque s'incarne dans le baron "sans-avoir":
"Vous me connaissez, marquis, dit le baron; quoique jusqu'à présent vous avez respecté mon incognito, vous savez quels furent mes ancêtres, et vous pouvez certifier que le sang des Sigognac est noble depuis mille ans, et que ceux qui ont porté ce nom n'ont jamais souffert une tâche sur leurs armoiries."
La piquante comédienne chargée du rôle coquin et moqueur de la Soubrette, la brune et flamboyante Zerbine, sursaute à ce discours .Elle ne reconnaît plus son camarade Fracasse ! ce canard tristounet se métamorphose en un beau cygne blanc secouant ses ailes ... Le marquis de Bruyères, bon-vivant, charmant et débonnaire, se redresse, devient grave, et accepte d'être le frère d'armes de son voisin affligé de pauvreté mais éblouissant de noblesse:
"Baron de Sigognac, dit le marquis de Bruyères en donnant pour la première fois à son hôte son véritable nom, j'attesterai sur mon honneur devant qui vous le souhaiterez l'antiquité et la noblesse de votre race.Palamède de Sigognac fit merveille à la première croisade, où il menait cent lances.C'est à une époque où bien des nobles qui font les superbes aujourd'hui n'étaient pas même écuyers .Il était fort ami de Hugues de Bruyères mon aïeul."
L'histoire fait une boucle et Sigognac, paré aux yeux de tous du prestige des anciens preux, astique l'épée de famille qu'il compte bien passer au travers du corps de ce duc présomptueux. Cet insolent Vallombreuse acharné à séduire l'étrange Isabelle, si différente des autres comédiennes, si grande dame dans le monde trivial du théâtre de province. Sur la main d'une blancheur incomparable de cette modeste jeune fille chatoie l'éclat violet d'une grosse améthyste gravée d'un blason au dessin prouvant une antique lignée...
Sigognac en est certain : Isabelle vaut bien un duel !
Et son attachement amoureux rachète le baron : il ne déroge pas en se livrant au métier de comédien ; que non pas ! il suit la dame de ses pensées dans ses pérégrinations afin de veiller sur sa quiétude, de voler à son secours en cas d'attaque de maraudeurs, de la protéger des mauvais séducteurs, du froid et de la faim aussi .Cette noble conduite l'élève au lieu de le rabaisser.Il respecte le code de l'antique chevalerie nuancé d'un dévouement sublime digne des troubadours du Languedoc.
Le sentiment exacerbé, c'est une belle chose, le soin apporté à son épée, c'est une nécessité.
Que serait un chevalier, fut-on au siècle de Louis XIII, sans l'épée de son père ?
Le bon Blazius, un des mentors du baron caché sous les oripeaux du Capitaine Fracasse a le sens de la noblesse plus qu'un descendant de croisés ! cet homme pratique  affirme sans détours, lui qui pourtant n'a pas le droit, n'étant pas gentilhomme de s'enorgueillir d'une  brave rapière  :
"Une épée est une amie fidèle, gardienne de la vie et de l'honneur de son maître.
 Elle ne l'abandonnera pas en désastres, périls et mauvaises rencontres, comme font les flatteurs, vile engeance de la prospérité."
Le jeune baron, n'est guère angoissé face au périlleux duel contre une des plus fines lames de Paris . châtelain englouti sous ses tourelles à hiboux en ruines, il occupait ses interminables journées à ferrailler contre son valet, Pierre, qui fut maître d'armes fort considéré au temps du bon roi Henri.
Il a acquis une science de l'escrime qui en remontrerait aux plus indomptables bretteurs de Gasgogne! "Bien habile eût été le fer capable de pénétrer dans le petit cercle où sa garde l'enfermait"...L'aube éclaire de sa pâleur subtile un tableau superbe: deux jeunes "lions" déterminés à se couper la gorge entre gens d'honneur. Or, ce que l'arrogant jeune duc prenait pour une corvée rapide,se métamorphose en déroute de son côté! Sigognac vole comme l'oiseau dont il porte le nom ! il s'élance, écarte l'épée de son adversaire, et lui perfore le bras ! l'épée ducale tombe à terre, le duc ne peut la reprendre, c'en est fini de la grandeur de ce vaniteux Vallombreuse ...
Sigognac ne déroge pas au code d'honneur: il fait grâce au duc alors que le duel n'avait pas à cesser "au premier sang". Le véritable gentilhomme , c'est lui ! ce duel a redoré son blason bien davantage qu'un coffre d'écus sonnants et trébuchants.
"Noblesse oblige", un second duel tiendra les lecteurs dans un état d'exaltation délicieux tandis que la douce Isabelle se pâmera aux pieds des combattants acharnés à s'entretuer.
"Le capitaine Fracasse" est un roman retentissant de clameurs guerrières qui se clôt sur un conte de fées! Isabelle, de pauvre artiste, accède au rang de fille légitimée d'un vénérable prince fortuné, Vallombreuse, assassiné de la façon la plus noble qui soit par Sigognac, a le bon goût de ressusciter et d'endosser un nouveau rôle dans cette distribution tumultueuse: celui de demi- frère d'Isabelle et futur beau-frère de son ex-ennemi.
Comment résister à ces bourrasques héroïques, à ces poursuites échevelées , à ce Sigognac enragé, à ces braves comédiens maniant la ruse et le gourdin, à ces bandits au grand coeur, à ce château-fort sinistre et grandiose enfermant, sur ordre du maudit Vallombreuse, celle qui ne sait encore qu'elle en est la princesse ?
Le vainqueur de cette épopée cascadeuse ne sera pas un chevalier mais un château !
et  son héros le plus touchant, non pas Sigognac, enfin couronné des faveurs d'Isabelle et de la fortune de sa jeune épousée, mais peut-être un chat. Le noir et gourmand Béelzebuth, affamé perpétuel, compagnon brûlant d'affection du baron solitaire, qui aurait tant mérité de savourer  l'opulence revenue.
Le "château de la misère" éblouit d'un éclat impeccable en vertu des efforts extravagants d'une armada d'habiles, et fort coûteux déjà, maçons, charpentiers, sculpteurs, tapissiers, ébénistes et couvreurs, Isabelle cueille à foison l'or de son père princier et en fait un peu trop !
 On regrette le noble dénuement du manoir solitaire, l'austère fierté baignant les jardins en friche,la vigne-vierge se balançant sur les murailles trouées, les salles vides à l'ampleur salvatrice, et le parfum des roses sauvages. On écrase une larme quand le si aimable Béelzébuth succombe au pied du lit nuptial par la faute de son appétit vorace.
 Et, on approuve Sigognac, noble de coeur autant que d'épée, chevalier respectant les plus faibles et les plus fidèles qui :" ne pensait point que les animaux fussent de pures machines, et accordait aux bêtes une âme de nature inférieure à l'âme des hommes, mais capable d'intelligence et de sentiment."
Béelzébuth , à l'instar de ses frères chats de compagnie doués de sens occultes, donne alors un ultime coup de patte bienveillant à son maître si chagriné de lui dire "Adieu"; Sigognac confie son félin au sommeil de la terre et tombe sur le trésor de ses ancêtres !
"Béelzébuth était le bon génie des Sigognac.
En mourant il me fait riche et s'en va quand arrive l'ange Isabelle".
Rien ne vaut un roman bâti sur la devise "Noblesse oblige" pour se sentir heureux et prêt à vaincre les démons et dragons de la vie ! le style ruisselant de beaux mots oubliés et de vivacité juvénile de l'écrivain, levant sa rapière avec son héros, ragaillardira votre français et vos ardeurs...

A bientôt,

Lady Alix

Le baiser d'adieu, Villa Vauban, Luxembourg

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