mercredi 26 juillet 2017

Contes du vieux château : L'art d'inventer un impossible festival !

Une réception originale, musicale et raffinée en pleine campagne !
 Qui peut avoir cette brillante idée ?
Certainement aucun être vivant doué de bon sens. C'est hélas notre distraction favorite afin de remédier à l'isolement fatal de la légendaire et absurde "vie de château"sous la brise de l'impécuniosité. A chaque fois nous faisons la promesse de ne plus jamais tomber dans ce traquenard, et l'année suivante, étourdis et enthousiastes, nous recommençons .
 Comment ne pas céder à la tentation incongrue d'inventer une fête, allant de la soirée dansante costumée au dîner en bleu ou au concert tragi-comique,pour le simple plaisir de remplir une maison, habituée à bouder dans la solitude, du réconfortant spectacle de visages souriants.
Nous raffolons de thèmes surprenants et les disputes s'élèvent car chaque membre de la famille insiste afin de défendre ce qu'il juge l'inspiration la plus originale depuis les premiers trépignements de nos ancêtres se réjouissant au fond de leurs grottes profondes.
Notre maison adore recevoir, elle soupire de bonheur à l'entrée des invités et se pare autant qu'une coquette cachant ses rides sous un nuage de poudre .Mélancolique et glorieusement défraîchie le jour, elle se nimbe d'un éclat mystérieux le soir et atteint la magie d'un château de conte de fées au coeur de la nuit.
Je crois que c'est surtout pour lui être agréable que nous l'inondons d'artistes ignorés, de danses vigoureuses et de musique romantique, de porcelaine fragile et de nappes à la nuance azurée.
Nous-même n'en demandons pas tant. Il nous incombe toutefois être dignes de la maison extraordinaire qui jeta autrefois son dévolu sur notre famille idéaliste. Nous lui devons beaucoup.
Ne nous abrite-t-elle avec vaillance, jamais excédée de nos initiatives insolentes et de notre sotte conviction d'en savoir plus long qu'elle sur notre destin commun ?
Au tout début, alors que nos salons résonnaient comme des cavernes creuses, que nos murs affligeaient les visiteurs pragmatiques par l'évidence de leur nudité saupoudrée de fissures, qu'une chaise semblait un exceptionnel élément de confort et que le jardin étouffait sous une mer de plantes épineuses d'une férocité sans pareille, même le roi des clochards aurait fui le charme exquis de notre hospitalité.
J'avais, à cette époque, l'endurance des optimistes nouée au coeur, et l'orgueil des mortels affrontant les dieux attaché à la ceinture. Un voisin osa me taquiner de sa facile ironie en doutant de notre avenir civilisé en ce manoir ouvert aux intempéries.
Puérilement vexée d'être quasi rabaissée au rang d'aimable barbare, je relevais le gant !
Le défi, absurde et puéril, mais nous étions à l'époque véritablement jeunes et royalement fous, était le suivant:
parviendrais-je du fond de mes ruines à attirer une foule radieuse à une sorte de "garden-party" vouée aux Arts ?
L'autre s'amusait, sûr de lui. Hautaine et péremptoire,  je promis à cet habitant d'un logis plus salubre que mon  triste manoir éclairerait le monde et en ranimant l'humanisme de Rabelais et les rosiers de Ronsard à la fin du prochain printemps.
 Là-dessus, l'arrogant voisin rit deux fois plus et me donna rendez-vous au printemps, en m'assurant de sa future compassion.
Or, dans la vie, mieux vaut ne pas mésestimer la prodigieuse capacité d'invention d'un coeur orageux. J'écumais, oui, j'étais même à la limite de la crise de nerfs. Toutefois, une énergie belliqueuse m'emportait déjà vers la victoire.
Cet ami, alourdi de certitudes exaspérantes, allait tomber du haut de trois donjons, me prier de lui pardonner son ingrat pessimisme et applaudir aux initiatives géniales qui envahiraient bientôt mon cerveau.
Convaincue, je calmais mon ire enfantine et annonçai à ma famille épouvantée que nous avions un festival à organiser en trois mois.
C'était une prise de risques inouïe ! les artistes sont tout sauf des êtres éthérés, il faut les nourrir, les choyer, les réconforter et encore mieux, les dénicher !
L'homme-mari, couvrant à ce moment-là, les guirlandes fleuris du plus beau plafond à l'aide d'un pinceau trempé de feuille d'or, au plafond, manqua choir de son échafaudage, fit semblant d'admirer mon audace et soupira si lugubrement qu'un nuage précieux s'envola sous son nez. Je me sentis accablée de remords,  mais, c'était trop tard, une fois l'honneur en jeu, on ne saurait reculer.
Quelle fâcheuse folie l'orgueil ne féconde-t-il !
J'avais si peu de temps afin d'égaler le festival d'Avignon, de Carcassonne ou d'Aix-en-Provence au sein d'un manoir atrocement délabré !
Le toit de la maison béait encore, nos rares dîners entre amis recevaient des cascades délicieuses de fraîche eau de pluie sur la belle nappe brodée, nos courses armées de seaux suscitaient une bonne et franche hilarité, nos enfants déployaient un parapluie en récitant leurs leçons. Ce rythme haletant nous maintenait en une forme éblouissante !
L'imposer toutefois à des amis innocents, et pire, à un aréopage de pianistes, peintres, sculpteurs, chanteurs, provoquerait un drame peut-être sanglant, à coup sûr bruyant ...
Je réunis un conseil de guerre mêlant mes jeunes enfants farceurs et joyeux, leurs jeunes amis éclatants de santé, et parfaitement indisciplinables, et une poignée de connaissances hétéroclites unis par un vif désir de s'amuser au sein d'un hiver maussade.
Dans ce lot insolite se trouvait un étrange sculpteur conseillé par un de ses admirateurs.
Or, en regardant s'asseoir au coin du feu cette" force de la nature" embarrassée d'un énorme sac, je fus la proie d'un obscur pressentiment.
L'artiste herculéen  me confia qu'il n'aimait rien tant que se précipiter sur les heureux mortels doués de "têtes inspirantes" afin de les immortaliser dans la glaise, le marbre, ou le plâtre, selon les ressources financières de ses modèles improvisés. Croyant m'être agréable, il  nous présenta sa collection évoquant les prises de guerre d'un chef cannibale: c'était franchement fort déroutant et dérangeant!
 Ces pauvres têtes grimaçaient, roulaient des yeux de criminels soumis à la "question" et semblaient aussi ravagées que notre façade nord, révélant son piteux état après le sacrifice de ses guirlandes de vigne-vierge.
Mes fils se tordirent de rire, notre chatte quitta la pièce en levant une tête offensée (les félins de compagnie ont une conscience aiguisée du ridicule) et je me répandis en louanges polies qui ne trompèrent personne. Mais, tant pis, la difficulté enseigne une certaine humilité.
Mon festival se contenterait des bonnes volontés. Le" coupeur de têtes" s'étala ainsi en haut de ma liste de créateurs de toute espèce. L'aîné de mes fils jouait très joliment du Chopin, malgré son jeune âge, il écopa de la seconde place.
 Ensuite, je remontai vers l'Olympe en engageant une amatrice éclairée qui promis de faire jaillir les sons les plus passionnés du répertoire romantique sur notre piano enrhumé. En récompense, cette artiste altruiste ne réclamait rien ou à peine, juste une invitation à dîner et un "petit cachet" fourni par les dons d'un public chimérique.
Délaissant la musique au profit de la peinture, je recrutai  ensuite une Anglaise qui semblait inventée par Woodehouse ou Lawrence Durrell. Une excentrique, convaincue, elle était manifestement la seule, de son piquant talent de peintre de "Natures Mortes". Son élan créateur l'entraînait vers de singulières compositions provoquant une vague mélancolie ou déclenchant une hilarité irrésistible: elle était obsédée par les gobelets de cristal et les fruits pourris. Pourtant, accrochées au mur, ces toiles garnissaient l'espace sans offusquer l'oeil.
Je soumis ces oeuvres britanniques à mon jury qui les admit de bonne grâce : cela mettait une note de couleur et de cocasserie, pourquoi aussi ne pas donner sa chance à cette si pittoresque représentante des héroïnes les plus farfelues de la littérature d'outre-Manche ?
 Puis, la panne vint.
Je scrutai le Ciel, le village, j'errai dans la maison, les illuminations originales s'enfuyaient. Allais-je abandonner ? l'homme-mari, toujours au plafond, l'espérait avec ardeur.
 Au moment précis où j'allai avouer ma défaite avant de combattre, le courrier me gratifia d'une enveloppe qui avait traversé les mers afin de m'accabler davantage.
De sa mission diplomatique en un continent lointain, sous des cieux rayonnants, assis au milieu de son jardin de paradis, le" parieur" avait l'audace de terrasser mes efforts d'une formule qui se voulait enjouée : il craignait, écrivait-il, "les fautes de goûts" qui ne manqueraient pas de ternir notre beau festival.
Dire que je vis rouge ne serait qu'un mot piètre.
Ce billet  respirant une certaine lucidité me fit l'effet d'une piqûre de scorpion ! en un froncement de nez, je repartis dans la bataille de la culture éclairant les campagnes.
Je devais regarder la catastrophe annoncée droit dans les yeux ; mes artistes étaient tous doués d'un grand coeur, mais le public réclame du concret et non de beaux élans humanistes. J'allai donc chercher fortune du côté d'un" Conservatoire", mot qui respire le sérieux et rassure les mères de famille, et j'entrepris de défendre ma généreuse utopie : un après-midi au jardin voué aux Arts.
 Les artistes de nos jours tiennent malheureusement davantage de la fourmi que de la cigale.
Les refus cascadèrent au risque de me noyer. Un coup de fil m'empêcha in extremis de chavirer: c'était mon sauveur ! ou du moins je le crus ..
.Ce cavalier blanc était un jeune chanteur, apprenti baryton, qui me promit, dans un flot de paroles hypocrites, se répandre en sons harmonieux à la date prévue, moyennant un discours flatteur et un article dans les gazettes .
Naïve et ravie, je repris espoir et en profitai pour annoncer à la presse locale la magnificence de mon festival. La réaction d'une journaliste spécialiste des événements secouant la monotonie de notre terroir me posa alors une question qui me fit comprendre à quel point je ne comprenais rien aux choses de la vie.
"Le buffet sera-t-il payant?"
Un buffet ! ciel ! comment n'y avais-je songé ! sans nourritures terrestres, les régals spirituels ne susciteraient qu'indifférence et sarcasmes.
Toutefois nous ne pouvions nous ruiner en notes d'épicerie ! l'homme-mari déchaînerait sur mon festival les foudres normales d'un père de famille indignement spolié ! comment concilier munificence gustative et impécuniosité élégante ?
 Une dame du village me présenta la solution la plus simple : remplacer  pour les spectateurs des environs les quelques euros du billet d'entrée par un déferlement de gâteaux préparés avec amour et habileté.
 Nous accumulerions sur de fragiles tables rudimentaires les indispensables rafraîchissements, et la garden-party prendrait des allures de pique-nique bon-enfant. J'embrassai cette personne et tout le monde loua sa fine intelligence du "terrain"!
Soudain passionnés, mes fils se transformèrent en meneurs d'hommes de 9, 7 et 5 ans.
L'homme-mari et moi-même venions de semer un beau gazon s'allongeant devant la maison à l'instar d'un étang du plus charmant vert-clair .Cette réussite obtenue à la force du poignet nous reposait des soucis journaliers et adoucissait notre humeur.
Tout le reste du jardin sentait violemment le sauvage. Plusieurs années de taille, coupe, défrichage varié et opiniâtre se déroulaient devant nous, mais qu'importait ce programme rebutant ! notre pelouse, honorée du titre de "coulée verte" ranimait déjà notre courage.
Or, ces diables d'enfants d'un commun accord eurent l'audace inimaginable de convier 22 gamins de leur âge tendre à un match de football entre deux bandes d'amis robustes et rivaux. Nous ne nous doutâmes bien évidemment qu'au coup d'envoi du cauchemar qui s'ensuivit...
Le grand jour frappa à notre porte.
Le  vaniteux diplomate parieur, sûr de sa victoire, me fit porter aimablement le matin de la fatale épreuve du genêt odorant qui se métamorphosa aussitôt en cache-misère dans les salles d'exposition: les têtes de l'ami-sculpteur réparties parmi les branches fleuries en perdirent leur apparence maléfique ! cela devint une sorte de mise en scène surréaliste du plus splendide effet.
Je cessasi de maudire le voyageur et me fis une raison. Nous allions  au fiasco, mais qui sait, peut-être les rares personnes qui se soucieraient de notre "après-midi des Arts" apprécieraient-elles nos tentatives fantaisistes destinées à les amuser quelques instants ...
Je perdrai mon pari, mais j'aurai le mérite touchant de ceux qui aiment les causes impossibles. L'homme-mari avait prédit une vingtaine de curieux.
 Quand les cloches de l'église tintèrent, je ne pus accueillir les premiers venus, le téléphone hurlait comme un enragé et le message que j'en reçus manqua de m'étourdir: les chanteurs du conservatoire nous reniaient purement et simplement !
 Ils avaient autre chose à faire ! je raccrochais avec douleur et fureur.
Nouvelle sonnerie, nouvelle averse glaciale: mon cousin, pianiste sensible, enrôlé au prix d'une puissance de persuasion éreintante, souffrait depuis dix minutes de peines de coeur ! il se réfugiait ainsi au bout du monde et s'en excusait !
Ce fut un miracle si je ne succombais moi-même à une crise fatale !
Je contemplais les yeux larmoyants l'horrible engin, il ne s'en tiendrait pas là, mon intuition affûtée par le désarroi ne se trompait guère: la concertiste au répertoire romantique sortait des Urgences; une mauvaise chute et la voilà le bras plâtré !
 Je sentis ce que Napoléon éprouva sur les eaux gelées de la Berezina...Mon festival était en lambeaux, et le ridicule inscrit en lettres de feux sur mon front.
On dit souvent que c'est en touchant le fond que l'on remonte.
J'entendis une valse de Chopin se dérouler en vagues apaisantes en souhaitant la bienvenue non pas à vingt badauds mais une bonne centaine ! un membre de ma famille tirait de notre piano exténué une fontaine de jouvence ! mon jeune fils exalté par cet exemple se surpassa !
 Un tonnerre d'applaudissements guérit ma panique, chaque musicien présent voulut charmer le public, un concert s'improvisa, joyeux et délirant.
Le sculpteur attira un mécène japonais, la lady taquinant le pinceau fut adulée par des gentlemen énamourés, la pelouse fut anéantie par une horde d'enfants rieurs; les tables s'effondrèrent sous les pâtisseries compactes et les quiches démesurées fournies avec une profusion prouvant que la campagne sait façonner les grands coeurs et pourvoir aux grandes faims .
Ce fut un après-midi de conversation décousue, de rencontres incongrues, de musique libre et d'agapes enfantines.
 Les Arts n'ont-ils pour vocation de rassembler et de rendre heureux ?
J'eus le triomphe d'autant plus modeste que cette victoire était une plaisanterie du destin, ce farceur semant le bon et le mauvais, le pire et le meilleur, l'absurde et le raisonnable. Le parieur et moi oubliâmes, avec un tact consommé, les sujets fâcheux et prîmes le parti  de consoler l'homme-mari mortellement affligé de l'aspect de sa pelouse: on l'aurait cru piétinée par une armée de sangliers !
 Un très singulier hasard décida d'une bonne averse de printemps...
Et le gazon martyrisé reprit vie le lendemain : finalement, ce "festival"  nous porta bonheur !

A bientôt,

Lady Alix

Marguerite Gérard:" Le concert", 1802,
Musée Fragonard à Grasse,


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