lundi 31 octobre 2016

From Florence with love : une carte postale de Stendhal

From Florence with love: une carte postale de Stendhal 

Florence ! Belle endormie au visage d’ange de Botticelli !
Florence: rendez-vous d’un fatras de curieux se prenant pour des esthètes, d’amoureux de Vénus sur toiles de maîtres, de promeneurs ennuyés, et d’acheteurs frénétiques du moindre débris provenant, sur la foi des bateleurs, du trésor des puissants Médicis.
A l’époque bénie du Grand-Tour, au coeur de l'hiver Toscan qui resplendit à l'instar d'un printemps nordique , un jeune adulte portant avec une amère délectation ses trente-quatre printemps de confusion égotiste, l’ami Stendhal, descend sur Florence.
A priori, c'est un voyageur, discipliné ; en réalité,c'est un chevalier cherchant les bras de sa bien-aimée au retour d’une interminable croisade. Son voyage ou plutôt sa quête, est une sorte d’épopée à travers l’Italie déconcertante , sauvage , farouche .Voilà que Florence hausse  la rayonnante coupole de son Duomo au milieu de ses collines aussi soignées que des jardins. Stendhal a vu déjà tant  de choses en l’an 1817, il a affronté combats et défaites au côté de Napoléon , enduré assez de naufrages sentimentaux pour couler  corps et âme au moins dix fois , et maintenant , cette chimère Florentine l'attend dans la vallée brumeuse…
Son cœur prend le galop, il a si peur d’être déçu !
 Mais non , c’est impossible , Florence est une brillante étoile dans le ciel de nos décadences ; l’ami Stendhal tente de se rassurer en laissant affluer les glorieux souvenirs, il appelle à son secours la ville glorieuse et légendaire, luttant pour son indépendance face à toute l'Italie, la fière citée du sombre et sublime temps des premiers Médicis, le passé nourrit son immense espoir.
 Tout cela est si loin , en ce matin de janvier tissé de lumière pure émergeant du brouillard, Florence ne sera-t-elle qu’une illusion ?
Une immense déception ? la revanche de la vulgarité  ordinaire sur la prestigieuse beauté ?
 Bonheur ! Florence étend vers cet amoureux transi ses généreux bras de pierre : la réalité lui saute au visage, le happe en un clin d’œil dés la porte San Gallo ; le Français distingué qu’il affecte d’être déboule comme un fou halluciné de la diligence ! bouscule sans pitié  ses inoffensifs compagnons ,et soudain ivre face à cette citée qu’il connaît, croit-il, à la perfection sur le papier, court, comme si toutes les forces de police étaient à ses trousses, hagard , éperdu, dans le lacis des ruelles !
  Son intuition le guide vers  une église. La plus singulière, la plus débordante de trésors échappant au bon sens : la déconcertante et sublime église Santa Croce .
 L’ami Stendhal l’ignore encore, mais il va recevoir un choc qui appartiendra à la légende de de Florence :
 la pâmoison stendhalienne !
Ou le fol vertige s’emparant de vous quand soudain votre main frôle le tombeau de Michel-Ange ou vos yeux reçoivent la  tendre et respectueuse caresse d’un ange patient exalté par Donatello .
A cette époque , la façade étonnante de Santa Croce  dessinant une pure et harmonieuse symphonie de blanc , vert et or, souffrait depuis environ 1385 d’une suspension de ses ultimes travaux : incroyable mais vrai !
 Le temps ne pèse guère à Florence. Stendhal ( ne se doutant pas qu’un architecte y mettrait bon ordre sur la foi de projets anciens en 1855) célèbre , enchanté, ce charme fou de l’inachevé .Il entre dans l’énorme église , et son enthousiasme  légitime de voyageur éminemment raffiné se mue en extase infinie . Le ciel lui tombe presque sur la tête !
 Les descriptions mesquines des ouvrages savants s’effacent, ineptes, inutiles . La beauté, tangible et vivace, envoie ses flèches du haut de chacun des arcs robustes et gracieux  tenu par de sveltes colonnes claires au sein de la pénombre . A chaque pas , un miracle de l’histoire humaine transporte l’ami Stendhal incrédule et frémissant :
 « J’aperçois le tombeau de Machiavel ; et vis-à-vis de Michel-Ange, repose Galilée . Quels hommes ! »
 Il s’avance doucement ,erre au hasard, rencontre un moine , et un miracle se produit !
 Le rebelle Stendhal oublie sa méfiance d’esprit libre de toute influence ou tyrannie cléricale : ce brave moine , peut-être un franciscain ,ne lui déplaît pas ! Loin de  repousser ce guide inoffensif, il lui invente un lien avec le peintre Fra Bartolomeo, retrouve en lui cet ami de Raphaël, et, emporté par sa nostalgie fiévreuse, admet que ce moine est bien poli !
d’autant plus que le brave homme ouvre sans hésiter l’antichambre du paradis au Français rebelle : la chapelle Niccolini étincelante des fresques du peintre Volterrano (Baldassare Franceschini, 1611-1698).
 A l’instar des esthètes invétérés ,ces êtres bizarres et séduisants capables d’affronter péripéties inattendues, fatigues douloureuses et sacrifices financiers afin d’approcher une déesse surgie des sables, un vestige Atlante ou une tombe Maya, l’ami Stendhal est un loup ne supportant que sa propre solitude .
Le brave moine, homme vivant le plus clair de son temps entre les prières et le silence, semble avoir compris cet étrange illuminé .Voici le futur créateur de Fabrice del Dongo absolument seul face aux Sibylles de Volterrano voletant au plafond vers son humble personne .
 Là où un voyageur doué d’un tempérament ordinaire admirerait une belle décoration à la mode d’autrefois, cette âme de feu entrevoit le ciel dans la tombe et sans nul doute a-t-il parfaitement raison ; aucun amateur d’œuvres d’art ne lui jettera la pierre quand il s’écrie, foudroyé ,ébloui,anéanti :
 « absorbé dans la contemplation de la beauté sublime , je la voyais de près , je la touchai pour ainsi dire . J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés ."
Mais la visite se termine ! Juste à temps pour notre égotiste esthète en pleine confusion de corps et d’âme . Ses jambes se dérobent ,son cœur bat à se rompre ,ce sont les prémices du fameux choc Stendhalien :
 « La vie était épuisée chez moi , je marchai avec la crainte de tomber . »
Qui viendra aider cet être exagérément bouleversé par son premier rendez-vous florentin ?
Le poète Foscano, un romantique confiant à ses vers sa vibrante adoration : le solitaire Stendhal tire son précieux recueil de sa poche,s'abîme dans la lecture,et bercé par cette âme-sœur reprend des forces ! Florence est une amante qui ordonne qu’on lui fasse une cour assidue .
 Santa Croce ? Allons donc , ce n’est qu’un début , palais et chefs d'oeuvre se pressent innombrables sur chaque rive du fleuve roulant ses flots blonds .
 L’ami Stendhal se secoue et le lendemain, en proie à une humeur tourmentée, peu assortie à ce mois de janvier 1817,( saison attirant la bonne société cosmopolite goûtant délicieusement le soleil inondant la promenade des Cascines au bord de l’Arno). Le voici ,dédaignant les mortels de toute espèce, en quête de  son égotiste et singulière révélation spirituelle .
Levé aux aurores , il arpente, farouche comme un sauvage et selon son caprice éclairé, cette ville qui se donne autant qu’elle se refuse .
 Notre esthète accepte de passer un assez court instant devant les fresques de Massacio ,puis , tournant le dos aux idées reçues et aux visites convenues, il plonge au sein de Florence ; se jette dans ses ruelles comme au profond d’une eau dormante, hume le vent du passé, redescend vers 1300, nage libre et épanoui ,dans la houle du Moyen Âge :
« Je me sentais heureux de ne connaître personne ,et de ne pas craindre d’être obligée de parler .Cette architecture  s’était emparée de toute mon âme ; je croyais vivre avec le Dante . »
L’exploration s’éternise à l’heure où  sur la verdoyante colline de San-Miniato-al Monte, au delà des romanesques remparts du Fort du Belvédère, des sages vergers d’oliviers et des chemins gardés de fins cyprès,  le couchant resplendit d’une nuance du plus chatoyant jaune citron .
Or, Stendhal n’a pas du tout l’esprit aux beautés naturelles ! Qu’est-ce qu’un soleil glissant sur l’horizon à côté de ce symbole glorieux découvert à la fin de sa journée vagabonde : le Palazzo Vecchio ?
L’ami égotiste est à la limite de l’effondrement, il se traîne piazza della Signoria, s’affale sans honte sur une chaise, quelle chance que le meilleur café de la vile soit installé au beau milieu de la plus belle place du monde, et …se laisse emporter par le souffle des anciennes tragédies!
Tant pis pour les voyageurs bavards ,rieurs ,échangeant ,comme l’après-midi aux Cascines, à cheval et en voitures élégantes, regards appuyés, moues éloquentes, billets furtifs, ces pauvres gens sont presque des barbares !
Seul l’ami Stendhal comprend Florence, entend les cris d’horreur de la foule assistant à la pendaison des conjurés Pazzi sur les murs du Palazzo Vecchio …Peut-être son imagination échevelée lui montre-t-elle Laurent la Magnifique le poignard levé dans la nef de Santa-Maria-del-Fiore, appelant à venger l’assassinat odieux de son frère Julien ,amant rejoignant dans la nuit du tombeau sa bien-aimée , la Belle des Belles , Simonetta Vespucci ?
 Stendhal a-t-il vu danser, sur l’eau agitée par la brise d’hiver de la fontaine de Neptune, le visage diaphane de celle qui incarne à jamais l’idéal féminin de la Renaissance Florentine ? Nous n’en saurons rien !
 Il se fait tard : « sept heures ont sonné au beffroi de la tour . » Le regard de l’égotiste Stendhal  se perd sur le décor prodigieux de cette piazza della Signoria sanctifiée par le serein David ; héros que Michel-Ange anima dans le marbre blanc afin d’affirmer pour les siècles des siècles, qu’avant toute chose, les dieux aident ceux qui luttent pour leur patrie.
 Peut-être,,le voyageur demande-t-il plume et papier; on croit le voir griffonnant un rapide billet à une tendre et moqueuse amie ; une « carte postale » implorant sans y toucher que l’on vous accorde une brève attention ; un message  concentrant, à l’instar d’un poème, l’essence même de cette étrange réunion entre passé sanglant et présent charmant sur cette piazza légendaire .
Stendhal, amoureux souvent refusé, amant sans cesse désorienté, héros imaginaire, sent qu’un avenir lui est chuchoté par ces vieilles pierres guerrières aux façades armées jusqu'aux dents .
 Toutefois , il n’en peut plus ! Sauvé ! Il est sauvé du vertige historique par «  l’aimable Rossini » ! adieu la tragédie , vive la dolce-vita Florentine ! le théâtre , l’opéra-bouffe , les pleurs de joie , les applaudissements populaires .L’amour sur scène ? L’amour à Florence ? L’amour guette-t-il notre vaillant esthète ?
 Hélas , non ! Déception cruelle : les paysannes toscanes se moquent des affres de la passion ; traduisons mieux ce code stendhalien ; notre ami a dû éprouver quelques désillusions au point de déclarer avec une amusante lucidité :
 «  Rien n’est plus joli , comme le regard de ces belles paysannes , si bien coiffées avec leur plume noire , jouant sur leur petit chapeau d’homme . Mais ces yeux si vifs et si perçants ont l’air plus disposés à vous juger qu’à vous aimer . »
En amour , le salut restant la fuite ,Stendhal décide d’oublier ces raisonnables Florentines par un moyen énergique : aller prendre l’air sur les collines onduleuses et  grimper à la célèbre chartreuse  d’Ema( ou Galluzzo). Il a entendu un océan de louanges sur ce monastère, abritant dix-huit moines soumis à aux rigueurs du silence et de l’austérité,( mais louant volontiers, à cette époque, une ou deux cellules à des ermites amateurs… Stendhal ne semble pas le savoir).
 La chartreuse, aussi inexpugnable qu’un château-fort , est un curieux lieu saint, ruisselant autant de tableaux, statues, fresques et autres raretés que la caverne d’Ali-Baba .Hardiment, notre aventurier de l’art évite les cailloux du chemin , escalade les rochers ,contemple l’œil critique et la mauvaise foi en écharpe, le monument juché au sommet d’une ronde colline  assez escarpée; daigne entrer, et ressort presque aussitôt !
Quel impudent ! Au lieu de flâner autour des jardins de curé plantés de rosiers ,de s’étourdir dans la découverte de fresques vibrantes que réalisa avec passion cet esprit novateur de Pontormo, réfugié au monastère pendant l’épidémie de peste ravageant Florence en 1523, l'ami Stendhal se refuse à toute approbation ! Il renie l’envoûtement né de ce talent délicieux d’allier le sévère avec l’harmonieux  que Florence  érige en étendard, et se contente de résumer sa visite ratée ( Pourquoi n’a-t-il demandé à voir les tableaux ciselés et lumineux de l’exquis Fra Angelico ?) de quelques phrases d’une rudesse de vieux soldat :
 « on songe à tant de richesses entassées pour donner à dix-huit fakirs le plaisir de se mortifier. Il serait plus simple de les mettre au cachot et de faire de cette chartreuse la prison centrale de toute la Toscane . »
Ciel ! Voilà de la provocation un peu naïve ! Qu’importe ,on pardonne tout à Stendhal, amant fougueux de l’Italie,et idéaliste vite désappointé.
Florence brillera toujours,comme l’étoile du Berger,au plus haut de son firmament personnel. Surtout,ses descriptions aussi franches et familières que des « cartes postales »adressées à des confidents, habitués aux humeurs d'un ami passionné,en unissant l’enthousiaste et le mélancolique,l'ironie et l'exaltation, l'histoire et l'air du temps,donnent l’irrésistible envie de ressentir le choc Stendhalien, piazza della Signoria ou n’importe où à Florence !
A bientôt ,
La prochaine fois , ce sera au tour d’Alexandre Dumas de vous écrire « from Florence with love » !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
Un ange florentin
                                                                     Château de St Michel de Lanès
                                                                     Cabinet St Michel Immobilier CSMI

dimanche 23 octobre 2016

Yolande de Polignac ou l'art d'être la favorite de Marie-Antoinette

A l'aube de la révolution Française le vent de la calomnie soufflait en haineuse tempête sur les plus ravissants visages peuplant Versailles.
Une femme en particulier captait les pires horreurs , les monstrueuses inventions, les exorbitantes accusations.Une femme si gracieuse de figure que Madame Vigée-Lebrun en fit son modèle de prédilection.Une femme si charmante et si fragile que chacun, grand ou petit, puissant ou misérable , s'acharna contre sa frêle personne .
La crise économique sévissant depuis la fin du règne de Louis XV, la guerre avec l'Angleterre, les impôts ahurissants (triste fatalité de notre pays ),les sottises de la reine avant ses maternités, les créations exquises et dispendieuses (qui attirent et ravissent les foules depuis deux siècles ) du Hameau et des jardins de Trianon, l'immobilisme du roi, les solutions ineptes des ministres, tout ce ramassis confus et tragique venait d'une unique source affirmait-on sans vergogne : la mauvaise fée  Yolande de Polignac !
L'histoire se plait,hélas à choisir des victimes expiatoires .La douce toulousaine Yolande de Polastron entre dans cette sinistre fatalité .
En 2016, Marie-Antoinette est adorée , pardonnée, aimée des descendants de ceux qui la vouèrent au supplice le plus odieux.Yolande est toujours honnie, méprisée, rejetée comme un triste fléau !
 Le mérite-t-elle ? Certainement non !
Par une bizarrerie du destin, j'habite, si les belles  légendes disent vrai, dans sa maison de toute petite enfance , une gentilhommière qui n'a franchement pas grand chose à voir avec les magnificences de la cour en 1781. Yolande a  vécu ses trois ou quatre premières années  au coeur du Lauragais, à Saint-Michel-de-Lanes, hameau ignoré dont son père portait le titre de baron, en pleine campagne, entourée d'animaux familiers, veillée par sa nourrice que l'on imagine jacassant en rocailleux occitan, de corpulence "traditionnelle" et maternelle avec cette jolie enfant menacée de perdre sa mère malade.
Yolande apprit ainsi à vivre entre des collines encore sauvages et des vallons cultivés, babillant et trottinant au milieu d'une famille ruinée mais aimable.
Sans grand espoir, sans grand dessein non plus: une famille de hoberaux sacrifiant à" l'impôt du sang" puisque la tradition de l'honneur l'exigeait, et se contentant de vivre dans un noble dénuement.
De ce monde clos, elle gardera une envie de solitude que nul ne comprendra plus tard entre les bals à Versailles, les parties de plaisir à Trianon ou les glorieuses réceptions protocolaires. Elle étonnera par sa manie de simplicité, son ennui des événements mondains, sa sincérité et ses bouderies de gamine sortie de ses champs .
Une comtesse aux pieds nus !
Orpheline de mère, la petite fille est presque abandonnée par son père soucieux d'oublier son chagrin à Toulouse en bonne et tendre compagnie avant de se soumettre au devoir de convoler une nouvelle fois , descendance mâle oblige !Marie-Henriette d'Andlau,soeur de ce veuf impétueux,est une jeune mère de famille parisienne à l'âme si généreuse qu'elle n'hésite pas à offrir un foyer à sa nièce; et aussi à un neveu venu d'horizons délicieusement lointains : un beau garçon sûr de lui , de neuf ans plus âgé que l'adorable Yolande ,répondant au prénom suranné de Hyacinthe et s'enorgueillissant d'être le fils d'une créole de Saint-Domingue encore plus riche que belle et du Commandant en chef des Iles sous le Vent .
 On ne peut rêver cousin plus romantique ! L'étrange lien d'amour discret et de passion retenue qui nourrira de son feu couvert la future duchesse et le membre le plus insolent du Cercle intime de Marie-Antoinette s'enracine chaque jour davantage sous le regard attendri de l'excellente tante ...
L'adolescence de cette jeune personne au visage de poupée affectant de paresseuses manières suit son cours des plus convenus : un passage au couvent , lieu préservé où il serait d'assez mauvais ton de se fortifier ou fatiguer l'esprit .
 Puis des noces curieusement préparées par l'amoureux de la belle enfant , Vaudreuil  ! le cousin fort prévenant confie sa belle cousine aux bons soins d'un autre prétendant : l'insignifiant et peu fortuné jeune comte Jules de Polignac, descendant tout de même d'une très honorable famille de noblesse d'épée.
Yolande , toujours contente de ce qu'on lui donne,  toujours d'humeur égale ,accepte volontiers du haut de ses 16 frais printemps, de mener une existence champêtre aux alentours de Paris ,dans le château sans prétention de Claye-en-Brie .
La vogue Rousseau bat encore son plein . Les jeunes mariés s'appliquent à se comporter en aristocrates éclairés veillant au bien-être de leurs paysans . Utopie un peu risible ou volonté réelle ?
En tout cas , Jules et Yolande sont littéralement adorés de leurs"gens" ! un exploit à la veille de la Révolution ...Sans doute leur passion campagnarde s'accorde-telle au calendrier et aux soucis du monde paysan . A chaque jour suffit sa peine ou sa joie fraîche et évidente : moissons , fauchage, semailles, récolte des oeufs chaque matin , plantations d'arbres venus de l'Inde, ces marronniers aux amples ramures qui s'harmonisent si bien avec l'atmosphère naturelle, la beauté savamment négligée, des parcs et vastes jardins à la mode anglaise, enfin,naissance d'une exquise Aglaé, la plus belle petite fille de ce tendre univers ...
Que  Versailles ce fabuleux , ce mythique "pays-ci", paraît loin ! presque à l'autre bout du monde !
Yolande entend toutefois dans sa campagne bourdonner les potins de la cour, Apitoyée, agacée , indignée,  cette âme compatissante, plaint déjà la reine, plus jeune qu'elle  et victime de ce flot incessant de bêtises mensongères .
Que croire ? Que penser ? Tout n'est pas complètement faux : la reine s'étourdit dans de folles audaces , lance des modes qui entraînent la bonne marche des soieries de Lyon et la réputation de la manufacture de Sèvres crée sous l'égide de la favorite de Louis XV, cette marquise passionnée de beaux objets, madame de Pompadour . Hélas, malgré l'enthousiasme de cette royale écervelée , aucun dauphin ne vient calmer le peuple . On murmure , on ricane , on se lamente tout bas, la réputation du couple royal subit outrage sur outrage. Qu'importe à Yolande engluée, avec sa légendaire douceur, entre ses pots de confiture, son clavecin, les premiers pas de sa fille, la grêle frappant les blés  et les doléances de sa domesticité !
Sans oublier les billets autoritaires et les visites triomphantes du cousin Vaudreuil, transformé en protecteur des artistes nécessiteux, sa fortune aidant grandement ses largesses. L'amitié amoureuse ne vacille guère; toutefois,Yolande revêt les naïves apparences de la sagesse conjugale ...
C'est à ce moment-là que sa belle-soeur, l'infiniment disgraciée de figure Diane de Polignac entre en service à la cour comme "dame à accompagner"la comtesse d'Artois, épouse du plus jeune frère de Louis XVI.
Un honneur s'étendant sur la famille Polignac et, à la suite de cette faveur,  l'entrée à Versailles pour le couple provincial qui n'en demandait pas tant .
C'est que cela coûte fort cher de s'attifer afin de ne pas se couvrir de ridicule, fléau par excellence ! Yolande ne goûte guère ces soucis frivoles. Mais , elle s'efforce de faire plaisir à son époux : elle a l'esprit de famille , ce qui amènera sa perte. Surtout déteste l'affrontement, les crises, les perturbations célestes ou humaines .
Sa belle-soeur, femme resplendissante d'intelligence et ambitieuse au dernier degré,l ui ordonne de freiner ses élans de sauvagerie ,ses inconvenants caprices de promeneuse solitaire : quand on est si comblée par la nature, eh bien , se cacher est un crime !
Vaudreuil de renchérir : l'arrogant cousin éclate de fierté pour un motif dont la pertinence échappe à sa rêveuse cousine. Ce monsieur est exagérément content de lui-même et du monde entier pour la raison enfantine qu'un prince de sang, le comte d'Artois ,ce mauvais sujet, apprécie ses plaisanteries , ses mots cinglants, le piquant de ses anecdotes, et cette facilité confondante de tourner en ridicule les potiches sacrées de Versailles ...
Yolande reste perplexe ; son coeur est tendre, sa bonté  ni une feinte ni une pose. Le double ou triple jeu de ces nouveaux courtisans la déroute.
Ce qu'elle aime à Versailles, c'est s'amuser sur les pelouses ; rire, regarder, admirer et puis repartir  à l'abri de son château paisible.
La reine  ? C'est une déesse lointaine ! Yolande se suffit de son rôle mineur ; silhouette gracieuse, passante au teint éblouissant qui attire les regards et que l'on oublie .
Or , un bel après-midi de mai de l'an de grâce 1775, un conte de fées s'invente à Trianon.
Encerclée d'une bande de jeunes courtisans folâtres,Yolande pareille à une nymphe grecque virevolte entre les rosiers couverts de fleurs mousseuses, esquive les mains furtives de ces libertins joyeux, et se retrouve face à Marie-Antoinette !
La reine va-t-elle gronder, sermonner ? S'offusque-t-elle des facéties de cette adolescent de 26 ans bien sonnés (âge proche de la maturité à cette époque!) ?
Que non pas ! la voilà éclatant de rire , les mains tendues vers cette rayonnante écervelée : cette inconnue bondissante c'est son âme-soeur ! Marie-Antoinette reconnaît en une seconde son propre instinct de liberté chez , voyons , mais qui donc est-elle ?
"Majesté ,peut-être vous souvenez-vous de ma belle-soeur" susurre Diane de Polignac ,de derrière une statue,comme une fée Carabosse méditant une sinistre farce ...
Et la reine se souvient ! Bien sûr ,ce minois délicat à la peau transparente , cette démarche allègre ,ce nuage de cheveux châtains ,ces immenses yeux gris aux lueurs d'orage ,cela n'appartient qu'à Madame Jules de Polignac ; cette invisible comtesse retirée comme une sauvage des Amériques  en son domaine rustique, au vif regret de sa famille ...
Or Marie-Antoinette est d'humeur assez mélancolique : elle se lasse chaque jour davantage des simagrées sentimentales de la très tourmentée princesse de Lamballe , une sensitive affreusement mal-mariée au plus butor des époux , qui l'accable de démonstrations quasi amoureuses et excessivement agaçantes . Cette favorite, cousine de la famille royale , a scandalisé le milieu conservateur de la cour en recevant  la charge de surintendante de la maison de la reine .
Un cadeau somptueux,l'équivalent de vingt-cinq mille euros de traitement , assorti d'une énorme responsabilité ...Cette pleurnicharde invétérée ,toujours en train de se noyer dans un ruisseau à sec peut-elle endosser tant de tracas avec la fermeté nécessaire à ces" pouvoirs ,et fonctions , autorités , privilèges , prérogatives , prééminences qui y appartiennent "? Autrement dit un poste de chef d'entreprise moderne ...Mais il faudrait une femme énergique à la place de cette malheureuse s'évanouissant pour un mot de travers .
Les "grands" se sont révoltés !Tant pis ! la reine n'a aucun bon sens quand elle fond en amitié .
Or , c'est l'amitié qui s'évapore. Marie-Antoinette rêve d'une nouvelle amie adorant la vie et digne de foi .Et cette fois ,c'est  Yolande de Polignac qui fait une entrée fracassante dans son coeur.
Marie-Antoinette poursuit une chimère depuis son arrivée en France : une amie à laquelle, ainsi qu'à ses soeurs au temps béni de l'enfance, elle se confiera sans limites .
Pourquoi cette "brunette " boude-t-elle la cour alors qu' la cérémonie de sa présentation en grands atours et paniers démesurés date de plusieurs mois ?A cette interrogation étonnée d'une reine que n'exténue guère la tenue d'un sage ménage dans une bicoque délabrée, Yolande répond de façon téméraire ! incroyable mais vrai : cette aimable femme que l'on nomme "Votre Majesté" ne l'intimide pas le moins du monde .
Aussi, franche comme avec une amie de longue date, la" comtesse en sabots" explique gentiment que ses moyens fort limités lui interdisent le train dispendieux de la vie de cour . C'est énoncé d'une petite voix cristalline et cela pétrifie Marie-Antoinette . Pour la première fois de sa vie, la reine entend un être humain dire sans honte ( pour la noblesse d'extraction chevaleresque, la pauvreté n'est jamais chose honteuse ;  les parvenus seuls ont la mesquine sottise de juger un mortel sur l'inutile critère de sa fortune) :" je suis fauché et peut m'importe" !
 C'est une révélation !
 Yolande de Polignac est une espèce d'ange,pur et intègre, envoyé par le Ciel afin de sauver Marie-Antoinette de son désert amical.
La reine veut en savoir plus, elle exige la présence des Polignac le lendemain , et tous les jours de la semaine , dans ses retraites bleues et or, à Trianon , au sein des dédales de Versailles, au bord des bassins , sous les charmilles , partout !
Yolande est musicienne ! Miracle ! Elle ne lit absolument rien ! Bonheur !
La nature est son plaisir : le grand air devient un devoir d'état !
Elle se vêt d'un souffle de mousseline , la mode des robes-chemises est née ! Scandale assuré:
Rose Bertin ,couturière  de Sa Majesté ,délaissée sur son monceau de créations exorbitantes, furieuse s'arrache la perruque ! Yolande , simple comtesse n'a pas le droit de s'asseoir en présence de la reine ? Un seul remède : on la fait duchesse et elle obtient le fameux"tabouret" sur lequel ces grandes dames posent leur ducal postérieur !
 Son époux pleurniche en déplorant sa modeste fortune : une charge à la cour, le voici soudain promu à la haute dignité de premier écuyer de la reine , charge héréditaire arrachée au comte de Tessé qui en meurt presque de chagrin ...
L'obscur comte Jules de Polignac ,,touché de la baguette royale l'emporte en richesse sur les grands serviteurs de l'Etat ! Versailles discipliné se met à l'heure de Yolande qui ne comprend qu'une chose : on est en train de l'accaparer, de la jeter dans une prison d'or et de diamants où déjà elle suffoque .
Les Polignac au contraire jubilent. Cette innocente, cette languissante, cette ravissante idiote de Yolande rapporte au foyer un trésor de largesses.
La reine loge le couple à côté de ses appartements , procure une charge extrêmement rentable à ce niais de comte Jules de Polignac,couvre d'écus , de terres et de rentes le reste du clan assoiffé et insatiable . Yolande prend peur, comment éviter de se perdre corps et âme face au caprice d'une reine qui a décidé de la rendre esclave de son amitié éternelle ? Elle s'efforce à une élégante indifférence ; désastre ! cette retenue excite la générosité de sa protectrice.
La reine donne tout et demande excessivement : l'amitié totale, les confidences extraordinaires, la vérité sur le beau Fersen, l'amusement perpétuel au sein du Cercle intime. Yolande nourrit la reine de sa gaieté et quand elle s'écroule, au comble de l'épuisement, Vaudreuil et Besenval reprennent le flambeau.
 Avec un aréopage de familiers qui usent leurs incisives ainsi que des vampires mondains sur d'infortunées victimes .
 La charmante marquise de Bombelles , égérie de l'amour conjugal (chose rare à la cour !) et amie d'enfance de la soeur du roi, Madame Elizabeth , en dépit de son affabilité naturelle portera un jugement abrupt sur cette bande hautaine qui éclabousse la réputation de la reine :
"Cette fameuse société est composée de personnesbien méchanteset montées sur un ton de morgue et de médisance incroyable. Ils se croient faits pour juger le reste de la terre...Ils ont si peur que quelqu'un puisse s'isinuer dans la faveur qu'ils ne font guère d'éloges, mais qu'ils déchirent bien à leur aise ."
Aveuglée par son éternel désir de se blottir loin des conventions dans un nid amical tout dévoué à son bonheur immédiat,la reine pardonne beaucoup à ces tristes personnages . Bientôt Yolande est prise en otage entre ses amis profiteurs et Marie-Antoinette qui en acceptant de combler ces coeurs avides . ne cherche qu'à renforcer leur mutuelle affection ...
Voici  peut-être l'apaisement ; après la naissance  un peu décevante de sa fille le 19 décembre 1778 , Marie-Antoinette enfante un dauphin à l'automne 1781; la France pardonne beaucoup aux excès de jeunesse de cette reine qui jure de ne plus s'occuper que de sa famille.
Yolande croit voir s'ouvrir les grilles du palais , elle meurt d'envie de s'envoler  loin de ce"pays-ci "où chacun la supplie d'obtenir une faveur , une audience, une place, un sourire, un battement de cils des monarques. Cette beauté dépouillée d'apprêts, n'aimant rien  que la sobriété harmonieuse, n'existe plus en tant qu'être humain  indépendant et sensible ; elle est devenue un éclatant reflet de la munificence royale !la déesse de la cupidité !
Or , Yolande n'a jamais quémandé pour elle-même ...les apparences la clouent au pilori . Une cabale se forme contre le pouvoir prétendu de la "favorite".Celle-ci croit s'envoler vers sa retraite rustique , à l'abri de cette cour envenimée .
Son secret espoir tourne bride ; c'est l'inverse qui se produit ! La voilà atteignant l'apothéose : gouvernante du dauphin des enfants de France , la petite princesse Marie-Thérèse et le "premier"dauphin , plus tard , son jeune frère ,(le futur enfant abandonné mort en captivité )et la petite Sophie qui ne vivra pas une année .Charge s'exerçant de l'aube au soir en passant par les nuits mouvementées au chevet de jeunes enfants vite souffrants d'un des innombrables maux de cet âge tendre ;  charge prestigieuse des plus redoutables pour une frêle mère de famille ennuyée de tout ce qui n'était pas le rythme paisible d'une existence campagnarde .Comment refuser ? Ni Marie-Antoinette , ni le clan Polignac ne le toléreraient !
Yolande se soumet en reprenant sans se plaindre  la place de la précédente gouvernante tout juste déchue de ses hautes fonctions, la dévouée princesse de Guémené.
Or , il faut infiniment de tact dans une situation délicate car cette grande dame est loin de mériter son "renvoi" .
 Alexandre de Tilly ,page un tantinet libertin , insolent observateur au parler tranchant ,ose employer des mots cinglants , non pas à l'égard de Yolande mais de la reine .N'a -t-elle fait montre d'une "froideur cruelle" quand la première titulaire de la charge de gouvernante des enfants de France , cette pauvre princesse de Guémené, acceptant de se sacrifier en raison de la banqueroute de son époux , ruiné pour avoir tenté de suivre le rythme des folles dépenses imposées à son rang à la cour ,se retira au fin fond d'une sinistre province (le châtiment suprême !) ?Pour un peu , Alexandre de Tilly , d'habitude défenseur inconditionnel de Sa Majesté ,accuserait la reine d'être une ingrate dénuée de coeur :
"La reine n'avait-elle participé à la ruine de cette maison ? On ne saurait excuser le manque absolu de l'intérêt qu'aurait dû montrer la reine pour une personne qu'elle n'avait jamais beaucoup aimée, disait-on , mais qui avait été placée si prés d'elle et dans une si haute charge , qu'on ne pouvait pas admettre qu'elle eût pu être exercée sans que celle qui en était pourvue depuis assez longtemps n'eût pas mérité la confiance royale ."
La confiance ! Voilà le maître mot ! Marie-Antoinette n'accorde celle-ci qu'à sa douce et paresseuse amie ! Alexandre de Tilly précise donc :
"Devenue gouvernante des enfants de France , à la place de la princesse de Guémené, la favorite fut dès ce moment , sous tous les rapports , la première personne de la cour .J'avouerai même que sa socièté intime (le fameux cercle enchanté réunissant le "plus français des Suisses" , le très libertin Besenval , et le comte de Vaudreuil, mauvais génie de Yolande)exerçait une assez grande influence sur les affaires de l'Etat en défaisant les ministres , et le plus souvent sans rime ni raison pour l'intérêt général ."
On ne peut se montrer plus éloquent ... Une autre spectatrice de ces temps bizarres , Madame Vigée-Le Brun , portraitiste flatteuse de la famille royale en général et de Marie-Antoinette en particulier , se souvenant avec émotion et nostalgie de ces fantômes errant parmi les buis ,affirme avec la fermeté imperturbable d'une femme d'expérience qui ne saurait mentir :
" la duchesse de Polignac joignait à sa beauté ,vraiment ravissante, une douceur d'ange, l'esprit à la fois le plus attrayant et le plus solide ."
On est loin de la ravissante idiote manipulée par son amant l'autoritaire Vaudreuil ! Où se situe la vérité ?
En réalité, Yolande aimait trop avoir la paix,  consentir à ce qui semblait être l'air du temps , couler des jours faciles , jusqu'au fatal arrêt : la descente aux Enfers amenée par la prise de la Bastille .
Au bord du gouffre , Yolande et Marie-Antoinette renoueront leur lien de réconfortante amitié qui s'était effilochée au fil de la cascade des ministres , des exigences inconsidérées du clan Polignac , de la mort atroce du premier dauphin ,  de celle bouleversante de la petite princesse Sophie qui commençait à sourire,de la lassitude du coeur exigeant de la reine meurtri par l'indépendance tenace de cette douce Polignac .
Fuyant à l'instar d'une voleuse , déguisée en soubrette, Yolande se jettera aux pieds de la reine , pâle , désolée , les yeux perdus de douleur, elle la suppliera de la garder au sein des épreuves horribles qui l'attendent . la reine mettra elle-même son amie dans le carrosse de l'adieu .Au moment précis où la voyageuse et sa famille rouleront hors des grilles , un messager lancé au galop apportera ce billet griffonné d'une écriture hachée :
"Adieu ,la plus tendre des amies ! Adieu , ce mot est affreux mais il le faut ."
Sauvée in extremis , exilée en Suisse , à Bâle , puis à Rome , Yolande en proie à un cancer , se languira jusqu'à suivre la reine dans la tombe à Vienne  , deux mois après son exécution ignoble ...
Son épitaphe trahira l'océan de ses remords et l'intensité de son amitié envers cette reine qui lui avait donné son coeur et prodigué sa confiance :
 "Morte de chagrin" ...

L'amitié et l'amour sont deux sentiments insondables et un même abîme souvent ...

A bientôt pour des sujets plus joyeux !

Votre Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
Duchesse de Polignac par Mme Vigée-Le Brun

                                                                     Château de St Michel de Lanès
                                                                     Cabinet St Michel Immobilier CSMI

dimanche 16 octobre 2016

Lady Hamilton: ange ou démon ?

Lady Hamilton, ange ou bête ?
 Ou créature ne connaissant ni dieu ni diable ?
 Le plus beau des ouragans, le plus noir des orages dévastant l'âpre domaine de la passion !
Adorée,  adulée, honnie, vilipendée ; martyre, sainte, perverse et ingénue, Emma , unique amour de Lord Nelson, fut une femme acharnée à survivre dans un monde qui ne voulait d'elle que le plus méprisable .
Elle rendit coup pour coup et à force de tomber, se releva, monta au sommet, acquis respectabilité , honneurs, influence diplomatique, force politique puis, victime de son caprice d'enfant gâté par le destin, commit l'irréparable : capturer une chimère pareille au reflet d'une étoile dansant au fond d'un seau .
 Le châtiment fut terrible : à peine comblée par un amour vaste comme la mer, l'ensorcelante Emma Hamilton se fracassa, fragile oiseau abandonné par les hommes et les dieux .
Mortelle métamorphosée en étoile froide envoyant sa lumière au firmament des amours sublimes et impossibles .
Mais comment une humble servante de l'amour accéda-telle triomphante au titre de lady, à l'enviable situation d'épouse d'ambassadeur( même si l'ambassadeur en question était un honorable vieux collectionneur de statues et autres objets précieux lui tenant lieu de passion terrestre!) au premier rang du royaume de Naples?
Comment une courtisane au visage nimbée de perfection noua-t-elle un lien d'amitié tumultueuse avec la soeur de Marie-Antoinette, sa souveraine? Comment enfin une paysanne inculte à la réputation de ravissante idiote envoûta-t-elle les grands et les humbles en se déguisant en héroïne tragique surgie des enfers antiques ?
Et si ce n'était que cela ! Que dire d'une simple favorite prenant en main les rouages de l'ambassade d'Angleterre , gouvernant les secrets d'état, sauvant la famille royale des Deux-Siciles grâce à son amant Nelson et, comble absolu, capturant coeur , corps et âme, l'homme le plus glorieux et le plus délabré du monde ?
L'héroïque débris borgne et manchot de la marine royale britannique, le vainqueur de la bataille d'Aboukir, le maître du légendaire "Victory", le cauchemar marin de Napoléon :
 Lord Horatio Nelson ! homme d'honneur par excellence, cet amant exemplaire supplia dans son testament, juste avant d'avoir la colonne rompue par un boulet, au coeur de la victoire de Trafalgar sur la flotte française le 11 octobre 1805, sa nation , l'Angleterre, "d'assurer largement l'existence de Lady Hamilton" pour services rendus à la patrie ...
Aveuglement romanesque ou vérité absolue ? Les lignes suprêmes de ce héros qui sentait sa mort accourir"en vue des flottes unies de France et d'Espagne, à dix mille environ de distance de nous"
ne mentent certainement pas .
Lord Nelson envoyait ses dernières pensées vers cette étrange lady Hamilton à laquelle il devait sa plus implacable victoire  sur la flotte française, écrivait-il d'une plume bouleversée. Quelle victoire en effet ! Celle qui lui valut son titre de Baron Nelson du Nil et de Burnham-Thorpe, celle  du 2 août 1798 , la bataille d'Aboukir pour les Français , du Nil  pour les Anglais, un combat sanglant qui coûta à l'amiral anglais une blessure effroyable au front : la peau arrachée sur toute la figure...
"Je vais pouvoir vous montrer les débris d'Horatio Nelson, et j'espère que les mutilations qu'il a subies ne l'empêcheront pas d'être bien reçu par vous. Ce sont les marques de l'honneur ." annonça-t-il avec une exquise modestie britannique à cette déesse de beauté, épouse de l'ambassadeur de son pays qui mérite elle aussi ses lauriers
.La géniale ambassadrice avait persuadé la reine d'ouvrir les ports de Sicile aux Anglais , de les ravitailler , de donner tout son soutien, toute sa confiance à l'amiral lancé à la poursuite de l'escadre française en méditerranée . L'acharnement de Nelson anéantit onze bâtiments français sur treize et vit périr trois mille marins. Les Anglais ne perdirent "que" neuf cent hommes .la mémoire a retenu la grandeur, l'éclat , la vaillance de ces soldats dévoués .
Toutefois,  les générations futures ne peuvent que déplorer la fin horrible de tant de braves appartenant à deux nations si proches qui,  plus tard heureusement, s'allièrent pour la liberté de tous.
Lady Hamilton eut beau jouer un rôle éminemment patriote à Naples en tenant les rênes de l'ambassade d'Angleterre à la place de son époux malade, obsédé par sa soif inaltérable d’œuvres d'art arrachées aux champs de fouilles locales et trop âgé pour se soucier d'autre priorité que celle de son bien-être, elle resta jusqu'au terme de sa brève existence une femme affublée d'une réputation douteuse.
Cette créature "belle de la tête aux pieds" partagea avec la reine Marie-Antoinette les souffrances imméritées que le vent de la calomnie répand avec largesse .Bien sûr, Emma avait un passé ...Et une excuse de taille : ses erreurs venaient de la misère .
 Son coeur était pur en dépit d'un lourd apprentissage de la vie .Au sein des égarements habituels, et fort ennuyeux à raconter, Emma fut remarquée par un homme excellent, un caractère débordant de bonté,  un immense artiste, sans doute un des plus talentueux peintres de l'époque : Rommey !
La somptueuse bergère, née sans doute en 1761, vient d'atteindre l'âge respectable de dix neuf ans ans et engloutie dans le Londres inquiétant des quartiers populaires, déjà, gagne son pain quotidien chez un docteur pour le moins pervers du nom de Graham. Ce bizarre individu prétendait guérir les maux de ses patients en leur mettant sous le nez un remède de choix : les déesses de la Santé, de la Beauté ou de la Grâce .
La jeune Emma intrigue , attire et vole les hommages des autres "modèles"affolant les sens d'une foule de mondains dévoyés . Rommey , rival de Reynolds, se pique d'aider cette fausse ingénue dont les traits ciselés et le regard velouté animent son pinceau en exaltant allègrement son génie .
C'est le début d'une amitié  amoureuse(Alexandre Dumas défend une autre thèse, laissons à Emma le bénéfice du doute )solide qui jamais ne rompra .
Rommey élevé au rang de père adoptif de la future lady décide de civiliser cette ignorante, de l'éveiller aux envolées théâtrales, d'exacerber sa finesse instinctive :
Emma reçoit alors une révélation ! le monde qui l'entoure ne la mérite pas ...
Qui va lui tendre la main ? Elle se  cherche un "pygmalion" et le trouve en la personne d'un beau gentilhomme de 26 ans : Sir Charles Greville .
 Son destin bascule d'un coup dans la soie, le luxe et les rouages incompréhensibles aux simples d'esprit des gens qui donnent le ton au reste du monde !
 Sir Greville ordonne qu'on éduque sa conquête : musique, cours de danse, leçons de savoir-vivre,  cours de diction ; un aréopage de professeurs zélés jure d'enlever ce défi impossible :
 métamorphoser cette dépravée,arborant pour seule qualité apparente un minois de couventine baignée de douceur angélique, en lady tuant par sa distinction !  la trop belle étourdie éprouve un  obscur et poignant pressentiment . Elle a beau accabler Greville de mots d'amour , de cris d'amour , de promesses et d'actes d'amour, l'amour n'est pas là .
Le succès par contre fond sur le couple scandaleux .Grisée par les soins éclairés de cet ancêtre de l'impavide professeur Higgins, adorablement vive, spontanée à miracle, douée d'une voix de rossignol, la ravissante "fair lady", grand-mère d'Elisa Doolittle, attise le désir des dandies à la mode ; et , ô surprise, l'intérêt extrême de l'oncle de son cher adorateur ! catastrophe ou avancée miraculeuse?
 Voilà le digne, le policé, le diplomate mesuré, le parfait Sir Hamilton lâchant sa quête monotone de bustes romains ou de visages grecs afin de ravir, corps, âme et coeur, cette statue antique plus en chair qu'en os, façonnée par la nature et polie par son neveu !
 Emma n'est nullement l'écervelée que nos a dépeint la comtesse de Boigne de toute l'alacrité de sa verve hautaine .
Elle a sondé le coeur du séduisant Greville et, dans la foulée , l'état assez saumâtre de sa fortune .
Sa chimère , devenir lady Greville, tourne court face à la loi du snobisme et aux exigences de la nécessité . Sir Hamilton l'entoure de douceurs , lui offre un adorable chien, Biscotte, en homme capable de choisir le meilleur en son caractère exubérant .A l'instar de l'héroïne de Jean Anouilh,"La Sauvage", Emma toute sa vie proclamera :
"il y aura toujours un chien perdu me rendra malheureuse !"
La bergère se croit pourtant obligée d'inonder de lettres déchirantes l'indifférent Greville quand la rupture déchire le beau ciel du  bel anglais et de sa favorite.mais, l'essentiel est à l'horizon ; et quel horizon ! Sir Hamilton exige que cette vivante image d'Aphrodite le rejoigne à Naples où il exerce la très haute et très remarquable fonction d'ambassadeur de la couronne britannique .
Lady Hamilton perce sous la petite anglaise fêtant ses vingt-cinq printemps d'audace et d'optimisme en ce tiède matin du 26 avril 1786 .
 Emma voit Naples, n'en meurt pas et comprend aussitôt que cette baie noyée de brume bleue chatoyante et joyeuse, cette mer irisée de reflets roses, cette ville rugissante, énorme, gorgée d'appels enthousiastes et de hurlements vindicatifs, contient sa destinée, sa chance et la force indomptable de son sang généreux
.L'ivresse la saisit : elle se jure que cette ville entendra parler d'elle ! hélas ! si le "tout Naples" jacasse comme une volière à propos de cette déesse rapportée entre autres bagages par le froid ambassadeur, on laisse la belle en plan ! Qu'est-elle au juste afin de prétendre aux honneurs réservés à une épouse légitime ? Sir Hamilton essaie de la présenter comme sa fille adoptive ...Charmante hypocrisie diplomatique qui fait se hausser les sourcils  aristocratiques et se pâmer de rire le bon peuple!
Alors , le couple abat sa carte majeure :
oui , ils sont mariés ! quand ? Où ?
 La veille du départ, dans la simplicité d'une chambre d'hôtel Londonienne , grâce à la bonne volonté d'un brave pasteur "sans bruit, sans pompe, sans autres assistants que les témoins obligé."
 Alexandre Dumas raconte la touchante et fort brève cérémonie avec la profonde sincérité d'un écrivain habitué à beaucoup mentir ..
.Il est certain que l'intrépide Emma n'était pas femme à se contenter de la seconde place à l'ambassade et dans la vie de son nouveau "bienfaiteur". Sir Greville l'avait proprement échangé contre le paiement de ses dettes à son oncle Hamilton, elle avait été cédé, elle qui se croyait future lady Greville, à l'instar d'une marchandise de prix. Cette manigance ignoble méritait vengeance :
 le titre de lady Hamilton effaçait l'amertume d'un sentiment bafoué, les errances inavouables de la prime jeunesse et l'humiliation d'une enfance obscure .
Naples, amoureuse de ce visage d'ange déchu, se contenta d'applaudir : l'ange était relevé ! Lady Hamilton riant en cascades, première attraction du moment, après le Vésuve crachant ses fumées, s'épanouissait dans les salons princiers et les palais fleurant la poussière antique . Qu'allait maintenant dire la reine , personne ombrageuse , dure , arrogante , devant cette ambassadrice d'un genre singulier et d'une vitalité hors du commun ?
La conquête d'un royaume passe par le coeur de ses souverains, Sir Hamilton s'était taillé sans efforts une assez appréciable renommée d'esthète discret, d'amateur élégant et parfois naïf de vestiges romains  collectionnés à n'importe quel prix : un homme aussi peu apte au traditionnel marchandage
était assuré de la sympathie générale ! tranquille, affable, il s'était ingénié à transformer l'ambassade en musée :
le moindre recoin débordait d'échantillons des vingt-quatre espèces de lave du Vésuve, d'une abondance hallucinante de mains, têtes ou pieds du plus admirable marbre de Pompéi ou de tiroirs et coffres veillant sur un trésor de pirate : pièces d'or, d'argent et de bronze surgissant des brumes de l'antiquité !
 La frondeuse Lady Hamilton ouvrit grand les fenêtres , débarrassa les terrasses , se faufila entre les caisses et ordonna que ce mausolée soit ouvert au vent marin et soumis sans aucune exception à la puissance glorieuse du soleil Napolitain !Puis , présentée ou non à la reine qui pour le moment la boude , l'ambassadrice se met à l'ouvrage : en quelques mois le musée de sir Hamilton devient un paradis où se bouscule la cohue excitée des Napolitains chantant, dansant et s'amusant à la folie .
L'Angleterre est à la pointe de la mode ! Emma ne se ménage pas ; elle a imaginé de se donner elle-même en spectacle : ses fameuses "attitudes" titillent l'opinion au point que l'on n'a aucun autre sujet de conversation .
La France est à l'aube de sa Révolution , qu'importe , à Naples , l'actualité c'est la dernière invention théâtrale de la sublime et folle ambassadrice anglaise.
Lady Hamilton , fait son entrée toute ensevelie dans une étrange panoplie de châles ; guette l'instant propice , attend le silence abasourdi ,se libère d'un mouvement gracieux et, à peine vêtue d'une tunique diaphane, crinière fauve roulant sur ses robustes épaules , regard chargé d'éclairs , mime le cruel désarroi d'une Médée ou l'abandon délicieusement érotique d'une bacchante !
C'est l'adoration unanime ! sauf de la reine de Naples
.Emma tente une rencontre "inopinée" à Caserte . La voici flânant, la physionomie curieusement sage, le maintien étrangement réservé, ses formes embellies de chaste étoffe blanche, affectant de se concentrer sur un ouvrage d'art , postée en plein sur la promenade préférée de Marie-Caroline des Deux -Siciles . Or la soeur de Marie-Antoinette n'est pas de celles que l'on abuse !
Ironique , lointaine , la reine se contente de passer menton levé sans gratifier de la plus insignifiante marque de bienveillance cette inconnue effondrée dans une révérence trop impeccable pour inspirer confiance ! Emma endure l'humiliation royale avec bonne humeur . Sa revanche viendra, elle le sait !
Sir Hamilton , en diplomate intelligent , réalise que le meilleur moyen de se faire aimer, c'est de s'éclipser ...le couple part en pèlerinage officiel à Londres et Paris .
Emma récolte les hommages , elle est même accablée de louanges par  un troupeau de mondains blasés que ses  audaces de comédienne et ses talents de chanteuse distraient et surprennent agréablement . Fier du succès de son épouse qui remporte de flatteuses victoires sur  ce champ de bataille impitoyable  que l'on nomme snobisme, préjugés et vanités, l'ambassadeur Hamilton commande à un peintre ruineux deux portraits de cette épouse exceptionnelle . Le malheureux ! il ignore que cet artiste tant vanté est une de ses vieilles et embarrassantes connaissances ...
 Rommey n'en revient pas  ! on lui annonce une grande dame, une cliente fortunée et d'une très haute position, ambassadrice à Naples , quel honneur !
il s'élance , s'incline , manque trébucher de surprise, avale ses compliments, et dans un éclat de rire , sa bergère si belle de figure, son ensorcelante Emma lui saute au cou en criant de bonheur !
attention ! prudence ! n'ayons l'air de rien sous le regard amusé du  diplomate de mari ! surtout  pas un mot sur l'encombrant passé ! Rommey, vrai gentleman  et galant homme, s'oblige au mutisme absolu .
Ce léger sacrifice est récompensé par une invitation à Naples, deux tableaux commandés, l'un à la grecque, l'autre  en odalisque turque, et un lien épistolaire que les épreuves n'altéreront guère .Pour l'heure , une houleuse escapade en France excite l'envie du couple de regagner Naples au plus vite .
Paris donne le frisson, émeutes et menaces angoissent le paisible ambassadeur et sa femme enivrée d'avoir obtenue une parole vaguement charmante de Marie-Antoinette .
Le 14 septembre 1790, les envoyés du roi d'Angleterre sont conviés à une séance historique dont les conséquences les effraient terriblement : le roi de France, toute étiquette abandonnée, abdique le principe du pouvoir absolu .
Il est temps d'oublier ce tumulte dans la douceur Napolitaine ! et , pense , Emma , si la soeur de la reine m'a trouvé assez digne d'elle aux Tuileries , Marie-Caroline de Naples finira par s'adoucir à mon égard ! à défaut d'être une cérébrale , lady Hamilton a l'intuition la plus féminine du monde . Un billet d'une rare courtoisie avive encore la lumière du retour .
.Le roi Ferdinand, bon vivant universel et mari bien dressé par sa virile épouse envoie ces lignes prometteuses :"le lendemain de votre arrivée, mon cher sir William, je vous attendrai à dîner au palais de Caserte, mais la reine , qui désire faire avec votre charmante femme une connaissance plus intime que l'on ne fait dans une présentation officielle , l'attendra entre onze heures et midi .
Envoyez-nous lady Hamilton ,comme la colombe de l'arche , pour nous annoncer que vous avez mis pied à terre."
Emma et son mari lisent et relisent l'incroyable billet, puis la jeune femme tombe presque à genoux ! elle n'a plus rien à demander à la Providence ! Ce mot royal, c'est le ciel dans la tombe !
vite, une robe irréprochable de sobriété , du blanc, toujours du blanc si seyant sous l'implacable soleil sculptant les jardins de Caserte, et de la bonne humeur :
 lady Hamilton a une inextinguible foi en son étoile . Ce bel enthousiasme cède soudain face à l'enjeu : la reine intimide tant cette indomptable aventurière de l'amour qu'elle s'évanouit comme une enfant craignant la punition ...
la reine se précipite, pas du tout fâchée de cette faiblesse ; réconfort, mots tendres, admiration réciproque : l'amitié naissante va perdurer sans faillir .
 Emma sort du palais de Caserte sacrée amie intime et bientôt "ministre" de Marie-Caroline des Deux-Siciles .
Jamais pâmoison ne rapporta autant ! à l'instar de Marie-Antoinette, la reine de Naples étouffe de solitude .Elle a besoin de s'épancher, de tout dire sans redouter indiscrétion et chantage . Emma arrive à point ...Napolitaine de tempérament en dépit de son origine anglaise , elle ne détonne plus . On l'adore et son influence sur la famille royale s'étend au reste de la cour .
La reine reste celle qui gouverne : ainsi , décide-t-elle la première de lancer son "arme de séduction massive", l'opulente et joyeuse lady Hamilton, à la conquête de l' amiral Nelson, seul "instrument" capable de défendre son royaume contre la voracité des Français .Hélas, Emma aurait trempé dans la sanglante répression de l'éphémère République Parthénopéenne .Les Napolitains ne l'oublieront jamais , encore de nos jours , le nom de Lady Hamilton engendre un silence de mort ...
Toutefois l'exile en Sicile de la famille royale  unira Nelson à la troublante amie de la reine , et cette fois, jusqu'à la mort de l'amiral, contre vents et marées, orages et scandale.
Le destin  fit la farce d'unir les deux êtres les moins faits pour s'apprécier dans le plus pur des amours humains ...
Il suffit pour s'en convaincre de lire cette lettre de Nelson,  écrite à bord du Victory quelque temps avant sa mort tragique :
"Ma très chère Emma ,
vous dire que je pense à vous tout le jour et la nuit est exprimer trop faiblement encore l'amour que je vous porte.
Quoique éloigné de vous par des circonstances impérieuses, croyez-le-bien, je reste tout à vous !
Mon coeur est avec vous,gardez-le, ma bien-aimée! Je reviendrai vainqueur, s'il plaît à Dieu, et je laisserai du moins un nom sans tache .
 Je n'ai point fait tout cela par ambition ou désir de richesse, ni le désir de richesses ni l'ambition n'eussent pu me tenir loin de tout ce que mon coeur chérit . Non , je me suis donné à la gloire de l'Angleterre parce que c'était dans la volonté du Seigneur .
Toujours, pour toujours, je suis vôtre, dans ce monde et dans l'éternité.

Hélas, Emma , inconsolable à la mort de Nelson, finit par succomber en exil à Calais,dans un dénuement extrême et abandonnée de tous ..
Mais, elle rejoignit Nelson au royaume des amants séparés par la vie !

Sa vie illustre la leçon cruelle des tragédies Grecques: les mortels ne sont plus rien quand les dieux les abandonnent ...

A bientôt ,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

Lady Hamilton par Vigée-Le-Brun

                                                            Château de St Michel de Lanès
                                                        Cabinet St Michel Immobilier CSMI



dimanche 9 octobre 2016

Contes du vieux château : L'art d'être un citoyen de Genève


La Suisse ?
 Ciel ! que de mystères, que de mythes, que d'idées absurdes dorment sous ce nom !
Pour les impétueux citoyens français c'est un vaste dédale de cimes inaccessibles, de pâturages encombrés de troupeaux aux flancs abondants, de chalets astiqués chaque matin avec l'énergie du désespoir et, comment l'oublier, de coffres-forts enfermant les plus redoutables secrets des "heureux du monde".
Le pire au sein de ce fatras ? 
La plupart des fils de Voltaire tentant, en dépit des vulgaires vents dominants, de s'exprimer dans la langue de Molière, croient dur comme fer que le meilleur de la Suisse, eh bien, c'est Genève ! peut-être n'est-ce pas faux ...
Quoi de plus joli que les rives du lac de Genève qui abrita tant d'amours interdites, légendaires et fantasques ? Et, à défaut de suivre le chemin tourmenté de Byron, Shelley et Chateaubriand, les pages désuètes, mais étincelantes d'un humour irréfragable, du guide par excellence, paru vers 1900, "La Suisse illustrée" nous enlèvent vers l'ancienne république de Genève, ses merveilles, et surtout son très singulier Genevois !
A cette époque bénie, un auteur reconnu dont les doctes ouvrages faisaient de beaux livres de prix récompensant les élèves travailleurs ou essayant de l'être, ignorait les devoirs serviles du principe de la "langue de bois". Aucune hypocrisie chez Albert Dauzat, aucune méchanceté non plus, nul parti-pris et une franche admiration pour ces rudes suisses dont la discrétion rehausse la courtoisie.
Aucune banque, mais un nombre infini de vallées, de torrents, de lacs, de petites villes aussi inconnues que les hameaux de l'Inde !
 La Suisse s'envole, sous les pas de cette espèce de Jules Verne des manuels disciplinés, et prend l'allure d'un monde farouche et passionnant, digne des royaumes de l'Himalaya.
A tout seigneur tout honneur !
Ce frondeur et même, horreur, indiscipliné de Genevois des années 1900, vaut bien que l'on se penche sur ses impertinences.Voilà qui nous changera de l'atmosphère hautaine et feutrée couvrant de ses voiles nuageux les hautes instances diplomatiques des bords du Léman.
L'insolence n'a-t-elle pas marqué de son sceau la bonne république de Genève quand son rejeton mal-aimé, Rousseau répandit ses "Confessions" à travers l'Europe éclairée ?
Ce rebelle s'entêta à glorifier la vie saine au pied des Alpes de deux amants maudits; Julie et Saint-Preux sanglotèrent sur les eaux froides de leur lac bien-aimé, agacèrent les cœurs froids, ennuyèrent les esprits rassis et ravirent les âmes chavirées par un lien mêlant pureté sublime, correspondance hallucinée et soupirs d'indicible volupté...
A l'automne 2017, "La nouvelle Héloïse" ne hante  que les placards poussiéreux des bouquinistes ! Et, peut-être,quelque manoir isolé où une châtelaine romantique croit encore au retour d'un immatériel Saint-Preux, enseveli corps et âme dans un paquet de lettres  fanées datant d'un siècle antérieur. Pourtant le berger Rousseau inventa le principe délirant et délicieux du romantisme !
Le cœur, frappé à vif, délivre de sublimes accords ,au prix d'un sacrifice bien lourd.
 Saint-Preux, torturé par son impossible passion, résumait cette amertume affamée en quelques mots forgeant les "armes" de l'homme "nouveau" créé par le frémissant Jean-Jacques:
"Que c'est un fatal présent du ciel qu'une âme sensible ! Celui qui l'a reçu doit s'attendre à n'avoir que peine et douleur sur la terre."
Mais, cette douleur exacerbe l'éclosion du fameux génie glorifié  ensuite par la kyrielle gémissante des poètes romantiques.
Vive Rousseau ! Un étrange homme qui n'aimait ses semblables que de loin !
 Le philosophe  fuyait, ces créatures lassantes et ordinaires, afin de peupler ses promenades de beaux êtres imaginaires; reflets de cette perfection entrevue en rêve; inaccessible comme une étoile glacée au firmament ou la chimère de Saint-Preux envers Julie.
L'indépendante petite république de Genève laissa-t-elle des traces dans cet esprit farouchement épris de sa propre liberté ? On serait tenté de le croire.
Genève fascina en tout cas les philosophes désireux d'éclairer princes et rois autant que le commun des mortels. Histoire tissée d'amour et de méfiance, le lien entre l'intransigeante citée et l'esprit des Lumières est exaltée au sein de l'Encyclopédie des philosophes.
Sous la plume ambiguë de d'Alembert, Genève apparaîtrait presque l'antichambre d'un bizarre paradis où l'ennui mortel serait l'apanage de la haute moralité et de la vertu exemplaires.
Quel dommage, s'écrie d'Alembert, qu'une "des villes les plus florissantes de l'Europe, riche par sa liberté et son commerce, attachée aux Français par ses alliances et par son commerce, aux Anglais par son commerce et sa religion", soit incapable de comprendre les bienfaits du théâtre sur l'éducation, et carrément la civilisation d'une nation.
"On ne souffre point à Genève de comédie, on craint le goût de parure, de dissipation et de libertinage , que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse..."
D'Alembert propose, en bon philosophe soucieux d'éduquer le peuple, d'encadrer judicieusement les acteurs parfois un tantinet dépravés par "des lois sévères et bien exécutées sur la conduite des comédiens ". Ainsi, Genève offrirait le merveilleux paysage d'une citée digne d'Athènes au temps de Périclès ! A la fois efficace et sensible:
"les représentations théâtrales formeraient le goût des citoyens, et leur donneraient une finesse de tact , une délicatesse de sentiment qu'il est très difficile d'acquérir sans ce secours..."
Hélas ! le destin de tout courageux philosophe est d'être adulé sans être suivi:
Genève ne sera certainement pas ébranlée en un clin d’œil par les péroraisons d'une poignée de penseurs idéalistes !
La réputation de cette ville impavide se prolonge jusqu'aux amours de Lord Byron, entichée l'espace d'une saison d''une "fille de beauté" Claire Claremont. Genève vers 1813 devient citée de la poésie en exil !
Nous voici maintenant dans les frous-frous de la Belle-Epoque.
Monsieur Albert Dauzat parcourt la Suisse avec une détermination de montagnard émérite.
 Rien n'échappe à son regard d'aigle, rien ne le détourne de sa franchise courtoise. Genève n'aura bientôt plus aucun coin d'ombre pour cet humaniste doué d'une curiosité à toute épreuve.
Cette  ancienne république enfermée en ses murs s'ouvre vers 1900 aux influences du vaste monde.
Terminée la rébarbative existence des calvinistes gouvernant leurs passions, la morose atmosphère d'une citée confinée, repliée sur sa foi sévère. Genève à la "Belle Epoque " rivalise au contraire avec les délicieuses et frivoles stations balnéaires de la  Riviera !
Quoi ? Nice, citée  bavarde, élégante,étincelante de toutes ses vagues blanchies d'écume voluptueuse, comparée à la froide forteresse de l'aristocratie protestante ? L'auteur serait-il tombé amoureux d'une robuste autochtone au point d'en perdre son sens critique ?
 Préfigurerait-il le bellâtre diplomate Solal recevant en pleine poitrine la morsure de la passion pour un seul battement de cil de la genevoise Ariane ? Comment le savoir ?
Cent ans nous séparent, hélas, de cet homme affirmant haut et clair:
"Avec ses quais spacieux, son célèbre pont du Mont-Blanc, ses somptueux édifices, ses larges avenues et ses jardins ombragés, Genève a l'aspect d'une véritable capitale, blanche comme les villes de la Côte d'Azur, où toutes les distractions et les commodités sont réunies pour attirer les étrangers." Cette fois, les philosophes peuvent savourer leur victoire:
Genève s'amuse enfin !
La fraîcheur de l'esprit nouveau s'infiltre dans les vestiges anciens; sur les hauteurs, dans le quartier de la cathédrale Saint-Pierre par exemple. Le voyageur sourit donc à Genève; mais, Genève lui rend-telle cette aimable politesse ?
 Vers 1900, il était vivement recommandé de respecter le caractère indépendant à outrance du genevois de toute espèce. En se croyant un peu vite son cousin à la mode de Bretagne, le Français s'égare !
 Le Genevois ne correspond à rien de connu, il dépasse l'imagination, épuise la bonne volonté naïve, fascine les âmes sensibles, intrigue les fortes, et garde son mystère jusqu'à provoquer un intense découragement.
Monsieur Dauzat incline vers la sympathie tout en restant lucide:
" Le Genevois, moins discipliné que les autres confédérés, plus porté aux luttes politiques et aux disputes religieuses, a l'esprit très vif, la répartie facile, sous un abord froid. Le gamin des rues, railleur et irrévérencieux rappelle le gavroche parisien."
Les rues sont une chose, et la haute société calviniste traditionnelle, une autre.
Plus on monte vers la vieille-ville, plus le poids du passé  ferme les portes aux idées neuves et aux étrangers.
Le Genevois est ainsi, à l'image de sa ville, très charmant et joyeux le temps d'une balade autour des monuments anciens et modernes, en descendant par le rampe de la Treille vers  la promenade des Bastions, puis soudain réservé et lointain.
 Il cristallise, selon, l'auguste Albert Dauzat , la complexité et les paradoxes d'une citée active et figée, ancienne et moderne. Qu'importe finalement ! A cette époque remontant à la nuit de 1910, Genève éclairait la Confédération helvétique, dont elle ne faisait partie intégrante que depuis 1815, de l'éblouissante vigueur de sa passion pour les arts.
Le visiteur, qui souvent avait redouté, sans oser le dire, de se heurter à la rudesse d'une citée austère, éprouvait un choc presque équivalent au malaise heureux qui s'empara de Stendhal face aux merveilles de Florence.
Il lui suffisait pour connaître cette bienheureuse ivresse de rêver au musée Rath en détaillant les appas exquis de la "Nymphe couchée" de Corot, de se récrier d'admiration au musée Fol qui laissait son "Apollon Sauroctone", resplendissant plus que le Genevois courant grâce au génie du mythique Praxitèle, provoquer l'émoi des jeunes filles; ou d'entrer au musée de l'Ariana, îlot verdoyant blotti sur le coteau de Varembé.
Et d'y connaître le grand bonheur de paresser dans la quiétude du Jardin botanique en suivant d'un regard distrait les gambades des biches et les envols de longues jupes des studieuses élèves de l'Ecole des Beaux-Arts, gracieuses déesses suisses venues étudier les tableaux des écoles italiennes et flamandes.
Quelle douceur  de vivre! les éloges cascadent vers les berges tranquilles de ce lac béni des dieux où Byron et Shelley se plaisaient en 1813 à taquiner perches et truites, au même rythme placide que la muse amoureuse du moment; avant de s'endormir au fond du bateau qu'ils avaient acheté pour leur bonheur d'hommes de lettres !
L'enthousiasme du fervent Albert Dauzat ne faiblit pas ! manifestement l'art genevois occupe une belle place dans son cœur et il nous en brosse le plus complet des panoramas. On a presque envie de demander "grâce" !
Au début du vingtième siècle, le musée d'art et d'histoire venait d'être lancé ! Et sa flatteuse renommée s'expliquait autant par ses riches collections archéologiques que par sa situation des plus romantiques au cœur des beaux-quartiers à l'orgueilleuse architecture. "La Genève moderne est remarquable par son aération et ses ombrages qui la font rechercher des étrangers.
"L'efficacité Suisse marque aussi le système d'eau potable: ce serait la "plus pure d'Europe" nous assure le bon monsieur Dauzat énamouré par les prodiges de cette citée. La Poste de Genève, performante à l'extrême, est un exemple pour le monde entier !
Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si les séjours des étrangers non naturalisés ne soulevaient polémiques et problèmes... Et, l'assassinat de la ravissante et fantasque Sissi ayant malmené la bonne réputation de la ville, les autorités suisses entourent de suspicion les réfugiés politiques. Mais, reléguons ces tristes pensées de l'autre côté des Alpes !
Sur les rives du lac, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe et peut-être volupté...
Le peuple réparti dans le faubourg des Eaux-Vives rejoint la touchante volonté de propreté absolue qui fait la fierté des quartiers anciens ou récents.
 Cette ville,  éprise d'une louable idée de perfection dans tous les domaines, abrite-t-elle des êtres humains ou des mutants ? Monsieur Dauzat nous rassure: les Genevois sont certainement un peuple élu entre tous les Suisses, mais cela ne les détourne nullement des petites joies de la vie: déjeuners dans les auberges du bord du lac, confidences sous les tonnelles, festins de friture, vins du pays dans les bosquets, baisers fougueux sur la jetée des ports ou sous les ombrages des parcs généreusement ouverts par de très cossus propriétaires: le bonheur champêtre palpitait autour de 1910 sous l'égide du berger-philosophe " Rousseau des Bois".
Hélas ! Une faille gâche ce tableau idyllique ! Genève qui envoûta Chateaubriand et inspira Byron n'engendra aucun poète... Nul n'est parfait !
C'est à un poète anglais d'envoyer la tendre musique de ses mots, nés du spectacle  du lac effleuré d'or, à  Sécheron ou Coligny, voici deux siècles:

"Here are the Alpine landscapes which create
A fund for contemplations; to admire
Is a brief feeling of a trivial date;
But something worthier do such scenes inspire:
Here to be lonely is not desolate,
For much I view which I could most desire,
And, above all, a lake  I can behold
Lowelier, not dearer, than our own of old.

Leman's is fair; but think not I forsake
The sweet remembrance of a dearer shore:
Sad havoc time must with my memory make
Ere that or thou can fade these eyes before;
Though, like all things which I have loved, they are
Resign'd forever, or divided far."

Sur ce panache de Lord Byron,

à bientôt ,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
Le lac de Genève en 1849 par Calame, Villa Vauban, Luxembourg


                                                                     Château de St Michel de Lanès
                                                                     Cabinet St Michel Immobilier CSMI


dimanche 2 octobre 2016

L'art d'être une femme impossible : Adéle de Boigne

La reine de l'humour acide : Adéle de Boigne en ses mémoires

Qui était la comtesse de Boigne ?
 Une fée ? Une langue de vipère ? Une charmeuse ? Une impertinente affirmant en toutes circonstances la plus irréductible vanité ?
Ou une grande dame acide, une conteuse écrivant à la manière d'un escrimeur : en cueillant les mots à la pointe de son épée agile ! Née à Versailles , tenue sur les genoux de la reine Marie-Antoinette, mariée ,tout juste sortie de l'enfance, à un richissime"gueux" ayant mal acquis son immense fortune dans de nébuleuses affaires aux Indes,le plus parvenu des représentants de l'abondante fausse-noblesse, Adèle d'Osmond n'oublia jamais qui elle était.
Le fier étendard portant l'implacable  devise "Noblesse oblige" aurait pu claquer au dessus de son angélique tête couronnée de somptueuses boucles d'un brun aussi fauve que son tempérament.
C'est avec une infinie force de caractère rehaussée encore par le sentiment de ce qu'elle devait à cette noblesse d'épée immémoriale qui l'avait enfantée que la malheureuse accepta d'être appelée tout au long d'une existence passionnante de ce titre "acheté "et non gagné sur le champ de bataille de comtesse de Boigne.
Son époux, homme à la fois fort sérieux et parfaitement volage, tout en assurant à Londres l'entretien  de sa compagne indienne et de leurs charmants enfants, s'efforça  de gagner les faveurs conjugales de sa femme légitime ! Il n'hésita pas à couvrir Adèle  d'une pluie d'or, de diamants ,d'une inondation de châteaux ou de logis magnifiques ; présents fabuleux enrubannés d'une affection timide masquant assez mal le vif désir de fonder une famille honorable, avouable et liée aux grands noms de l'aristocratie.  En vain !
Adèle, blessée amèrement par la "double vie" du général de Boigne ( dont le nom premier était Le Borgne, ce qui ne manqua guère d'écorcher les graciles oreilles de la jeune mariée) choisit la rébellion pure et simple.
Autrement dit :
le portefeuille bien garni de cet époux inconvenant et la liberté d'aller et venir sans consulter d'autre avis que ceux de ses parents, auxquels la jeune comtesse était extrêmement attachée,en observant une conduite admirable de dignité.
Madame de Boigne mena ainsi  un destin privé en apparence de ferveur amoureuse, si ce n'est sur le tard l'amitié passionnée, le lien plus sensuel qu'intellectuel, qui la lia au chancelier Pasquier, son éternel amant de l'ombre.
Ce caractère mordant raffolait de la vie politique et gouvernait les humeurs du torrent mondain.
Belle, intelligente, trop altière pour ne pas susciter la méfiance de Napoléon, la comtesse fut tenue à l'écart durant le premier empire. Adèle se vengea en assassinant de sa langue mutine les célébrités de la bonne société parisienne .Saine habitude qu'elle garda sous la Restauration et conserva jusqu'à ses derniers jours.
On peut affirmer qu'elle fut la seule en ce fol univers à massacrer aimablement Chateaubriand grâce à cette arme de destruction mondaine qui se nomme une tasse de thé !
La comtesse était un manuel de savoir-vivre ambulant et un juge du bon ton aussi ferme qu'éloquent .
Sa verve se tempérait heureusement d'un solide sens de l'humour, faculté qui l'aida à endurer les tourments d'une émigration forcée entre 1792 et 1804, du tumultueux Royaume de Naples aux brouillards Londoniens .
Ses souvenirs de Versailles émeuvent grâce à sa charmante évocation de l'enfant choyée dans les salons intimes de la reine.
Aussi proche de la famille royale que le malicieux page Alexandre de Tilly, la jolie poupée en "fourreau de batiste " étonne comme un animal d'un genre inconnu :
 un enfant au naturel ! le contraire des pauvres petits déguisés en minuscules adultes, gentilshommes ou grandes dames engoncés dans des atours bien raides, camouflés sous d'imposantes perruques et forcés de plonger en révérences et saluts avant d'être renvoyés à leurs couvents, de peur qu'ils n'importunent ou ne fatiguent leurs pères et mères embarrassés de ces turbulents fardeaux.
Mademoiselle Adèle d'Osmond babille, trottine, déploie sa "profusion de cheveux" et obtient un honneur réservé aux princes et aux ducs : l'accès à la loge du roi que son joyeux bavardage réconforte des tempêtes ministérielles et de la crise économique sans remèdes.
 En 1788, cette créature angélique reçoit de la tante de Louis XVI, madame Adélaïde, une poupée si somptueuse que la famille royale se plaît à la fêter avec un  bel enthousiasme . On s'imagine soudain loin des scandales et calomnies , loin de la tragique sottise de" l'affaire du collier", tant la reine et la soeur du roi , madame Elizabeth rient aux éclats et jouent comme deux gamines libérées des incertitudes du sort.
Adèle est un tourbillon d'air pur sur l'horizon chargé de nuages angoissants .
Hélas, la Révolution est une machine infernale levant sa faux sur ce monde exquis et absurde condamné d'avance . Les pressentiments obscurs rongent les coeurs; pourtant la vie continue sur le volcan qui envoie ses cendres chaudes. La marquise d'Osmond est logée à quelque distance du château. Elle ne s'en doute guère , mais son salut va en dépendre prochainement ...
Quelques mois avant l'ouragan haineux s'abattant un beau matin d'octobre sur les grilles de Versailles, le Marquis d'Osmond fait une rencontre singulière en navigant sur les eaux de la  Méditerranée.
A bord  d'une felouque retenue par le père d'Adèle,  alors  officier supérieur( il venait de quitter sa garnison de Corse) et diplomate en mission à Ajaccio, sont courtoisement invités trois passagers imprévus ; un gentilhomme corse, sa cuisinière, élément indispensable à la survie du premier , et le fils de la famille, sombre jeune étudiant tout droit sorti de l'Ecole militaire .
L'heure du dîner sonne au "carré" des officiers ; le diplomate et colonel  d'Osmond prie Monsieur de Belloc , officier rugueux et très à cheval sur la bonne éducation ,"d'appeler le jeune homme qui lisait au bout du bateau. "
Refus cinglant ! fureur de Monsieur de Belloc ! quoi ? ce paltoquet, cet impertinent se moque de la cordiale invitation d'un envoyé du roi ! L'officier ne mâche pas ses mots:
" j'ai envie de le jeter à la mer, ce petit sournois , il a une mauvaise figure .Permettez-vous , mon colonel ?"
"Non , dit le Marquis en riant ."
Et d'ajouter sans imaginer une seconde qu'un prodigieux hasard s'amusait à lui jeter l'avenir de la France en plein visage :
"Je ne suis pas de votre avis , il a une figure de caractère; je suis persuadé qu'il fera son chemin ."
Or, si l'isolent avait été lancé à la mer , la face du monde en aurait été changé !
Car , "ce petit sournois , c'était l'empereur Napoléon ".
 Et, cette scène, dit la comtesse en se délectant comme une chatte buvant sa crème, "Belloc me l'a racontée dix fois :
 "Ah ! Si mon colonel avait voulu me permettre de le jeter à la mer , il ne culbuterait pas le monde aujourd'hui !"
On ne sait si l'on doit maudire le colonel ou pousser un soupir de soulagement !
Arrive 1789, les aimables plaisanteries et la douceur de vivre n'ont plus cours .
Adèle et sa mère fuient à l'ultime minute les périls extrêmes les environnant au lendemain des journées d'octobre. La famille royale est sous bonne garde aux Tuileries après avoir enduré d'effroyables insultes de Versailles à Paris. Toutefois, le calme ne baigne nullement le palais meurtri :
"la fermentation ne se calmait pas. A Versailles, l'agitation était extrême, les menaces contre ma mère ,atroces .On disait que Madame Adélaïde menait le roi , que ma mère menait Madame Adélaïde et qu'ainsi elle était à la tête des aristocrates ."
 La mort plane, il faut fuir. La jeune Marquise et sa petite fille de huit ans s'embarquent vers l'Angleterre. Sous la distinction hautaine de la comtesse de Boigne, bat un coeur  forcé de se taire ; soudain l'enfant sensible se ranime dans un aveu enthousiaste  prouvant l'optimisme indéracinable forgeant son tempérament d'élégante flibustière :
"J'ai peu de souvenirs de ce voyage. Je me rappelle seulement l'impression que me causa l'aspect de l'Océan .Tout enfant que j'étais , je lui vouai dès lors un culte qui ne s'est pas démenti .
Ses teintes grises et vertes ont toujours un charme pour moi, auquel les belles eaux bleues de la Méditerranée ne m'ont pas redue infidèle ."
Voici les grèves pâles de Brighton, sa jetée inondée d'écume glacée, et un sourire enflammé , un miracle, une adorable créature volant vers les frissonnantes émigrées ! un mirage ?
 Que non pas : une cousine !  et pas n'importe laquelle des cousines du côté anglais de la marquise :
 la maîtresse du prince de Galles , Maria Fitz-Herbert !
Adèle et sa mère sont les protégées des dieux , surtout de celui de l'amour . La ravissante marquise d'Osmond et son époux ont beau être fêtés et choyés, leur unique désir est de retrouver leur pays. C'est tout à leur honneur et parfaitement déraisonnable, ils le découvriront assez tôt ...
 En 1790, Adèle et sa mère , laissant le marquis patienter en attendant de rejoindre son poste de ministre à La Haye ,sont accueillis à bras ouverts au château de Bellevue, proche de Paris, demeure où sont assignées à résidence les tantes du roi .
La reine reçoit l'autorisation d'aller saluer sa famille et ses amies si chères .Adèle cette fois garde un souvenir très clair de cette journée d'été consacrée à des retrouvailles que les circonstances enveloppent d'amertume. L'enfant aimante , ayant respiré le parfum de Trianon depuis sa naissance , babillé sur les pelouses du "Hameau",embrassé la reine sans façon , éprouve un saisissement si  terrible qu'il en devient un danger , la voici, innocente, naïve ,face à cette image cruelle :
 Marie-Antoinette surveillée comme une prisonnière ...
"Je n'avais pas revu la reine depuis bien des mois. Elle vint à Bellevue sous l'escorte de la garde nationale ; j'étais élevée dans l'horreur de cet habit .Je la trouvai sur la terrasse entourée de gardes nationaux .Mon petit coeur se gonfla à cet aspect et je me mis à sangloter .la reine s'agenouilla , appuya son visage contre le mien et les voila tous deux de mes longs cheveux en me sollicitant de cacher mes larmes. Je sentis couler les siennes. J'entends encore son" paix, paix, mon Adèle" ;  elle resta longtemps dans cette attitude ."
Comment rester de marbre devant une si nette, si sincère, si mélancolique évocation ?
La Révolution bouillonne, Adèle et sa mère suivent Mesdames Tantes qui ont obtenu de la part de l'assemblée nationale de s'en aller à Rome. Le marquis demeure à Paris, sa fidélité aux monarques le détourne de l'exil en dépit de l'extraordinaire lucidité avec laquelle il envisage l'avenir .
Cet homme honnête, pur et loyal à l'instar d'un chevalier attaché à son seigneur par l'indissoluble lien féodal, fut un des rares à oser parler avec une rude franchise à ce roi jouant un étrange jeu :
"Le roi consentit enfin à reconnaître et à jurer la Constitution . Mon père a fortement désapprouvé le plan suivi par lequel le roi devait apporter tous les obstacles possibles à la Constitution qu'il venait d'accepter ."Le roi avait juré en apparence , son unique but était de protéger sa famille .Or, pour un homme éduqué dans le code de l'honneur aristocratique, un monarque, premier des gentilshommes de son pays, n'avait qu'une parole .En rapportant les nobles conseils de son père, Adèle d'Osmond, comtesse de Boigne ,défend un idéal perdu qui aurait pu sauver la France des massacres à venir.
Le marquis tenta l'impossible et ne fut pas compris , hélas !
-Puisque vous l'avez jurée, Sire , disait-il, il faut la suivre, loyalement, franchement, l'exécuter en tout ce qui dépend de vous .
-Mais , disait le roi , elle ne peut pas marcher.
-Hé bien , elle tombera, mais il ne faut pas que ce soit par votre faute .
Le marquis a l'esprit aussi noble que le jugement ferme et l'intelligence claire. Les profondes erreurs
des souverains ne lui échappent absolument pas. Son impuissance à les freiner le navre, puis, très vite, le désespère.
" Mon père blâma la correspondance de la reine avec Bruxelles. Elle eut l'air de l'écouter ; mais se cacha de lui, et trouva un autre agent .Ces pauvres princes, nous explique la comtesse avec une gravité mélancolique fort touchante, ne voulaient suivre les avis de personne, et cependant acceptaient en partie tous ceux qu'on leur donnait. Il en résultait dans leur conduite un décousu qui se traduisait aisément en lâcheté aux yeux de leurs ennemis ."
Après la désastreuse fuite du roi et son arrestation à Varennes, un long récit d'Adèle nous en révèle les tristes secrets, la situation vire au drame.
Le marquis comprend que le temps des" patriotes" servant un régime constitutionnel est venu , il n'est plus qu'un homme du passé , un serviteur inutile ; sauf à Rome où sa famille a grand besoin de lui .Nous sommes en 1792 et Adèle commence sa redoutable observation mondaine en lançant une pique étonnante sur la célèbre artiste , Madame Vigée-Lebrun.
 Les remarquables portraits enrubannés de cette belle femme au raffinement virevoltant
n'ont pas le pouvoir d'adoucir la langue déjà affûtée de Mademoiselle d'Osmond .
Nous tremblons de la tête aux pieds devant cette impitoyable gamine ne craignant pas d'affirmer :
"je voyais souvent Madame Lebrun et sa fille. Madame Lebrun, très bonne personne, était encore jolie, toujours assez sotte, avait un talent distingué, et possédait à l'excès toutes les petites minauderies auxquelles son double titre d'artiste et de jolie femme lui donnait droit ."
Ciel ! Quel début prometteur !
Invitée de la reine de Naples, soeur de l'infortunée Marie-Antoinette, la mordante petite fille n'a de cesse de sortir ses jeunes griffes. Sa "victime" cette fois sera la beauté à la mode :la sulfureuse Lady Hamilton, épouse vaniteuse et un peu trop spontanée de l'ambassadeur d'Angleterre.
Mutine et gentiment ironique, Adèle analyse avec le sérieux d'un savant biologiste cet original spécimen d'humanité : une femme dont les appas physiques dérobent à l'enchantement masculin le désert moral et l'inertie intellectuelle .Remarquée dans la cuisine de son château par un sympathique aristocrate anglais, sir Greville, la somptueuse servante aux pieds nus vécut la  métamorphose de "my fair lady" ; à ce détail près qu'elle n'épousa pas son bienfaiteur et amant.
L'oncle ambassadeur du malheureux Greville, le distingué sir Hamilton, enleva sans l'ombre d'un scrupule cette vulgaire fille de cuisine transformée en rayonnant papillon, l'épousa, et la présenta comme lady Hamilton à la cour de Naples.
En Italie , les plus folles histoires d'amour poussent à l'instar de plantes exubérantes sur un terreau fertile ; le couple, un tantinet bizarre obtint les faveurs de la reine ! et l'ingéniosité de lady Hamilton, beauté sans pareille, acheva de conquérir les  coeurs ou les sens des plus réticents .
Cachée derrière les épais rideaux des palais, la petite Adèle, à l'aube de l'adolescence voit, entend et remarque tout:
"Cette créature , belle comme un ange et qui n'avait jamais pu apprendre à lire et à écrire , avait pourtant l'instinct des arts .Elle profita promptement des avantages que le séjour d'Italie et les goûts du chevalier Hamilton lui procurèrent .Elle se créa un talent unique , dont la description paraît niaise, qui pourtant enchantait tous les spectateurs . Je veux parler de ce qu'on appelait les attitudes de lady Hamilton ."
En fait "d'attitude", il s'agissait d'un spectacle assez grotesque : la sublime Emma soignée comme un jardin anglais, cheveux dénoués, pieds -nus, bras nus, seins dénudés ou peu s'en faut, ce qui émoustillait grandement l'assistance masculine et exaspérait terriblement le public féminin, s'avançait les yeux exorbités, semblable à un voilier prenant la mer.
Et ensuite ? Adèle se fait un plaisir de raconter la pittoresque vision :
"Elle jetait sur sa tête un châle, puis le relevait subitement, quelquefois s'en débarrassait tout à fait, mais, toujours elle montrait la statue la plus admirablement composée".
Adèle avoue enfin avoir servi de mannequin d'un soir :
"je lui ai servi quelquefois d'accessoire pour former un groupe , dit-elle amusée .
mes cheveux blonds contrastaient avec ses magnifiques cheveux noirs dont elle tirait grand parti. Un jour, elle m'avait placée à genoux devant une urne , les mains jointes dans l'attitude de la prière.
Penchée sur moi, elle semblait abîmée dans sa douleur ; toutes deux nous étions échevelées.
Tout à coup , se redressant, elle me saisit par les cheveux d'un mouvement si brusque que je me retournai avec surprise et même un peu d'effroi, ce qui me fit entrer dans l'esprit de mon rôle, car elle brandissait un poignard !"
Le public napolitain comprend en une seconde et crie "Bravo la Médéa!"
Adèle se sauve loin de l'arme dressée par cette Médée de pacotille !
Hélas ! en dépit du succès unanime, l'adolescente conclut avec son tranchant d'aimable bourreau mondain :
"Hors cet instinct pour les arts, rien n'était plus vulgaire et commun que lady Hamilton. Sa conversation était dépourvue d'intérêt, même d'intelligence ."
 En réalité, lady Hamilton avait un pouvoir de séduction chargée de vigoureux érotisme échappant à cette époque à une petite fille bien élevée ! de là son influence ravageuse s'exerçant sur des "proies" consentantes qui recherchaient son emprise :
" son vieux mari qu'elle a couvert de ridicule , la reine de Naples qu'elle a spoliée et déshonorée, et lord Nelson qui a souillé sa gloire sous l'empire de cette femme devenue monstrueusement grasse et ayant perdu sa beauté."
L'impérieuse Adèle d'anéantir le mythe de lady Hamilton d'une phrase aussi minérale que sa clairvoyance de femme de tête :
"c'était, à tout prendre, une mauvaise femme et une âme basse dans une enveloppe superbe ."
Nulle compassion envers cette Emma succombant à la cinquantaine, misérable et abandonnée, sous les tortures d'une maladie foudroyante.
L'émigration de la famille d'Osmond s'enracine à Londres ; les noces désastreuses d'Adèle, puis, c'est le retour à Paris , l'Empire tolère ces royalistes distingués. Adèle, sous son nouveau de comtesse de Boigne s'épanouit en vraie flibustière des salons ...
Je vous dévoilerai ce pétillant chapitre de son existence une prochaine fois.

 A bientôt ,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


Une "victime" d'Adèle de Boigne : Lady Hamilton 

                                                             Château de St Michel de Lanès
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