mardi 8 août 2017

L'art de recevoir un fantôme bien-élevé

L'art de la conversation obéit à des règles strictes si l'on en croit les préceptes du "savoir-vivre à la française".
Les sujets fâcheux ou tristement vulgaires, politique et commérages, dérivant en un clin d'oeil en mesquines rumeurs, sont bannis de toute réunion raffinée ou tentant farouchement d'atteindre cette haute dignité !
De quoi devise-t-on alors sur les pelouses fraîchement tondues, à l'ombre des ramures immémoriales, ou encore sous les antiques plafonds décorés de guirlandes d'or fragiles, de nuages, ternis par la poussière entassée, et, le plus souvent, de caissons de chêne maussades illustrant la manie Renaissance qui s'empara de nos plus romantiques manoirs ?
Au jardin des mots, on cueille les idées, les envolées spirituelles, les critiques audacieuses, les dissertations artistiques, les jugements littéraires et les attendrissements familiaux.
Selon la saison, on s'anime, on s'échauffe devant une flambée crépitante. Au coeur de l'été, on s'apaise ! Il est si reposant de flâner le long d'une rivière paresseuse, en fermant les yeux sur les mauvaises herbes qu'aucune canicule ne tue. On entame une conversation dénuée de préjugés. On tourne le dos aux travaux qui vous cernent sans pitié, et, assis sur un banc de pierre, on se raconte vaguement, on écoute l'autre avec douceur et patience, en caressant un chat de château.( Un félin courtois et discret, si profondément assoupi durant les conversations raffinées que même la trompette du jugement dernier ne lui arracherait un seul frémissement de ses admirables moustaches.)
Mais il est un sujet de prédilection, entre âmes rêveuses et esprits sensibles, qui se moque bien de lieu et du moment, un sujet qui angoisse, ravit, fascine, un sujet, essentiel et poignant, que l'on repousse et que l'on demande:
la rencontre avec un charmant habitant de votre manoir logeant au secret de vos murailles !
Oscar Wilde livra au public intrigué le roman de l'irascible "Fantôme de Canterville".
Or, ceux qui vivent au jour le jour dans une très ancienne maison ont appris à leurs dépens que ce genre d'aimable histoire est indéniablement vraie ...
Une conversation piquante, une confrontation amoureuse, une promenade exaltée avec un fantôme ?
Invention destinée à mettre en fuite les visiteurs encombrants ?
Ou égarement d'un esprit malade à force de solitude ? Ou encore rêve en plein couloir, exutoire fantastique vous aidant à échapper aux miasmes d'une journée décevante, éprouvante ou épouvantable ?
De tout manière:" les fantômes n'existent pas"!
C'est ce que les tempéraments froids et méfiants, abreuvés de prudence et privés d'imagination vous claironnent comme si vous étiez l'auteur d'un crime envers l'insipidité et le conformisme .
Ignorer la dimension intangible de ce royaume où s'ébattent des êtres bien plus sympathiques que le commun des mortels, c'est manquer de discernement, d'amour et de foi .
Nos amis éthérés sont une impalpable réalité, les habitants de ces bateaux navigant de siècle en siècle que l'on décore du nom facile de châteaux vous le confirmeront tous !
Sauf s'ils s'obstinent à n'envisager leurs maisons qu'en tant que masse énorme composée de charpentes, poutres, murs, fenêtres, volets, planchers et plafonds .Le tout usant humeur, économies, amoindrissant l'envie de frayer avec son prochain, ce qui est un moindre mal, et tuant, ce qui est affreux, la bienveillante affection portée aux humbles animaux quêtant nourriture et abri.
A la vérité, on n'est jamais seul dans une très vieille maison.
Et c'est là son attrait. Sinon, comment envisager de prendre sur ses épaules ce monstrueux fardeau façonné par un passé irrémédiablement présent ?
On n'est jamais seul, toutefois s'entourer d'animaux aide à mieux comprendre qui déambule en traversant les murs sous votre nez et devant vos yeux aveugles.
Votre chat, chevalier de La Gouttière émérite saura vous indiquer d'un étrange miaulement, une clarté surnaturelle s'échappant de son regard soudain tourné vers un pan de mur vide, que vous recevez ce soir un visiteur inconnu...
Ou connu ! tout dépend de votre curiosité, de vos liens de parenté, de votre goût des relations insolites. Une règle d'or gouverne ces rencontres fugaces ou traditionnelles. Aucune frayeur ne brouille votre esprit, tout semble d'un naturel foudroyant. Ensuite, en y songeant, vous suffoquerez peut-être au grand air, vous tremblerez de froid en plein soleil, vous chuchoterez à un ami compatissant:
" Je ne suis pas folle( ou fou), absolument pas, mais je crois bien avoir engagé la conversation avec quelqu'un chez moi, et tout à coup, je me suis retrouvé en face de l'escalier, je te le jure, j'ai eu l'impression que mon compagnon venait d'y pénétrer. Ne le dis à personne..."
Il va de soi que votre ami bienveillant vous rassurera: votre cerveau n'est nullement ravagé, vous avez reçu le baptême des maisons historiques, quoi de plus charmant ? On vous a jugé digne d'une présentation illustrant les lois d'un savoir-vivre immémorial entre anciens et nouveaux habitants de tout manoir balayé de vaporeux souvenirs séculaires .
Recenser les "passe-murailles" polis et silencieux rodant chez soi exige un flegme aguerri. Au bout de 22 ans, je pense que, chez nous, cette société fantasque se compose de 4 membres d'une courtoisie réconfortante.
D'abord, un enfant éternel surgi de l'Ancien-Régime", ensuite une noble dame, en ses voiles immaculées, dont la légende me fut attestée de façon officielle, une femme de chambre établie aux confins des couloirs depuis la" Belle Epoque", enfin la figure la plus marquante, un bel homme à l'oeil unique.
Ce dernier est un cas d'une extrême singularité: il s'agit  d'un baladeur, un fantôme "importé" de la maison de mon arrière -grand-mère, un exilé doué d'une robuste constitution qui a usé d'un audacieux stratagème afin de nous suivre à la trace.
Théodule L, sémillant dandy à la mode Balzacienne, purgeait quelques fautes vénielles du fond de son portrait accroché dans l'obscur couloir d'une austère bâtisse béarnaise franchement décrépie.
Le hasard lui apprit que sa lointaine descendante venait d'installer sa famille en une noble ruine du Languedoc. L'ingénieux personnage décida de se rendre détestable afin de nous rejoindre dans ce lieu bien plus romantique, et tellement adaptée à sa tranquille arrogance !
 Il n'hésita pas à sortir de son cadre pompeux à des heures exagérément fantaisistes. Bientôt, les locataires de la villégiature, édifiée comme un balcon au dessus d'une vallée silencieuse et sauvage, ne purent fermer l'oeil , ni méditer en paix .
Sans cesse, ces malheureux croisaient la haute silhouette en redingote et lavallière de ce fantôme scrutant leurs moindres éternuements de toute la flamme étrange de son oeil unique.
Au temps béni de l'enfance, j'avais  d'ailleurs suggéré que ce Théodule au beau prénom signifiant "serviteur de Dieu" en Grec ancien, puisse recevoir le sobriquet affectueux de "Polyphème",en souvenir du terrible cyclope qui voulut dévorer les compagnons d'Ulysse.
Les grandes personnes manquant d'humour à chaque génération, on ne m'avait pas écoutée ...
Le chahut muet de Théodule le fit haïr de tous, et, ce que ce diable de fantôme avait prévu, arriva: on nous supplia d'en débarrasser le paradis montagnard ! toutefois, on ne guérit pas un fantôme de son obsession invétérée de la fugue.
Le" nôtre" erre de sa démarche flottante, son oeil ardent pétillant de curiosité,ses moustaches relevés, un sourire narquois aux lèvres, il accomplit un petit parcours d'honneur, semble éprouver une prédilection envers le grand escalier, et adore converser de tout et rien en ma compagnie sur les marches de pierre usées.
Je lui confie mes secrets, et, loin de compatir à mes tourments, il m'agace en dardant son oeil de cyclope sur ma personne ! en son jargon éthéré, je sais qu'il me traite de lâche, voire d'ingrate :
ne suis-je en vie après-tout ?
En dépit de son franc-parler, Théodule nous démontre souvent sa magnifique science du "savoir-vivre à la français".
Il nous soutient de toute sa frappante distinction en présence de nos invités, et ne perd jamais l'occasion de suivre longuement, amoureusement-même, les plus jolies femmes montant vers lui dans leurs plus jolies robes.
C'est un peu notre étoile polaire ! or, deux astres éteints brillent parfois au firmament de notre manoir.
Le vent d'Autan, malédiction irréfragable s'abattant avec une régularité de "coucou suisse" sur le Languedoc, éveille en nos corridors deux créatures liées jusqu'au jugement dernier: une comtesse et sa soubrette ! la seconde porte un verre d'eau fraîche à la première afin de la rassurer les nuits dévastées par les âpres bourrasques.
 Ne riez-pas ! les légendes nous aident à ne pas perdre notre âme d'enfant: il est bon de les écouter avec indulgence...
 La noble dame a été aperçue maintes foi par des gens doctes et sérieuxs; et même repérée en train de traverser le mur de notre ancienne chambre du premier étage (depuis nous nous contentons de la pièce voisine) par une charmante amie dont le caractère prosaïque ne laisse aucune place aux vertiges de l'illusion.
A chaque fois, le même épisode recommence ...
Forme svelte charriant une envolée de blanche mousseline, la comtesse se réfugie dans sa vaste chambre à l'instant précis où les soupirs lugubres de l'autan s'évertuent sur les volets.
C'est alors que l'on entend un pas léger éreintant les nerfs, glaçant les coeurs. Le trottinement s'accentue, si j'ai l'esprit en alerte, je me recouvre la figure de mon drap, la tempête hurle, au bout de la maison une porte claque, un pied étranger crisse sur le parquet en face de ma chambre, un cristal chante, puis, le vent efface tout et, grâce au Ciel, le sommeil me prend ...A l'aube, je tremble un peu, j'entends un faible écho, et je me fais une raison !
L'enfant solitaire, silhouette preste en habit fermé d'épais boutons et coiffé d'un chapeau qui dérobait ses traits, a cessé de se mêler à nous depuis que nos fils sont devenus des jeunes gens..
L'un d'entre eux jouait des après-midi durant en sa compagnie invisible .
L'enfance sait voir si loin, ce sens s'égare en route, peut-être se retrouve-t-il, à la douce manière des amours perdues.
En tout cas, nous gardons Théodule ! un fantôme à poste fixe, c'est bien assez ...

A bientôt !

Lady Alix
Un fantôme classique pour tout vieux château:
portrait fantaisiste de François de Bourbon, signé Fragonard
Musée Fragonard, Grasse.

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