dimanche 21 mai 2017

Tragédies amoureuses au "Grand Hôtel" de Vicki Baum !

Berlin, printemps frileux de l'an 1928 : les années folles battent leur plein d'insouciance pour les heureux mortels de la "Café Society" échappant aux affres d'un amer quotidien .
Sous les ors déjà surannés du "Grand Hôtel", entre les tentures de velours et les plantes vertes exubérantes, élégantes déprimées, barons désargentés, diplomates oisifs, hommes d'affaires fourbes, femmes de "petite vertu" ou malheureux déracinés tentant de vivre vite avant d'être attrapé par la mort, se croisent, se blessent, s'attirent, s'aiment et s'éloignent .
La déesse gouvernant les lieux, c'est la porte magique, à la mode d'autrefois, laissant entrer un par un, d'étranges personnages.
Le "Grand hôtel", pays factice et luxueux, insolite et trompeur, eaux dormantes agitées de tempêtes sous-marines, c'est un roman aussi optimiste que cruel de Vicki Baum, audacieuse romancière autrichienne des années trente .
Qui se souvient de cet écrivain  ? "Sang et volupté à Bali" se feuillette encore dans la pénombre d'une échoppe de bouquiniste provincial ; "Grand hôtel" hésite à se frayer un chemin du fond de notre mémoire . Pourtant oser emporte le livre aux pages écornés et jaunis amène immédiatement une récompense : un océan poudré de soleil puissant vous secoue corps et âme
.Les vrais écrivains ne meurent jamais et leur force de suggestion vous saisit autant qu'un coup de foudre .
A cette époque, la "vieille Europe" était subtilement grignotée par un démon souterrain qui précipita le déclin d'une civilisation vouée à un certain sens du bonheur.
Or, aucun des acteurs de ce théâtre mouvant, pris sur le vif par la féroce et généreuse Vicki Baum, ne se doute de la montée des périls, de la crise qui fera rage très bientôt .La politique est une donnée inconnue, l'avenir reste une volonté, un défi, ou une catastrophe ne concernant que des héros enfermés sur leurs désespoirs, farouchement indépendants dans leur impitoyable traversée d'un tunnel menant Dieu sait où.
Chaque client, chaque employé de ce "Grand Hôtel" se métamorphose en un être bouleversant, cherchant un sens à une existence incompréhensible, et le trouvant soudain, à force de frapper à des portes qui paraissaient closes. Un repli s'ouvre au sein d'un destin particulièrement amer. Juste une lueur dans la nuit noire de l'âme, assez pour avancer sans plus regarder en arrière.
Se laver du passé, se laver de l'odeur nauséabonde des défaites, des trahisons, de la maladie, de l'âge, de la ruine, respirer l'air du dehors.
Sortir du "Grand Hôtel", la tête haute vers un inconnu roulant ses vagues pareilles à celles de la méditerranée qui entraîna Ulysse vers  Nausicaa, Circé et Calypso.
Au sein de ce monde drapé dans sa courtoisie de bon-ton, se dessine tout de suite le délicat visage et la gracieuse silhouette d'un cygne immaculé que les hommes appellent la" Grousinskaïa".
Une "prima ballerina assolutta "qui autrefois ravageait les coeurs des princes, grands-ducs et autres flatteuses conquêtes.
L'étoile vacillante a gardé un corps sublime de ses interminables séances de torture artistique.
Le ballet est le plus dur des maîtres, la Grousinskaïa a été la plus zélée des esclaves .
Hélas ! nul ne connaît l'état mental désastreux, pas plus que l'âge véritable, de cette beauté fardée, dérobant, sous sa souplesse féline, le triste fardeau de sa solitude. Ou sa dure condition d'ange déchu, comme on voudra .
Or, le rideau tombe comme un couperet de guillotine, ce funeste soir où, en tournée à Berlin, à la fin mars 1928, l'ensorcelante danseuse ne fait plus salle comble.
Voici bientôt 18 années que les Berlinois se sont habitués à ses prouesses exquises, au jeu aérien de ses jambes étourdissantes, à sa sveltesse d'oiseau, à sa peau diaphane, à ses mines précieuses, à ses tournoiements identiques .
 Les Berlinois s'ennuient ! cette Grousinskaïa n'innove pas ! on dirait que sa danse est prisonnière des glaces éternelles ! de quoi endormir même un enfant excité ...
Une trentaine de messieurs fort respectables patientent encore à l'issue du spectacle afin d'accabler  la somptueuse ruine d'hommages polis .On lui livre encore des orchidées dans la chambre 68 du Grand Hôtel. Les serviteurs endurent encore ses crises de nerfs traditionnelles.
L'obscur comptable Kringelein, rongé par un cancer,  et déterminé à dépenser avant sa mort prochaine, l'argent économisé durant de ternes années d'inutile labeur, éprouve un éblouissement allègre en suivant sa vaporeuse personne, en diadème et manteau lamé or, dans les couloirs .
C'est sans doute un hommage infiniment touchant, toutefois la Grousinskaïa s'en écoeure .
La danseuse ne se leurre pas .Elle a fait son temps.
On ne voit plus en elle qu'un charmant accessoire démodé. Même les perles à l'orient de rose de mai dont un grand-duc, cousin du dernier Tsar, avait encerclé son long cou, la brûlent à l'instar d'un avertissement fatal .
Ces damnées perles qui attiraient la chance maintenant la détournent ! la Grousinskaïa, a un tempérament,excessif, c'est une vraie Russe, la passion est son domaine de prédilection. Si ces perles sans prix ne sont plus un talisman, qui l'aidera ?
Qui surgira de l'ombre et guérira son atroce mal d'exister pour rien, ou si peu : quelques applaudissements, une pitié bienveillante, le néant !
Ses jours rompus de discipline féroce, nourris de la frénésie héroïque du ballet se sont envolés si vainement. La Grousinskaïa se fige devant le verdict intolérable de son miroir : elle ne voit que ses rides,  la laideur de son teint blafard, les stigmates d'une lassitude intense .
Elle ne voit pas la réalité de sa beauté forgée de charme et de volonté irréfragables .
Or, un homme la surveille depuis longtemps, il ne cesse de l'épier, de la suivre,d'observer la moindre de ses manies, il a applaudi cette sylphide murissante à Nice . Le voici à Berlin, au Grand Hôtel, pays bienveillant envers les déesses fatiguée.
On y supporte cet ouragan monté sur chaussons à pointes avec une sollicitude ironique.
Mais que lui veut le sémillant Félix de Gaigern ?
Qui est-il au juste ?
 En tout cas , on l'adore au Grand Hôtel : tout le peuple de cet étrange contrée, vouée au bien-être de parfaits inconnus, raffole de ce jeune et fou Baron de Gaigern.
 Un dandy comme il n'en existe plus guère, un de ces rares hommes sachant porter le smoking avec une désinvolture racée inimitable ! et beau ! et aimable ! et courtois à circonvenir la plus puritaine ou la plus hautaine des femmes. Grandes dames et soubrettes fondent d'extase dés que le regard bleu ciel de ce faux naïf d'illustre lignée se pose sur leurs personnes soudain transfigurées .
La crème brûlée des séducteurs, c'est lui !
Ce que ces charmantes bécasses ignorent, c'est que l'exquis baron de Gaigern enfreint chaque soir ou presque les lois en vigueur dans un pays civilisé .Que ne ferait un gentilhomme afin de sauvegarder l'héritage de ses glorieux ancêtres ?
L'aile sud de son château menaçant de s'écrouler, ses domestiques de famille grognant dans leurs dépendances, ses vieux chiens de chasse pleurant de faim, ses chats furibonds à force de courir en quête d'indigestes souris, ce descendant direct du baron de Sigognac (héros famélique et désargenté sorti tout droit armé de son seul panache de la cervelle de Théophile Gautier) a tout naturellement embrassé la profession de rat d'hôtel .
Que doit-il dérober, contrat illicite oblige, à la Grousinskaïa en détresse  ?
Ses perles fines, cela va de soi! de rondes perles messagères de l'aube, à l'éclat de lune des moissons. Précieuses à linstar du sautoir  fabuleux que le joaillier Cartier céda en 1917 au banquier américain Morton, contre un immeuble surplombant la prodigieuse 5e Avenue; afin de satisfaire le caprice de sa jeune croqueuse d'épouse !
Le défi en vaut la peine et le baron a décidé de passer à l'action.
Cette mission semble si facile ! un peu d'astuce, une acrobatie sur le balcon ou une pirouette derrière la porte. Qui soupçonnerait un habitué aristocratique de ce larcin épouvantable: priver une ballerine larmoyante de sa fortune de guerre et de son talisman préféré ?
Bien sûr, rien ne se passe jamais comme on le prévoit, dans un palace comme dans la vie .
A l'heure où la danseuse est censée se répandre en dix mille pirouettes, l'audacieux baron se glisse dans sa chambre, encore tout haletant d'avoir escaladé une façade lisse, et bravé les pires dangers .
Il met la main en deux secondes sur les perles et s'interroge, étonné, ces grains rosés valent-ils vraiment des sommes colossales ?
Le beau Félix n'a guère le loisir de s'appesantir davantage sur cette épineuse question : la porte s'ouvre et la Grousinskaïa se précipite en larmes sur son lit.
Le voleur est pris au piège ! impossible de filer comme prévu par la porte , impossible d'affronter le vide par la fenêtre .Une seule issue : attendre le sommeil de la malheureuse ballerine .
Hélas ! si celle-ci s'est enfuie du théâtre, en ordonnant à sa doublure de la remplacer,  c'est pour assouvir un dessein des plus tragiques
.L'étoile sait qu'elle sa lumière s'éteint peu à peu .Elle a décidé de s'endormir définitivement ...
Les hommes, ces ingrats, se passeront bien de ses pas de danse !
Or, Félix a le coeur beaucoup trop bon pour un rat d'hôtel .Surgissant des tentures, il parvient à détourner la Grousinskaïa de sa tasse de thé au véronal .Et, la prudence la plus élémentaire lui commandant d'apparaître irréprochable, il n'a qu'une comédie à jouer : celle de l'amour .
La danseuse hésite à le croire, son amertume l'éloigne radicalement de ces déclarations dont elle a perdu l'habitude.
Mais, on navigue sans boussole à cette heure avancée; la chair et le coeur sont faibles, le baron n'a jamais vu une femme au corps aussi attirant, la Grousinskaïa n'a jamais été désirée par un homme d'un romantisme aussi désarmant .
Les voilà enlevés vers le royaume interdit de la passion érotique .
L'art de Vicki Baum atteint son apogée. L'entente charnelle est doucement supplantée par un sentiment bizarre, une tendresse vertigineuse emportant les deux inconnus dans une dimension qu'ils n'osent nommer :
"L'homme oublia les perles dans ses poches; la femme oublia l'insuccès de la scène et la tasse de thé saturée de véronal ...
Ensemble ils glissent dans le tournoiement confus de la nuit d'amour: ils passent de l'étreinte au murmure, du murmure au bref assoupissement et au rêve, et du rêve dans l'étreinte suivante ...
Deux êtres humains, venus de deux bouts du monde, pour se rencontrer pendant quelques heures, dans le lit d'hôtel si souvent occupé du numéro 68."
La Grousinskaïa est une guerrière usée qui sent des forces vives l'envahir; elle comprend que cet amant miraculeux lui a été envoyé pour engager une nouvelle partie avec la destinée .Des idées de chorégraphie passent dans sa tête, l'espoir reverdit à une allure infernale .
Que se passe-t-il ? Ceci :
"Cette nuit, dans cette chambre d'hôtel indifférente, elle sentait qu'elle s'embrasait, se métamorphosait: elle découvrait l'amour à l'existence duquel elle ne croyait pas ."
Et le charmant voleur dans ce fatras ?
Le baron évite d'être démasqué en racontant un mensonge qui respire la vérité.
Il veut exister pour cette femme, il veut lui prouver que cette nuit rien ne fut banal, calculé, factice :
"Il n'avait plus qu'un sentiment poignant d'attachement pour cette femme, un désir immense de se montrer bon, bon pour elle !"
Victime de sa galanterie, le baron sacrifie  la chevalière gravée de ses armes à cette amante qui a tant besoin d'un talisman neuf .
Sans le savoir, la Grousinskaïa, va provoquer la déconfiture financière de cet homme adoré en se promettant de confier ses perles à une oeuvre de charité ! si seulement elle avait choisi le baron, cela aurait été la plus superbe largesse de sa vie: elle aurait sauvé son amant adoré des règlements de compte de ses "associés" dans le crime ! quelle farce atroce ! l'auteur se moque-t-elle de nous ?L'histoire était trop belle, le destin se venge d'un seul coup .
Pourtant, la passion délirante incendie une conversation hallucinante de la Grousinskaïa s'imaginant entendre au bout du fil la voix tendre du baron qui vient d'être odieusement assassiné par un lâche homme d'affaires. Peut-être cette conversation a-t-elle lieu en liaison directe avec l'au-delà ...
(Cet épisode sacre Vicki Baum princesse inavouée de l'écriture surréaliste, une autre corde à son arc agile ...)
Ainsile baron brûler-t-il sa sa courte vie sans revoir son amante; le comptable moribond partira-t-il en voyage romantique, le chef d'entreprise finira-t-il en prison, le loup solitaire le restera-t-il, et la porte tournante laissera-t-elle entrer d'autres clients heureux ou désemparés.
Ce pèle-mêle sulfureux, loin de dégoûter, attise la fascination distillée par les palaces surannés!
Il faut courir vers Vicki Baum et renouer avec son ironie piquante : un mélange qui n'appartient qu'à cette grande dame dont la cocasserie cinglante égale la pure bonté .

A bientôt !

Lady Alix


                                                                                            Château de St Michel de Lanès

                                                                                           Cabinet St Michel Immobilier CSMI

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