vendredi 24 février 2017

Contes du vieux château : L'art de croquer les diamants par Gabrielle-Sidonie Colette

Les histoires d'amour chez la pulpeuse, voluptueuse et gourmande Gabrielle-Sidonie Colette sont happées fort souvent par la triste fatalité.
Grâce au ciel, au sein de l'oeuvre ondoyante de cet écrivain de chair et de coeur, un récit libère ses héros des infortunes sentimentales en parant l'ancien Paris de la verdeur d'un éternel avril .
Léger, parfumé, dansant, le minuscule roman de l'aimable "Gigi" ranime l'adolescente gracieuse empêtrée dans ses trop longs cheveux que fut la sulfureuse Colette avant son mariage précoce avec un journaliste barbu aux moeurs assez désinvoltes : le terrible Willy, alias Henry Gauthier-Villars.
Comédie chatoyante de joie parisienne ou drame annoncé ?
"Gigi", en dépit des bouderies mutines de  Leslie Caron qui , en 1958, prêta à son exquise héroïne son minois attendrissant dans la célèbre comédie musicale de Vincente Minnelli, se pare de délicate mélancolie et d'indéniable profondeur.
Adorable "Gigi" à l'école de sa terrible Tante Alicia !
Oscillant entre la leçon de savoir-vivre et la résignation élégante, l'irritante, l'irrésistible Tante Alicia, courtisane fort peu repentie, nimbe les ruines de sa beauté légendaire d'un éclat factice qui ne trompe qu'elle-même.
Au soir de ses passions royales, cette piquante demi-mondaine, retirée de la séduction comme d'autres des affaires, envisage soudain un horizon aussi bleu que celui de la Baie des Anges, un avenir  touché de la grâce de sa nièce de quinze jolis printemps.
Cette gamine ,pareille à un "ange raide ", l'ignore mais elle plait !
 Plaire ! voilà le destin des cocottes, courtisanes, hétaïres grand-genre, fleurissant de toutes leurs senteurs capiteuses dans les parcs bien-tenus de la Belle-Epoque .
Plaire ! toutes les femmes s'acharnent à plaire en ces temps reculés où la conquête sociale passait par celle de l'homme riche , sinon aisé, en tout cas respectable. Les pires traquenards étaient de bonne guerre dans cette chasse au beau parti .Un seul mot d'ordre : éviter à une jeune fille la cruelle défaite du célibat , avilissement par excellence, puits infernal guettant les malheureuses privées de ce passeport indispensable pour le départ vers le pays du mariage : une belle dot assortie d'une réputation familiale saine et même enviable.
Hélas ! la boudeuse et ravissante Gigi , fille , petite-fille , et petite-nièce de dames douées d'une vertu baladeuse , ne dispose que de sa naïve franchise pour conquérir le monde en général et le plus fortuné des beaux-partis de France en particulier.
Aussi étrange que cela puisse paraître ,Gigi donne de l"oncle" à Gaston Lachaille, un bel industriel trentenaire des plus dissipés. Ce cher Gaston est un homme du monde qui se laisse mener par une flopée d'intrigantes du "demi-monde".
Les feuilles de choux regorgent du récit affreux de ses ruptures avec des créatures avides qui se donnent un malin plaisir d'extorquer à ce  beau garçon "sans difficulté financière"des perles fines ( en 1900 toutes les perles l'étaient !)  grosses comme des noisettes  .
C'est finalement un collectionneur invétéré qui s'invente de fausses raisons d'aimer, on ne peut s'empêcher de l'admirer tant il se ruine avec bonne grâce ! et pour cause : les appétits de ces croqueuses de pierreries du fastueux demi-monde surpassent largement les gentils désirs de sautoirs en grenats communs ou de pendentifs en camées napolitaines des bourgeoises honnêtes ! sans oublier les belles aristocrates ressortant leurs  antiques colliers ou diadèmes de famille tout en mourant d'envie de ces parures signées par Boucheron , Cartier et Chaumet  que les époux déposent en secret aux pieds des "créatures" ...
Gaston , fortuné infortuné,bafoué par les Liane de Pougy, Cléo de Mérode et Caroline Otero, courtisanes de haut-vol  rivalisant de joyaux au point de de vivre dans un combat permanent , a  pris la douce habitude  de se reposer de ses déconfitures sur l'épaule réconfortante d'une ancienne amie de son père.
 Un fantastique hasard a voulu que ce fut Mme Alvarez (nom emprunté à un amant espagnol) grand-mère sévère de Gigi.
Bien mieux : l'unique réconfort que supporte son coeur malmené par des ingrates qui ne jurent que par son compte en banque , c'est de jouer aux cartes avec la moqueuse et tendre Gigi .
Ce duo dure depuis l'enfance de la jeune personne .
Or , justement , les années coulent et Gigi ,en dépit de ses jupes trop courtes, resplendit de la beauté du diable .
C'est une petite sauvage qui ensorcelle sans s'en douter le jeune roi du sucre français, ce Gaston  Lachaille qui croit faire sa cour en l'inondant de paquets de réglisse et de champagne .
Quelque chose d'insolite se mêle soudain à l'inoffensif manège du faux oncle et de sa nièce inventée :
"Giberte un peu grise gagna le porte-mine en or de Gaston . Il perdit de bonne grâce, s'anima, rit en désignant la petite :"Mon meilleur copain , le voilà !"
Gigi séduit, Gigi attire, Gigi effraye sa grand-mère et perturbe sa mère :
"elle regarda la tête décoiffée de Gigi qui roulait sur la manche de Lachaille, et les beaux yeux bleu d'ardoise qui pleuraient des larmes de fou-rire ..."
La grand-mère affermie par un passé tumultueux a tout compris .
Il faut se dépêcher !
Agir de concert avec Tante Alicia, plonger l'écervelée Gigi dans un bain de savoir-vivre, lui inculquer à toute vitesse les rudiments indispensables à une liaison cossue .
Le mariage ? Au sein de ce cercle de famille , on n'y songe pas ! mais Gaston mérite une maîtresse qui sache tenir sa fourchette :
"Alicia dit que le manque d'élégance en mangeant a brouillé bien des ménages ."
Savourer correctement un plat aussi délicat que le homard à l'américaine ce n'est qu'une entrée .
En matière d'éducation d'une future demi-mondaine , le plat de résistance, c'est le coffret à bijoux !
Tante Alicia se dévoue : voici sa leçon de pierres précieuse ou comment réunir un trésor de guerre en titillant la fugace et folle passion masculine ...
L'amour passe , la pierre console et sauve . A condition de la choisir ! Alicia s'égare dans la mer nuageuse de ses souvenirs ,soupire et semble chuchoter un poème.
Transfigurée par les reflets de sa précieuse cassette, sa beauté perdue renaît de ses cendres .,.
Ce n'est plus la vielle courtisane qui parle d'une voix cassée, c'est une fée qui agite sa baguette magique sur Gigi subjuguée .Un instant adorable sur un sofa démodé.
L'action s'apaise, deux femmes se livrent sans honte à la magie incantatoire des pierres inutiles et obsédantes.
Au sein du roman, cette courte scène est inoibliable !
Or, cette leçon ,est-elle encore judicieuse à notre époque où les femmes osent s'offrir elles-mêmes les pierres de leur choix ?
En 2017, le bijou révèle un tempérament ,celui de sa propriétaire ! pas celui du généreux donateur ! Le bijou, une récompense du fiancé , mari , amant  pour bonne ou "mauvaise" conduite ?
Quelle ineptie ! la pierre fascinante , un cadeau d'adieu ? Quelle triste idée ! colliers , bagues , médailles ,tout ce fourre-tout précieux s'aborde maintenant avec désinvolture.
D'ailleurs, on ne distingue plus les pierres précieuses des fines .
Ainsi, le péridot verdit autant que l'émeraude le regard de celle qui l'arbore à l'instar d'une cure de jouvence, d'un défi lancé aux rapides années .La topaze, méprisée par les arrogantes de la trempe de Tante Alicia, répand sa nuance feuille-morte poudrée de miel sur les bagues de la place Vendôme .
Le bijou empierré, régi par des codes stricts depuis la nuit des temps aurait subi une révolution. Leurre ou réalité ?
Tante Alicia se moquerait bien de nous.
 En 1900, les pierres au creux de sa main chatoient comme des promesses d'éternité . Elles disent l'amour vainqueur, l'amant que l'on aime encore, toujours et que l'on espère retrouver en un autre monde, la pureté d'un coeur, la grâce fragile d'un corps périssable .
La pierre que l'amant  préféré glissa jadis entre ses doigts établit une passerelle vers son âme envolée. Le bijou  deviendrait-il talisman ?  Peut-être en consolidant le lien intangible qui palpitera entre vous et un autre, que vous le vouliez ou non .
Suave , la voix de Tante Alicia scande ces préceptes implacables :
"Ne porte pas de bijoux de second ordre, attends que viennent ceux de premier ordre .
Ne porte jamais de bijoux artistiques, ça déconsidère complètement une femme ."
Gigi ne comprend guère ces paroles autoritaires ! la voici proposant timidement :
"Grand-mère a un beau camée, en médaillon ."
Tante Alicia sursaute d'horreur !
Un bijou de famille ! ah, ça jamais ! c'est la fin de tout !
Un vestige d'une splendeur fanée ? voilà qui déclasse une demi-mondaine !
A cette croqueuse aux dents immaculées il faut une autre nourriture,Tante Alicia est dressée sur la pointe de ses chaussures de soie ; catégorique comme un adolescent , elle énonce d'irréfutables maximes :
"Il n'y a pas de beaux camées. Il y a la pierre précieuse et la perle.Il y a le brillant blanc, jonquille, bleuté, ou rose .Ne parlons pas des diamants noirs, ils n'en valent pas la peine ."
Or Tante Alicia a des goûts éminemment modernes !
Depuis une vingtaine d'années n'assiste-t-on  à la renaissance des diamants de couleur ?
Inconnus ou décriés, ces "fancy" aux irisations d'arc -en-ciel s'envolent vers des hauteurs inouïs avant de tomber dans les coffrets des égéries ou épouses des Gaston Lachaille contemporains  .
La perle, oui, en 1900,trente ans avant la géniale invention de Kokichi Mikimoto, il n'en existait qu'une : celle veillée par son huître , prodige de Dame Nature, à l'orient pailleté d'or, au lustre envoûté de rosée matinale .
Et ,en 2017, triste époque de la disparition des bancs nacriers,la perle fine ne survit qu'au sein des collections princières ou,miracle, des coffrets à bijoux de province hérités d'aïeules distinguées.
La perle fine, en effet, exalte la femme depuis sept mille ans au moins, et ce à chaque âge de la vie.
Elle symbolise l'élégance discrète, l'état d'une âme  avant celui du portefeuilles, la subtile affirmation d'un caractère .
Donc , Tante Alicia a raison de la porter aux nues !
Notre professeur en trésors de guerre nous éblouit presque autant que le contenu de sa boîte encombrée de souvenirs coûteux.
Mais , la leçon continue :
"Il y a le rubis -quand on est sûr de lui ."
Que veut suggérer Tante Alicia ? Tout naturellement une loi absolue . Le rubis, le vrai, le pur rubis provoque une émotion irraisonnée, une folle envie de vivre et d'aimer . Si "on est sûr de lui", il guérit de la mélancolie et chasse la nuit noire de l'âme .
Si "on est sûr de lui", eh bien ,c'est un incendie flamboyant aux étincelles "sang de pigeon", c'est un fils incandescent des mines lointaines de la vallée mythique de Mogok, aux confins de la jungle Birmane .
Ou, si le doute s'installe ,ce n'est qu'un caillou  extirpé de mines moins fameuses, souvent chauffé (pratique interdite à Mogok ), pire traité au plomb, de nuance bêtement rouge, sans esprit, une pierre silencieuse .
Gigi écarquille ses immenses yeux bleu ardoise, essaie de s'exprimer , impossible !
Tante Alicia de pérorer avec un juvénile acharnement :
"Le saphir , admet-elle, quand il est de Cachemire, l'émeraude ,pourvu qu'elle n'ait pas Dieu sait quoi, dans son eau , d'un peu clair, d'un peu jaunasse ..."
Pourquoi le Cachemire puisque l'île fabuleuse de Ceylan déborde de prodigieux saphirs, bleu tendre , bleu profond, rose charmant, jaune rayon de soleil et même d'une délicate nuance "fleur de lotus " ?
Qu'importe !
 Le Cachemire bat à plate couture ces corbeilles foisonnantes de gemmes radieuses .
Cette gemmologue avertie de Tante Alicia ne l'ignore nullement .
Avec une aussi riche expérience, cette demi-mondaine aurait pu, à l'instar de ses "soeurs "réclamer un emploi de chercheuses de pierres chez les plus grands joailliers de Paris .
Rien ne surpasse le bleu de bleuet sauvage, ennuagé de lumière diaphane, de ces saphirs dormant à près de cinq mille mètres d'altitude ...Inaccessibles et olympiens ; meurtriers aussi car souvent les mineurs perdent la vie écrasés sous les roches des galeries qui s'effondrent , destin intolérable pour les pierres les plus rares du monde .
Tante Alicia possède-t-elle véritablement ce caillou singulier ? Elle en parle sans en  montrer aucun !
Ses magnifiques amants n'eurent guère le panache et le monceau d'or requis pour l'achat d'un  de ces  légendaires saphirs l'emportant en beauté et en valeur sur la plupart des diamants officiellement parfaits .
Par contre, Gigi tressaille lorsque  l'incorrigible Tante avoue que sa superbe émeraude fut le présent d'un roi ...Une pierre de Colombie , que non pas ! une Russe à n'en pas douter, son vert pimenté de bleu ne trompe personne, c'est une fille de l'Oural , une pierre engloutie sous les glaces, la chimère des Tsars :
"Tu vois , ce feu presque bleu qui court au fond de la lumière verte ...Seules les plus belles émeraudes contiennent ce miracle de bleu insaisissable ..."
Gigi écoute sans réaliser qu'elle -même est une rareté de la nature !
Gaston Lachaille ne s'y trompe pas ,à force d'être trompé par des croqueuses de diamants, le voici enfin convaincu d'épouser sa perle rare ...Cela, Tante Alicia ne l'avait pas prévu !
Un beau mariage dans une famille "d'irrégulières" , quel pinacle ...
Qu'importe perles englouties sous les sables de la mer, pierres tentatrices aux nuances de jardin de paradis, l'amour pur efface cet éclat .
Qui a dit  que le plus beau bijou que puisse porter une femme ce sont les bras de l'homme qui l'aime ?

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

Une émeraude royale digne de Tante Alicia

                                                                                            Château de St Michel de Lanès


                                                                                           Cabinet St Michel Immobilier CSMI

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