dimanche 25 septembre 2016

L'art de vivre au Luxembourg !

Il existe, allongé en ses verts pâturages, ses plateaux couverts de champs fertiles où le maïs étonne par sa vigueur, ses vallées aux villages sages haussant leurs toits de grises ardoises  ondulant comme de courtes vagues, un pays que l'on dit, un peu trop vite, minuscule et sévère .
Une contrée unissant les contrastes les plus saisissants autour d'une ville-capitale solidement accroché à son rocher creusé de casemates parlant haut d'un passé guerrier .
Cette citée insolite tient de la tour de Babel, d'un dessin fantastique de Victor Hugo ou du plus fou des romans de Stendhal; d'une  chanson de gestes rude et victorieuse et d'une idyllique citée peuplée de jardins extraordinaires.
 Enfin, et c'est sa vocation la plus émouvante, la bonne ville évoque le royaume imaginaire abritant les plus beaux contes de notre enfance .Entassement  poétique mêlant le très ancien et le terriblement moderne sur lequel veille un Grand-Duc : prince aussi éclairé et bienveillant  qu'il se doit .
Son influence s'étend bien au delà des maisons cossues et palais tarabiscotés aux toits couverts d'ardoises taillées en vagues grisées de bleu, bien au delà des places ombragées à l'esprit allègre ;encore plus loin que l'austère beauté du quartier des Affaires érigé sur un plateau où les tours de verre se haussent au milieu des champs .
 Le pays tout entier est fier de cette singularité nourrissant son savoir-vivre ensemble ,sans leçons de morale et ondes amères de culpabilisation générale .
Impossible, me direz-vous , pareil endroit est une invention ,une utopie née d'une imagination puérile. Où cela se trouve-t-il d'ailleurs ?
 Au bout de ce fol univers ? Sur une île lointaine noyée dans les brumes de Scandinavie ?
Tout naturellement  fils de notre vieille-Europe, le Grand-Duché du Luxembourg déclenche un flot d'émotions absurdes et sincères si on se donne la peine d'en franchir les courtoises frontières .
Le ton est pris à l'arrivée , on ne dit pas bonjour , on essaie le vocabulaire luxembourgeois : il est un peu dur d'oser ce fameux "moyen" (je vous le livre "à l'oreille" , son orthographe m'est inconnue!)  qui, mal articulé par un gosier français, suscite un charmant sourire.
Amusée , la responsable des locations de véhicules ,vous propose une superbe "allemande", du genre de celles dont vous vous contentez de rêver ; ne la méritez-vous pas ? Vous allez passer un week-end au Luxembourg , vous ne pouvez  être déçu !
Vous voilà au pied du mur, autrement dit à l'entrée de l'autoroute .
Comment ? Dans ce pays lilliputien, songez-vous, légèrement désorienté et un peu angoissé par le maniement d'une voiture  neuve , il faut prendre une autoroute afin de gagner une rue tranquille exilée au cœur du quartier des Affaires ?
Vous vous perdez instantanément : le GPS est si perfectionné que vous ne parvenez pas à lui tirer un traître mot ! A votre immense étonnement , personne ne vous fustige de regards furibonds, ne lève un bras vengeur en votre piteuse direction ou ne vous inonde de klaxons rageurs . Un aimable garagiste vous explique avec une infinie patience le secret de votre machine parlante et calme vos nerfs d'un sourire . Tout ira bien !
 Tout va bien en effet. Le plateau de Kirchberg apparaît, avec lui un Luxembourg dont vous ne vous doutiez pas .
Voici le chantier du tramway bordant de grandes allées surmontées d'édifices à l'architecture audacieuse : partout des jeunes gens élégants et pressés, un paysage agreste encerclant des constructions presque futuristes ; soudain une énorme coquille surgit d'un songe surréaliste , toute enroulée sur un océan de blanches colonnes, c'est le temple de la musique, l'Auditorium construit par un architecte si célèbre que son nom vous échappe !
 Le temps de se promettre d'y entrer le plus vite possible, et déjà survient une kyrielle de rues aux noms de fleurs; un petit univers clos bâti depuis peu, enraciné en douceur entre des prairies portant encore leurs balles de foin , des jardins parfaits et d'autres plus sauvages . Un lac se cache au bas d'une forêt;à deux pas du monde bruissant  des arcanes de la Finance ,la campagne reprend ses droits. Premier contraste ! les autres surviennent en cascades.
Tout est contraste au Luxembourg !
Un pont plus loin, un tunnel, encore des palais modernes, des palais anciens, et on  déboule sans y penser dans le centre de cette ville aux multiples visage .
D'abord un chantier ,deux chantiers, un parc immense, un deuxième, un troisième, on ne les compte plus, est-ce une ville ou un jardin extraordinaire ?
Garer soigneusement la précieuse voiture allemande confiée à vos bons soins, ne demande qu'un court moment ; quel miracle dans une ville où le mot circulation n'est nullement vain ! il est l'heure de se reposer devant un plat typique mais pas trop , méfiance quand tu nous tiens...
La foule de tables envahissant les rues piétonnes brouille le choix . On se croirait presque dans le sud de la France .
Bavardages, appels, élégance répandue comme l'eau d'un torrent, allure preste des jeunes filles parfois blondes, souvent brunes, sacs posés sur l'avant-bras et talons conquérants, où sommes-nous ? Dans un pays au sang froid ? Sûrement pas !
La subtile lumière de cette fin d'été chatoie sur les façades de pierre embellies d'une nuance d'or pâle et  cisèle les envolées romantiques des tourelles haut-perchées .
 Place d'Armes, sous le soleil, l'atmosphère d'Aix-en-Provence, agrémentée de la gentillesse souriante typiquement luxembourgeoise, réchauffe le coeur sous la brise fraîche ! Au" Café Français", vous avez soudain l'agréable illusion d'être un hôte illustre tant l'affabilité est unanime .
La conversation s'engage avec un charmant naturel : vous avez affaire à un exilé de Sardaigne qui vous rassure d'un magnifique sourire sur ses états d'âme ; il est heureux de vivre au Luxembourg !sa grand-mère malade lui manque plus que son île ...
Vous quittez ce restaurant soigné en formulant des voeux sortis du coeur pour la guérison de cette inconnue qui vous semble proche tout à coup .Créer des liens un peu par hasard , est-ce cela l'aventure qui vous guette en parcourant le Grand-Duché ?
La zélée voiture allemande a maintenant l'obligeance de vous amener à bon port , avenue de la Liberté : un certain sens du romantisme et des prix assez raisonnables vous ont décidé à vous enticher de l'hôtel Molitor . Ce nom évocateur sonnait de façon rassurante ! soudain, le doute vous titille :votre hôtel est un vieil hôtel construit au début de l'autre siècle ; qu'allez-vous découvrir ?  Une bâtisse décatie ? Des grooms empaillés ? Un ascenseur décadent toujours en panne ?
 Comme les sottes frayeurs s'envolent vite au Luxembourg :  le parking de l'hôtel se dissimule sous une roseraie, ravissante promenade bordée  par un musée d'Art contemporain et prolongée d'un fastueux château  retranché derrière son secret... Un palais hanté  ? Peut-être... Malgré la banque qui s'enorgueillit de son titre de propriétaire, cette maison démesurée échappe aux esprits rationnels et dérive vers une atmosphère délicieusement "Belle-Epoque".
 L'hôtel tant redouté se détache sur l'avenue, désuet et raffiné ,façade enjolivée à l'instar d'une robe froufroutante, vaste porte vitrée, sourire de bienvenue franc et sympathique
 Au bout de cent ans et davantage, aucune odeur de moisi ! ambiance éminemment feutrée, et une chambre observant les règles d'un confort vite oublié à Paris ,capitale rude où il serait inconcevable de dormir dans moins de 18 mètres carrés en déboursant la même coquette somme ...
Le lendemain ,mille projets se bousculent .
 Rester entre les murs de la ville ancienne, plonger au profond des "casemates", baguenauder la mine réjouie et l'humeur candide entre le Palais du Grand-Duc et la vallée du "ground" ? Faire le touriste comme d'autres font les beaux ? Que non pas ! pourtant , une exposition vous tente terriblement ,les "images d'un monde serein" éparpillées dans ce havre exquis de la "Villa Vauban".
Tout ceci est séduisant , mais insuffisant ! le Luxembourg ne se résume en aucune façon à ses musées, ses boutiques splendides, ses balades charmantes au bord de son rocher tutélaire ; c'est un pays, pas un parc d'attraction ou un nid de faucons bancaires bien élevés .
Embrasser la réalité, c'est filer droit devant soi.
En premier lieu , sortir de la ville ! ensuite, ordonner à l'obéissant GPS, acceptant ce matin d'émettre ses précieuses indications de vive-voix, de vous guider droit vers un nom qui vous a plu .
Un mot sonore qui cristallise votre désir d'imprévisible : Vianden !
Qu'est-ce que ce Vianden au juste ? On dit que ce château fait corps avec le roc au dessus de son village aussi paisible que le vert paradis des amours chantées par Baudelaire .
Légende ou piège à visiteurs lassés de tout ? Peut-on retrouver le goût du bonheur à Vianden ? Ou ,à défaut de sa passion perdue , son simple plaisir d'enfant face à une citadelle digne de Lancelot ou Prince Vaillant ?
La route, bizarrement, s'allonge ...Ce Vianden existe-t-il ? On n'y croit plus en traversant forêts , champs et bourgs sur les toits desquels l'adjectif "coquet" est brandi à l'instar d'un invisible étendard .
Voletant au balcon des hôtels de ville , de grandes banderoles appellent les élèves à s'inscrire aux conservatoires du cru ; preuve touchante et efficace de cet amour  de la musique partagé même au plus reculé du Grand-Duché .Grosses collines , virages interminables, descentes brusques, mélèzes en ordre de bataille, serait-ce le "désert luxembourgeois" ?
Ciel ! serions-nous perdus au fin fond de cette contrée que nous imaginions dérisoire ?
 Vianden a-il sombré sous sa mer de nuages ? En réponse à cette interrogation sentant son romantisme passé de mode, le plus prodigieux des vieux châteaux rompt la forêt de sa masse hautaine.
 Une seconde plus tard, l'énorme coulée de noires ardoises avalant d'un trait l'irréfragable muraille de pierre blonde a regagné le royaume des contes . Mirage ? Hallucination ? Une consolation ; le joli village qui vient à votre rencontre !
 Cette fois , on s'invente un roman Suisse. Une armée de flambants géraniums dévale à toute vitesse
du haut des fenêtres sur les façades claires; une rivière fort bien élevée s'étire sous le pont gracieux. On chuchote afin de ne pas déranger les pécheurs taciturnes, alignés sur la rive, et on salue respectueusement la flopée de canards barbotant dans trente centimètres d'eau .
Mais le château dans ce "reposoir" faussement helvète ? Comment l'atteindre ?
Comment fuir ce calme éreintant qui suscite la malséante envie d'écrire une atroce intrigue policière, histoire de lutter contre cet engourdissement  subit...A l'office du tourisme , on vous explique que le chemin sera dur , escarpé ,pénible ; toutefois , l'épreuve en vaut la peine !
Rien n'aura raison de votre courage !
Vous vous élancez en dépit de la lourde chaleur , l'orage gronde et vous ne voulez pas l'entendre , entre ce château inaccessible et vous, c'est affaire de franc-jeu .
En Grèce Antique , une magicienne aurait freiné votre enthousiasme puéril de ses sombres prédictions. Ici, dans le ravissant village de Vianden , une très vieille dame accrochée au bras de son infirmière robuste, barre votre course ridicule de sa canne.
Vous montez au château, pourquoi vous épuiser sottement ?
 Regardez un peu ! Une sorte de sentier empierré se dérobe ,entre deux maisons ,voyez donc cette volée de marches!
Là ,oui, juste en face de l'église ; la canne agacée tournique et ne ment pas : le salut vous fait signe ! Ce merveilleux raccourci vous entraîne en grimpant sec dix courtes minutes sous le nez du gardien de la forteresse ! Avec la surprise ,dés la première pente gravie,d'une tour gothique s'élevant au dessus du belvédère naturel piquant droit sur les toits et vergers .
La chance vous poursuit : on ne paye pas en l'honneur de la" fête du livre "on se bouscule autour d'étalages de grimoires , dessins et livres disparates. C'est charmant et terrifiant .
Que découvrir en paix au sein de ce joyeux désordre ? Le château de vos rêves enfantins est pourtant à portée de main . Vous décevra-t-il ?
Atteindre le but de son voyage jette parfois dans la mélancolie .
Afin de lutter contre ce sentiment bizarre, vous vous forcez à bien vous conduire ; il est urgent de reprendre le sens des choses évidentes : ce féodal château a épousé la gloire des Hohenstaufen ; abandonné , déchu , écroulé au cours des siècles, vendu, puis cédé à l'Etat, l'infortuné délire de pierre, accédant au rang de monument historique, renoua, à partir de 1977, avec sa propre légende grâce aux talents et à l'obstination de ses sauveurs ;
charpentiers , maçons , artisans valeureux , tous exemplaires .
Ce géant  magnifique à la splendeur reconstruite émeut-t-il vraiment ?
 L'éblouissement , l'admiration palpitent au présent; les sortilèges du passé renaissent-ils ou dorment-ils à jamais ?  Vous errez de couloirs en escaliers , de terrasse en cours sans résoudre cette énigme ...
Il y a trop de monde dans ce château ! l'esprit des lieux se tait et vous partez sans vous retourner .
 Les plus belles choses se comprennent mieux dans le silence éloquent et la solitude inspirée.
 La douceur marque les tempéraments sensibles autant que la magnificence ; cette vérité s'applique à un endroit singulier, un refuge pour amoureux, esthètes, poètes, paresseux, amateurs d'art.
Autant dire tous les originaux se moquant des pépiements de leurs portables et cherchant un sanctuaire bercé par le doux vacarme des oiseaux . Cette île fortunée ou Villa Vauban , officiellement Musée d'Art de la Ville de Luxembourg, demeure idéale pour une jolie femme  glissant en crinoline sur l'herbe tendre de ses pelouses, se révèle absolument irremplaçable !
Surtout au beau milieu d'un dimanche de temps clair quand on meurt de joie en écoutant clapoter l'eau de l'étang ,à demi- enseveli sous des buissons de fleurs resplendissantes , tandis que le bruit citadin s'étiole sur les gazons aussi moelleux que du velours .
De rayonnantes images d'un univers que l'on voudrait encore tangible vous prient de quitter cette quiétude agreste .N' avez-vous une exposition à voir ? Les peintres romantiques de la "Vieille-Europe" nimbent les salles d'exposition de leur lumière ineffable .Vous avancez respectueux , timide , et c'est le coup de foudre !
Qu'importe l'étrange architecture sobrement moderne prolongeant cette plantureuse Villa du second Empire,votre coeur bat à se rompre . l'art , ce n'est rien et c'est tout ce qui donne son sel et son sens à nos vies.
Un tableau vous obsède comme un ami perdu.
Suave, délicat, un lac bleui par le ciel s'enfuit au bas d'une ligne d'impénétrables montagnes ; évocation d'un rivage solitaire envahi de nature vigoureuse mais bienveillante.
 Paysage spirituel, harmonie terrestre : en 1849, l'artiste, Alexandre Calame, a transfiguré pour l'éternité  le lac de Genève !
Vous le quittez, découvrez des merveilles, un voilier luttant contre la violence des vagues rageuses ,le pont d'Avignon inondé de rose et de roux,une chasse au faucon brossée dans le pur style troubadour et un aréopage de scènes galantes ou familières , mais , un seul tableau vous manque et le Musée est dépeuplé ...
Vous revenez sur vos pas, et planté à l'instar d'un piquet insolite, éveillant les craintes légitimes du gardien attaché à votre déambulation désordonnée, vous entamez avec la toile un dialogue de sourd. Vous l'aimez ce tableau, peut-être vous le rend-t-il ! Tant pis pour vous , on vous le confirme avec une pointe de raideur , il n'est pas à vendre ! par contre , les portes de la Villa vous sont largement ouvertes ... Il faut savoir se contenter des petits bonheurs .
Prenant ce principe à la lettre ,vous finissez en musique ! mieux : vous vous levez, hilare, vêtu de vos plus beaux atours, et applaudissez à vous écorcher les mains les joyeux drilles, les géniaux trublions du "Philharmonique de Vienne".
 Un programme endiablé sous le plafond chocolat d'un Grand Auditorium bâti de centaines de colonnes dansantes blanches comme la neige, un final ahurissant de bonne humeur: la "Panthère rose" a soulevé le public disparate et souriant .
Le Luxembourg, pays des sourires, pays énergique, vibrant, sensible, fier sans arrogance.
Pays que vous regrettez déjà et que vous n'épuiserez qu'au bout de cent ans !

A bientôt ,
Lady Alix


                                                     Château de Vianden (Luxembourg)


                                                             Château de St Michel de Lanès
                                                        Cabinet St Michel Immobilier CSMI

vendredi 16 septembre 2016

Snob ou dandy ? L'art d'être un oiseau rare !


Le dandy passe aux yeux des gens dénués d'aimable fantaisie, et ne ressentant guère la douloureuse absurdité du destin, au mieux pour un original sans cervelle, au pire pour un étrange et vaniteux spécimen d'humanité.
Adulé ou moqué depuis environ 15 000 ans, époque qui vit sur l'île de la future Lutèce, alors rudimentaire campement de  chasseurs chevelus sentant horriblement mauvais,  le premier dandy de notre bonne planète Terre essuyer la boue de son visage avant de draper sa tunique en peau d'ours d'une façon faussement désinvolte autour de ses jambes nerveuses, ce personnage ne cesse de marquer les imaginations.
Bien plus mystérieux qu'un sympathique fantôme grelottant le long de sombres corridors, le dandy hante la littérature, les contes de fées, (tous les princes charmants sont des dandys de bonne famille, leur attrait irrésistible s'explique par là !), les revues mondaines, les salles de ventes de grand renom et le cœur désemparé des jeunes filles ou éternelles jeunes femmes de province.
La Parisienne est sans nul doute la seule à ne jamais redouter un dandy: c'est normal, elle lui ressemble souvent comme une sœur.
 Les âmes simples, dont je fais partie, ont la naïveté de croire que l'élégance est la définition suprême du dandy. Le sortilège nimbant ces êtres, semblant appartenir à une dimension presque surnaturelle, naît-il de cette qualité assez commune ? L'élégance serait avant tout un art de vivre, le dandy en est-il  l'étendard ?
Mais, de quelle sorte d'élégance s'agit-il au juste ?
Selon Barbey D'Aurevilly, le roi des dandys français des années 1850, l'extravagance de la mode ne signe nullement l'élégance. On peut être parfaitement démodé et, tout de même, susciter la plus profonde admiration par son allure et sa distinction: les deux clefs de la citadelle interdite au vulgaire...
Dés les premières pages de son conte vénéneux, "Le bonheur dans le crime", récit distillant un parfum de pourriture exquise  et de corruption voluptueuse, l'auteur normand brosse d'un pinceau amoureux le tableau du parfait dandy incarné par le ténébreux comte Serlon de Savigny.
Il en profite pour citer un mot révélateur du dandy par excellence, le démoniaque artiste incompris, ange déchu, séducteur odieux et gentilhomme aussi incomparable que terriblement attirant:
 George Brummel,favori du prince de Galles vers 1830 et bizarre inventeur de la fumeuse théorie de la "futilité essentielle ".
 Le comte de Savigny prouve qu'il appartient à la sublime caste des défenseurs acharnés de l'ineffable inutilité, de l'évanescente gravité par son allure de grand seigneur arborant un vêtement "irremarquable"; formule subtilement confuse sortie du cerveau alerte de ce "Beau Brummell".
Cela revient à clamer que l'habillé passe avant l'habit ! la"redingote noire strictement boutonnée "de cet impassible héros d'une "histoire d'amour et de mort" ne met en valeur que celui qui la revêt.
On ne remarque que la prestance du comte. Et surtout l'intimidante "panthère humaine" à laquelle il donne le bras: son épouse, la comtesse meurtrière ! Un dandy de roman ramené à un rang de faire-valoir ? Quelle muflerie !
Barbey D'Aurevilly va encore plus loin dans l'audace. Son intrigue surgie des sulfureux abîmes de la passion met en scène un couple replié dans ce splendide isolement qui illustre l'esprit-même du véritable dandy, solitaire par nature, goût et nécessité. Le comte et la comtesse de Savigny semblent flotter au dessus des mortels; à l'instar du dandy classique qui ne supporte pas de frôler la plèbe !
Le dandy pur et dur aurait donc une espèce de maître à penser en la personne de George Brummell. Qui se souvient de lui en 2016 ?
Un aréopage d'esthètes ?
Une poignée d'universitaires ?
 Quelques créateurs de mode ?
Or, cet homme fut en son temps la gloire de tout ce que l'Angleterre comptait d'indéfectibles rebelles. Son ombre navigue encore au dessus de la Manche, sans se fourvoyer dans ce damné train sous-marin où nul dandy digne de ce titre n'aurait eu le plaisir prosaïque de grimper.
 Byron, en particulier, modèle du dandy aristocrate dérobant son caractère impétueux sous une couche de glace, chantre des vagues accourant vers lui comme des chevaux sauvages, aurait tourné le dos à une invention barbare brisant net l'arrogance insulaire de son île !
Quelles surprenantes leçons notre époque, confondant l'art de vivre avec le souci d'accumuler d'évidentes et lassantes preuves de richesse, peut-elle apprendre de Brummell, "mignon" du roi George IV, anglais impertinent, mort, déchéance incommensurable, en France, dans cette ville endormie et bourgeoise de Caen, en 1840 ?
 Baudelaire, poète maudit, mais doué d'un singulier bon sens paysan à ses heures, a tenté de cerner la source profonde du dandysme: sa détermination discrète à atteindre la perfection absolue dans ses manières d'être et de paraître.
Tout au contraire de l'homme politique cherchant à emporter l'opinion par des artifices verbaux  ou de l'heureux mortel touché par la grâce de sa propre réussite, le dandy n'étale rien, ne juge personne et, loin des dogmes bien-pensants se donne à cœur d'obéir au précepte grec gravé sur le temple d'Apollon à Delphes: "rien de trop". La déesse guidant le dandy c'est l'harmonie, fille de la maîtrise de soi. Le dandy fait son graal de cette quête éperdue de l'esthétique pure en la pimentant d'un esprit grave qui n'appartient qu'à lui.
"Le dandysme est un soleil couchant; comme l'astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie" nous confie Baudelaire en proie aux tourments de son automne spirituel.
Allons-nous éprouver une tendre sollicitude envers ce dandy éternel empêtré dans son spleen raffiné ?
Hélas ! le dandy n'en reste pas moins un être assez antipathique, souvent incapable de ressentir un sentiment spontané ! Son culte de lui-même ravage ses amours et détourne ses amitiés. Ne vivrait-il que pour respirer les louanges enthousiastes ou savourer l'immense étonnement qu'il inspire au mornes humains moyens ? le doute nous envahit et c'est tellement dommage...
Si seulement le dandy pouvait être aimable, nous l'aimerions de tout notre cœur !
Mais, Baudelaire insiste,un vrai dandy n'a nul besoin d'amour si ce n'est de son amour-propre. Amère déception !
Baudelaire est sans pitié ! en réalité, confie-t-il, ce pauvre dandy en fait d'art ne pratique vraiment que celui de se compliquer l'existence: "le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets, quelles que soient la fougue et l'indépendance de leur caractère."
Tant de discipline pourquoi en fin de compte ? Peut-être afin de lutter avec une énergie désespérée
contre l'insipide uniformisation d'une civilisation égarant son idéal, reniant son histoire,sombrant dans la banalité  absurde du conformisme social et le matérialisme avide. Alors, on pardonne ses excès, sa retenue froide et son calme orgueilleux au dandy.
 On lui pardonne tout ! Baudelaire nous réconcilie avec cet esthète incompris d'une cette flèche  lapidaire dont l'éloquence va là où il faut frapper:
"le dandysme est le dernier éclat d'héroïsme dans les décadences."
Le dandy nous séduit, un peu, beaucoup, à la frontière du passionnément; à l'instar de ce George Brummel qui fit couler l'encre et tourner les têtes. Opportuniste convaincu, ce sorcier séduisant  se hissa au faîte de la société la plus brillante, de 1793 à 1816 puis, s'exila, outrageusement ruiné, en France, avant de devenir une légende à la magnificence envolée.
Son entrée dans la gloire mondaine eut lieu de façon outrageusement classique ! Monsieur Brummell, très jeune coquelet affectant une allure de vieux loup de mer fumant sa pipe, introduit par le soin d'amis du grand monde dans une festivité feutrée et sublimée battant son plein sur la terrasse du château de Windsor, subjugua en un battement de cil le plus illustre des convives: son Altesse Royale , le fort dissipé prince de Galles.
Rencontre entre deux rebelles ou coup de foudre extravagant ? On ne sait encore ! Ensorcelé par cette rencontre flattant au plus haut point sa bondissante imagination, le créateur  des "Diaboliques", bible des dandys qui y puisent encore le goût amer de la mystification élégante, Jules Barbey D'Aurevilly nous donne fort poliment sa version des faits:
"Brummell déploya tout ce que le prince de Galles devait estimer le plus parmi les choses humaines: une grande jeunesse relevée par l'aplomb d'un homme qui aurait su la vie et qui pouvait la dominer, le plus fin et hardi mélange d'impertinence et de respect, enfin le génie de la mise, protégée par une repartie toujours spirituelle...
A dater de ce moment, il se trouva classé très haut dans l'opinion. On le vit de préférence aux plus nobles noms de l'Angleterre, lui le fils d'un simple esquire (un propriétaire campagnard !), remplir les fonctions de chevalier d'honneur de l'héritier présomptif, lors de son mariage avec Caroline de Brunswick."
Voilà notre jeune loup lancé ! A nous deux Londres ! Le monarque incontesté du nœud de cravate débutait 26 années de règne sur chaque soirée , réception, mariage, course, chasse, beuverie et partie de cartes organisée au sein de ce "monde où l'on s'ennuie "; selon le mot de Proust qui s'ennuyait partout en ennuyant d'abord les malheureux s'évertuant à distraire Son Excellence Marcel Grognon (la princesse Bibesco nous l'avoue avec une infinie délicatesse dans ses charmantes Mémoires "Au bal avec Marcel Proust").
Or, si Brummell récolte un succès aussi prodigieux, c'est que ne s'ennuyant jamais, il n'ennuie personne ! Sa passion de la vie est terrible, terrifiante ,affolante. Cet homme est un orchestre, un opéra, un "tueur "... Ses petites phrases assassinent à coup sûr !
Son arme de prédilection, l'insolence, claque au vent et fait mouche pour le bonheur de ceux qui sont épargnés...
Le beau dandy avait beaucoup d'esprit et sa franchise savait mordre; ainsi disait-il en parlant de ses rapides amours: "tout le temps qu'on est amants, on n'est point amis; quand on n'est plus amants, on n'est rien moins qu'amis."
Aux dernières nouvelles, son principe essentiel afin de s'assurer le titre d'homme raffiné par excellence serait en vigueur chez les dandys de 2016:
"dans le monde ,tout le temps que vous n'avez pas produit d'effet, restez: si l'effet est produit, allez-vous-en."
Charmant parfois, cruel souvent, étourdissant d'élégance "naturelle", ne tombant jamais dans le piège de la mode "facile" ou de l'élégance ostentatoire, Brummell rendit à l'allure sa suprématie. Mais qu'est-ce que recouvre ce joli mot, allure ? Peut-être cette qualité d'émouvoir sans montrer autre chose qu'une discipline de soi poussé au paroxysme.
Le beau, le piquant, l'irrésistible maître en art de vivre Brummell se domptait lui-même, comme un animal sauvage:
"pour être bien mis, il ne faut pas être remarqué."
Le  vrai dandy oublie vite ses patients efforts d'élégance ! les autres admirent et s'étonnent, essaient d'imiter, en vain...  Le luxe à la manière des dandys s'oblige à cette simplicité que le vulgaire ne sait apprécier. Mieux, l'ivresse se gouverne, la plaisanterie ne sombre pas dans le mesquin champ de la calomnie, ne tisse de médisances viles, mais suit son futile et très sérieux devoir: amuser la galerie, distraire les âmes blessées ou soucieuses.
Le dandy, l'instrument de la providence ? On serait tenté de le croire ! avant de nous laisser envahir par un puéril enthousiasme, une question d'une importance extrême nous titille: Le dandy, homme ou femme, frappe-t-il la foule médusée de son exceptionnelle beauté ? Eh bien, non ! ce préjugé ne tient pas une seconde devant la description du "beau Brummell". Le roi des dandys était un rouquin affublé d'un nez cassé ! Ciel !
Cette révélation navrante attise une curiosité un peu déplacée: d'où venait ce surnom de "beau Brummell" passé à l'état de proverbe ? De la magistrale habileté du roi des dandys à donner au commun des mortels l'illusion de ses attraits physiques...
Au lieu de pleurnicher en se jugeant laid, Brummell vivait comme s'il était le plus beau des terriens, et il le faisait croire ! ça c'est le dandy ! un magicien à ne pas confondre avec un mage. Un être capable de se jouer de la morne réalité et de marcher, solitaire et superbe dans les allées d'un  vaste parc ou les trottoirs d'un grand et noble boulevard, lieux mythiques embelli par sa présence.
Le dandy possède-t-il un talon d'Achille ?
Brummell, hélas, en avait un: sa manie de se ruiner au jeu. Fatale addiction qui amena sa perte mondaine et son pitoyable exil. Les autres, ses "suiveurs", ces dandys du monde moderne, quel fléau peut-il terrasser leur superbe hauteur ?
 Sans nul doute la peur horrible de provoquer ce malencontreux ennui qu'ils ont toujours proclamé éprouver en la compagnie d'autrui...
Le dandy pourrait être, en fin de compte, le meilleur des hommes s'il acceptait de ne pas se consacrer exclusivement au spectacle charmant de son propre nombril.
Ange qui craint d'être une bête ou bête qui se donne des airs d'ange, le dandy garde son mystère...

A bientôt,

Lady Alix

                       Un dandy des Lettres : Lord Byron





lundi 5 septembre 2016

Savoir-vivre et beaux-mariages


Le savoir-vivre est un art délicieux et fort utile, une science souvent exacte, et, surtout, le reflet drôle ou cruel d'une époque bien précise.
Au lendemain de la grande-guerre, une génération se leva, vigoureuse, audacieuse, éprise de liberté.
Cette jeunesse meurtrie par les cataclysmes, l'horreur sans nom, les combats sanglants, décida d'aimer et vivre vite.
A l'américaine !
Les convenances mondaines, bouquets de règles subtiles et irréfragables, gouvernant, du berceau à la tombe, la paisible existence des gens privés de légende, éclatèrent en mille morceaux ! Libération totale ? Pas si vite !
D'irréductibles professeurs de ce précieux savoir-vivre que l'on pensait voué à une rapide extinction, s'acharnèrent à maintenir vifs les beaux usages; tout en feignant de conseiller l'adaptation salutaire au relâchement général ! la plus intelligente de ces spécialistes des bonnes manières et charmants usages du grand monde s'introduisit, avec un touchant enthousiasme, chez les familles élégantes ou soucieuses de rehausser leur éducation.
Cette exquise Liselotte, dont le nom est tenu secret pour l'éternité, publia, en 1918, un régal d'humour parfaitement involontaire, son subtil "guide des convenances".
Ouvrage fort sérieux caressant en ses premières pages un projet assez périlleux: livrer la recette du mariage idéal ...
Cent ans plus tard, cette saine lecture ôte la moindre nostalgie d'un temps où selon madame Liselotte, la femme doit accepter sa place dans le ménage: "la seconde !" 
! Et dire que cette ineptie a été imprimée ! Comme nous plaignons nos malheureuses arrières- grands-mères !
Quel dommage aussi, Liselotte s'exprime avec tout l'éclat d'un style rare, elle crée ravissantes phrases et envolées de mots gracieux, ce talent littéraire singulier serait-il à ce point gâché ? Que non pas !
Une fois l'indignation apaisée, la bonne humeur domine. Ce recueil s'évertue à métamorphoser la créature la plus barbare en homme ou femme du meilleur monde; et, ce qui reste d'actualité à notre époque, en humaniste convaincu.
Un projet des plus exaltants qui pousse à s'ensevelir dans cette édifiante lecture...
L'ironie baisse soudain pavillon: l'émotion monte d'un seul coup quand Dame Liselotte vous explique quels soins entourent le mariage des mutilés de guerre. Le bonheur conjugal en 1918 devient un fervent dépassement de soi. Votre héroïque fiancé est revenu du front, amputé ou défiguré, mais vivant; il vous aime toujours; l'abandonnerez-vous ?
 "Jamais" s'écrie Dame Liselotte ! "Jamais", la rassurent ses disciples, le rouge aux joues à l'idée d'être prises pour de futiles et ingrates jeunes personnes.
Ce manuel du bon ton se métamorphose en profession de foi.
C'est un manifeste contre ce mépris de l'autre qui vous enferme dans un isolement égoïste.
Si le souci du détail revêt une importance capitale , c'est qu'il prouve votre altruisme; savoir bien se comporter, c'est la signe du respect que vous devez à l'autre.
Cette noble certitude rehausse un ouvrage qui vaut davantage que son émanation d'un  temps désuet. A force de se plonger dans ces codes anciens, le ridicule s'enfuit, l'attendrissement fond sur nous:
 ces jeunes ou vieux amoureux, pas si lointains, que cherchaient-ils ? La même chose qu'en 2016.
L'amour, le bonheur, la vie comme la plus folle des aventures.
Ouvrir ce manuel, c'est les retrouver, avec leurs émois, leurs angoisse. Ces rites d'autrefois embellissaient le destin; n'en gardons-nous encore les plus délicats  ? Ceux qui animent d' une poésie extraordinaire les plus beaux de nos jours ?
"Il faut que tout change pour que rien ne change "disait l'inoubliable Prince Fabrice du "Guépard", un connaisseur émérite en savoir-vivre lui aussi...
Cet arbitre du bon goût aurait peut-être levé un sourcil ironique en écoutant les leçons d'amour conjugal de l'impeccable Liselotte (était-elle pourvue d'un homme-mari d'ailleurs ?).
En 1918, comment parvenait-on à la félicité conjugale ?
 En usant sans modération de prudence et de sens de" l'observation calme" !
Attention aux mœurs dangereuses importées d'outre Atlantique ! ne dégénèrent-elles souvent en "familiarité brutale"? Dame Liselotte préconise la meilleure de antidotes:
une excellente éducation sentimentale dispensant "le sens de l'honneur qui retiendra les jeunes gens loin des idylles fâcheuses ou des engagements inconsidérés".
 Un peu dur cet argument plein de noblesse ?
Au contraire ! Tout  réside dans la valeur de l'exemple familial: "ceux qui ont vu leurs parents préférer la loyauté, la vaillance, les qualités de l'esprit et du cœur, à la fortune et au rang, sont tout naturellement amenés aux mêmes préférences dans la recherche de l'époux ou de l'épouse."
Comment protester ? Dame Liselotte ne veut nullement abaisser ou niveler moralement, quoi de plus moderne ? Ne conseille-telle pas un mariage d'inclination à la place d'une union avantageuse ?
Par contre, la quête de l'amour vrai exige de la maturité !
 Ou du moins dans certains cas.
L'amour vole, insouciant et inattendu, en se moquant de l'âge des amants; ses élans reverdissent et nul n'y trouve à redire, sauf les esprits chagrins !
Le mariage n'est pas "un badinage"; un jeune homme a tout intérêt à s'engager entre 25 et 30 ans. Rien à redire ! A la fois souple et affirmé, le futur époux saura choisir sa tendre promise avec une douce lucidité. Il  lui évitera les mauvaises humeurs des célibataires endurcis et supportera les caprices de l'éternel féminin avec gentillesse et patience...
Ce principe établi, des considérations d'ordre plus prosaïques angoissent Dame Liselotte.
Un ambitieux ne doit pas convoler trop tôt. Imaginez ce drame: le mari s'élève dans l'échelle sociale et son épouse bien-aimée, gauche, maladroite, peine à suivre son enthousiaste ascension.
 Les sentiments s'évanouissent, l'épouse souffre, l'époux s'éloigne et, pire, se détourne. Ces calamités
ne déferleront si les jeunes gens soucieux de bien mener leur audacieuse carrière ont la sagesse de songer à la femme idéale" après s'être hissé au sommet.
 Et l'amour dans ce plan de campagne quasi militaire ?
 Dame Liselotte l'écarte d'une main preste: l'amour vient quand on l'appelle !
 Le désir de mariage est l'unique source du sentiment. Certitude admirable qui épargne confusion et désespoir, mais aussi passion et mystère romantique.
Dame Liselotte respecte tant l'institution sacré du mariage qu'elle met en garde "l'intellectuel dilettante", sympathique aventurier de la vie et curieux de mille expériences. Absolument aux antipodes du "gendre idéal", ce séduisant personnage n'aura une vision claire de son destin qu'à un âge plus respectable.
Il n'existe pas de noces précoces non plus pour l'enthousiaste ! Tant pis pour sa flamme ! de toute manière elle est sans cesse renouvelée. Dame Liselotte n'éprouve aucune pitié: ce jeune homme s'invente un roman avec chaque ravissante promeneuse croisant sa route. Il faut le calmer, l'assagir, le guérir de cette sentimentale étourderie.
Un autre candidat au mariage est sermonné par l'intransigeante maîtresse en savoir-vivre: le matérialiste qui se trompe lui-même... Que signifie ? Voici: à cette époque, un jeune homme parfaitement honnête avait souvent la ferme conviction que convoler en justes noces assurait "pantoufle chaude et  table succulente".
 Un jugement honorable à condition d'éviter un souffle de romantisme dans son engagement; il ne faut pas choisir une ravissante écervelée, ou , comble de témérité, une jeune fille cérébrale, engloutie dans sa soif de culture, alors que l'on ne tolérera au foyer qu'une fée couturière et cuisinière. désastre assuré ! déroute fatale !
Quels fiancés, au lendemain de la "grande-guerre", combleront-ils alors les vœux frémissants des naïves jeunes filles rêvant d'un  très juvénile prince charmant ? Que reste-t-il sur ce fort maigre marché matrimonial ? Entre 19 et 24 jolis printemps, les jeunes personnes romanesques ont, grâce aux doctes avis de Dame Liselotte, le droit de lever leurs regards angéliques sur trois catégories de prétendants: les délicats, les timides et les hommes d'habitude !
Les délicats ? Ils se marient tôt afin de se protéger de la rudesse du monde !
Les timides ? Un tendre intérieur les sauvera de l'isolement où les jette leur sauvagerie maladive !
Les hommes d'habitude ? Ce sont des pères de famille irréprochables, des hommes ne vivant que pour leur foyer, ne respirant que pour une existence aux rites immuables. On peut les épouser sans craindre l'ombre d'un risque ! Si ce n'est celui de mourir d'ennui, hélas! Liselotte ne songe guère à cette pénible éventualité...
Du coté des futures épouses, les principes irrévocables arrivent en foule. Là encore, les candidates au mariage du siècle sont priées de patienter si, pour leur malheur, elles souffrent du statut peu recommandable d'enfant odieusement choyée, gâtée ,infantile, en tous points inapte à tenir un ménage, et à comprendre les états d'âme d'un pauvre mari accablé de responsabilités.
Ce terrible sens des réalités a quelque chose d'assez moderne et réconfortant.
 Les lourdes charges d'un mariage bien réel doivent être épargnées aux très jeunes têtes folles, aux liseuses de romans, aux jeunes filles repliées sur un univers façonné par une délirante imagination.
De futures Emma Bovary !
 Le risque atteint son degré maximum ! messieurs, prenez vos jambes à vos cous ! et revenez quelques années plus tard...
Les jeunes filles instruites sont à fuir aussi ! imaginez un peu: leur mari pourrait prendre ombrage de leur science... Ces cervelles vaniteuses doivent endurer l'épreuve du célibat afin d'accepter que l'homme soit le chef de la famille. Dame Liselotte nous déçoit, il faut l'avouer ! l'amusement le dispute à l'agacement. Faisons confiance à ces jeunes filles cultivées pour bousculer les vieux codes et remplir de fierté les jeunes époux.
 N'en déplaise à cette Liselotte autoritaire (ou jalouse, qui sait ?).
La recette d'un mariage harmonieux consiste donc à présenter une jeune fille pleine d'énergie et adorant la marmaille, à un jeune homme capable de nourrir une nombreuse famille dans la sécurité paisible d'un mini-royaume campagnard ou d'un vaste appartement.
Un mode d'existence louable et assez difficile à atteindre à cette époque déjà flagellée par la hausse de l'immobilier, les impôts en tout genre et les frais exorbitants d'une éducation soignée à partir de la petite section de maternelle.
Dame Liselotte n'est pas dupe de ses leçons à l'eau de rose; toutefois, elle laisse charitablement à tous l'espoir ou l'envie de s'élever, son guide des convenances en main en guise de boussole.
Hélas ! On a beau dire et beau faire, la mutinerie éclate !
Le cœur ose battre sans en demander la permission !
De 1914 à 1918, les jeunes filles ont obtenu une marge de liberté appréciable; infirmières dévouées d'héroïques soldats, officiers moustachus, valeureux et superbes en dépit de leurs blessures, elles ont acquis une solide connaissance de la nature humaine et des sinistres réalités. Si un de ces lieutenants leur plaît, vont-elles annoncer la nouvelle de ce délicieux émoi à leurs parents récalcitrants ?
 Vont-elles se résigner à suivre la marche classique exigée par Dame Liselotte: l'étude psychologique du charmant individu, suivi immédiatement de l'étude de sa famille, avec les temps nouveaux, on ne sait plus que penser de ces familles inconnues qui supplantent scandaleusement les anciens grands noms; le calcul des "espérances" du futur fiancé, des rentes de toute sorte, la bonne ou mauvaise réputation de ses ancêtres, cousins et alliés; la santé enfin, les tares héréditaires sont à redouter comme la peste !
Eh bien, non !
Ces folles renient le protocole d'avant guerre ! pire: les jeunes hommes rescapés s'en moquent eux aussi ! tous brûlent les préliminaires, piétinent les pourparlers, refusent les unions de convenance, s'épargnent honteusement les demandes écrites ou verbales aux impavides pères de leurs tendres et chères, et se jettent, avec la fougue de ceux qui ont franchi la porte des Enfers, vers la fraîcheur de l'amour vrai.
Les parents épuisés par quatre ans de sacrifices inhumains cèdent et s'inclinent devant la force inouïe de ces mariages d'inclination...
Que reste-t-il à Dame Liselotte en larmes sur son joli manuel des bons usages ?
 Une exquise consolation: aider à remplir la corbeille de noces d'une pluie d'inutiles et luxueux présents. Déroger à cette tradition aurait sonné le glas du savoir-vivre, voyons !  Mon Dieu ! que les fiancés de l'an 1918 avaient d'obligations ! la liste de mariage( pâlichonne à l'instar d'une salade de cornichons anémiés) que suggèrent les sites actuels provoquerait le profond dégoût de la moins avide des mariées de jadis.
Ces adorables créatures s'épanouissaient comme des fleurs sous le soleil d'avril quand l'élu de leur cœur déployait le contenu prodigieux de cette corbeille dont la profusion extraordinaire écrase nos caprices les plus fous.
Une corbeille "riche" débordait ainsi d'écrins en maroquins voilant l'insoutenable éclat des parures empierrées; se chamarrait, ensuite de robes en dentelle de Calais ou en soie de Lyon, s'alourdissait de fourrures ayant exigé, ô tristesse, le meurtre de charmantes loutres, zibelines et autres animaux sans défense; et s'étoffait de menus accessoires absolument indispensables à la survie d'une jeune mondaine.
Jugez un peu du déballage :
ombrelle pourvue d'un manche en argent (Dame Liselotte ne transigera pas !), trousse en or, sac à main en mailles d'or ou d'argent (si le fiancé était radin !), éventails en plumes noires et blanches, jumelles de théâtre, bracelet montre en platine, rang de perles fines (les perles de culture n'étaient pas encore inventées, dommage pour les fiancés épouvantés de cet océan coûteux) sac de voyage avec nécessaire de toilette (pour la nuit de noces !)...
Le fiancé recevait en échange un don infiniment plus précieux: une épouse aimante ! quand on aime, on ne compte pas !
Les couples moins fortunés (ou pas du tout) s'inspiraient modestement de ces largesses. L'essentiel, clame, à notre immense soulagement, cette paradoxale dame Liselotte, demeure le sentiment vigoureux et sincère, terreau du savoir-vivre depuis l'homme des Cavernes. Autrement dit: la richesse du cœur...
L'ardente flamme amoureuse, née du hasard, s'alimente ensuite au jour le jour.
Qu'importe une corbeille de noces copieuse ou maigrelette: l'amour s'apprend et ne se contente pas des apparences du bonheur. Dame Liselotte redescend vite des nuages diamantées afin de recommander aux époux le souci constant de l'autre. On n'entre pas dans le mariage comme dans une maison louée au bord de la mer: le"oui" engage pour toujours !
 L'être aimé est votre soleil, vous êtes son étoile polaire; l'amour rythme le mariage; les "convenances" s'ébrouent dans son sillage pour vous aider à ne pas quitter le chemin au premier obstacle:
"Dans le mariage rien de provisoire, rien de partiel; si votre époux part en Chine, vous le suivez; s'il est atteint d'une maladie contagieuse, vous le soignez; sa ruine, son déshonneur sont les vôtres. C'est une union absolue."
Ces paroles redoutables de franchise scandent une ascension vers de vertigineux sommets.
Le mariage, intangible Olympe des amoureux ? Et que déposer de mieux dans une "corbeille" de fiancés que ce défi insensé et sublime: l'amour durable ?
Aucun diamant issu des mines de la mythique Golconde ne le surpassera !
Dame Liselotte ne dira pas" non "du haut du Paradis où elle donne sans nul doute le bon ton aux nouveaux arrivants...

A bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse

samedi 3 septembre 2016

L'art d'être le page adoré de Marie-Antoinette: Alexandre de Tilly



Alexandre de Tilly avait environ dix ans de moins que la reine Marie-Antoinette, mais son esprit alerte l'emportait sur celui de la plupart des courtisans rassis qui ne voyaient pas plus loin que les grilles de Versailles.
Page de la reine, beau comme Adonis ou Apollon, impertinent comme les demi-dieux qui se croient gâtés jusqu'à la mort  par leur bonne étoile, le jeune homme grandit à la cour de façon désordonné et rebelle.
Or, c'est un singulier paradoxe, ce page éduqué dans les secrets de "ce pays-ci", comme Versailles en avait le nom, ne fut en aucun cas dupe des grandes ou mesquines vanités, ne couvrit nul mensonges et ne tomba jamais dans l'avilissement vain d'une attitude courtisane.
Amoureux sans l'oser se l'avouer de la reine qui le traitait avec une indulgence maternelle, Alexandre parcourut de son côté les chemins de "la carte du tendre"; contrée où croissaient des rosiers bien peu défendus d'épines. Ce page était adoré et il savait recevoir avec une touchante candeur les fruits de ce cette adoration...
Toutefois l'étourdi et fantasque très jeune comte de Tilly osait dire tout haut ce que nul courtisan ne se serait aventuré à chuchoter sur les pelouses des jardins de Versailles. Ses mémoires retentissent du bruit assourdi des conversations de la reine, de la suave mélodie d'un menuet" discret, noble et doux comme l'accord de deux âmes", des baisers reflétés par le miroir placide des bassins, des appels des amants errant vers le Temple de l'Amour ou des cris de joie des pages venant d'accomplir une bonne plaisanterie et se gavant de friandises avant l'appel de leur gouverneur, le prince de Lambesc.
Au delà de ces tableaux animés illustrant d'exquises "fêtes galantes ", le page n'hésite pas à donner ses avis avec une franchise brutale.
A peine arrivé à Versailles, ce freluquet, sorti de son collège d'Alençon, se montre déçu par la réalité détruisant le monde fabuleux établi par sa fertile imagination. De sa plume à l'ineffable allure, nourrie de ce ton alerte et subtil qui signe les écrits de l'ancien-régime, Alexandre nous confie ce regret:
"Je ne fus étonné de rien. C'est le sort de tout ce que l'admiration a devancé, de laisser presque toujours l'esprit en deçà de sa chimère".
Les hommes l'étonnent par leur comportement fait de vanité et de froideur et passant sans cesse de la flagornerie à l'arrogance. Cet usage de cour lui déplaît profondément. Est-ce pour ce style d'éducation qu'on a exigé tant de lui et de sa famille afin de l'admettre au sein de l'école des pages ? Ne lui fut-il demandé de prouver une noblesse d'épée remontant à 1550 ? N'a-t-on examiné s'il était de "belle figure"? Et encore mieux grand, bien bâti et doué de bonnes mœurs ? Sans oublier la coquette somme de quatre cents livres payées d'avance durant chacune de ses années d'études ? Autant que le prix indécent requis par les grandes écoles de commerce à notre époque ! Les sacrifices aimablement consentis par les parents soumis en valaient-ils la peine ? La fierté assez naïve des gentilshommes de province à l'idée que leur fils fréquenterait la fine fleur des grands du royaume, et en tirerait profit pour son avenir, effaçait beaucoup de souffrances pécuniaires et compensait l'éloignement complet de leur enfant.
Alexandre compte bien sortir profiter au maximum des opportunités de toute sorte prodiguées par cette école qui se voulait celle de l'excellence, sa mission étant de donner la formation la plus soignée aux futurs officiers. En vérité, maîtres et gouverneur, qui n'était autre que le grand écuyer de France, des pages de la petite et grande Ecurie mettaient souvent à l'honneur le savoir-vivre plus que le savoir-penser.
Or, si on avait la chance de rejoindre les pages de la Maison de la reine, on entrait dans une confrérie de douze jeunes adolescents sur lesquels veillait Marie-Antoinette comme sur ses jeunes neveux. L'atmosphère s'en ressentait: les pages coulaient des jours paisibles entre quelques menus services, deux leçons d'escrime, trois de danse et des jours entiers consacrés à l''équitation. Alexandre décide de ne pas s'en tenir à si maigre aliment intellectuel ! le voilà se découvrant une passion solitaire pour le latin et la versification française, heureux et singulier mélange dénotant une intelligence brillante; et parfaitement méconnue... On ne souligne que ses défauts ! impulsif et volage, avantagé d'un physique de prince italien, (Alain Delon, héros du Guépard, aurait un air de ressemblance avec cet insupportable page !) Tilly tient autant de l'ange que du démon.
Fringant dans son habit de velours cramoisi, uniforme de gala des pages de la Chambre du roi, ce jeune  Alexandre, si séduisant, si dissipé voit tout, entend tout et juge absolument tout. A commencer par le roi. Il use à son sujet d'une description impitoyable qui remue le cœur:
"La présence du roi ne m'intimida pas; sa figure ne me tenait pas ce que je m'en étais promis; elle était simple et bonne, je l'aurais désirée caractérisée et majestueuse; ses regards étaient ceux d'un père qui fixe ses enfants; j'aurai voulu qu'on pût y lire:
Et s'il le fallait, je saurais vouloir, commander et punir."
Toute la chute de la monarchie est annoncée par les dures constatations d'un adolescent...
Ce page lucide et audacieux aime aussitôt la reine. Elle correspond à l'idéal sublime et candide que ce fils d'hobereaux de province s'est forgé de la plus célèbre image de la royauté. En homme bien élevé, Alexandre redoute ces fléaux mortels: l'ennui et le mensonge. Aussi, afin d'en éviter les affres autant à lui-même qu'à ses lecteurs, il nous prévient sans ambages:
"Je parlerai de la reine, quand ce qui m'est personnel en amènera l'occasion; je n'en parlerai pas comme les autres; je dirai ce que j'ai vu moi-même et ce que j'en ai recueilli par des autorités irrécusables. J'en dirai ce qu'on ne lit point dans les livres composés par des écrivains trop éloignés de ce théâtre ou par des furieux qui ont cru s'ennoblir en avilissant des grandeurs terrassées, ou enfin par des misérables qui ont rédigé des gazettes d'antichambre, que les gens de province, et surtout les étrangers ont trop souvent prises pour la vérité."
Comment ne pas se prendre d'affection envers ce page fidèle dont le caractère entier éclate de ferveur
en insistant sur le climat délétère environnant la famille royale ? La calomnie était, à l'aube des temps révolutionnaires, une lame de fond d'une violence inouïe orchestrée savamment par l'Angleterre et le duc d'Orléans; ce prince ne rêvant que de ceindre la couronne de son royal cousin...
Alexandre de Tilly en entrant au service de Marie-Antoinette ne se doutait bien sûr pas des tumultes à venir; il ignorait que les jardins de Trianon cachaient un abîme; le vertige de la solitude d'un couple royal incapable de rejoindre son peuple. Le gentil page inventait des pièces de théâtre mais n'aurait pu imaginer que le sang éclabousserait ce lieu enchanté où une douce folie des grandeurs déclencherait la pire des folies à visage humain.
Le bel adolescent pour le moment analyse d'un trait élégamment critique le pouvoir de séduction de la reine :
voici ses conclusions: Marie-Antoinette n'est pas ravissante, loin de là, mais elle en impose !
Ce qui vaut largement la banale joliesse. Oui, nous explique ce page, à la limite du crime de "lèse-Majesté", "elle avait des yeux qui n'étaient pas beaux mais qui prenaient tous les caractères; la bienveillance ou l'aversion se peignaient dans ce regard plus singulièrement que je l'ai rencontré ailleurs. Je ne suis pas sûr que son nez fût celui de son visage. "Ciel ! Avons-nous bien lu ? Le cruel Alexandre de poursuivre quand son lecteur est glacé d'effroi par tant d'outrages:
"Sa bouche était décidément désagréable; cette lèvre épaisse, avancée, et quelquefois tombante, a été citée comme donnant à sa physionomie un signe noble et distinctif; elle n'eut pu servir qu'à peindre la colère et l'indignation, et ce n'est pas là l'expression habituelle de la beauté."
Si la Bastille existait encore, nous irions de ce pas afin d'expier en compagnie du comte de Tilly ces mots peu gracieux ! le voilà qui se rattrape, pareil à un chat jouant au bord d'un gouffre.
Il était temps ! en dépit de certains désagréments, la reine possède quelque chose d'incomparable: sa façon ensorcelante de choir en une révérence de ballerine ! Le compliment est charmant, mais insuffisant... Alexandre obtient son pardon par une révélation: la reine n'est pas belle de figure, qu'importe, elle a un cœur de femme aimante. Aux antipodes des détracteurs de cette malheureuse Marie-Antoinette, qualifiée d'arrogante, d'égoïste, d'invétérée frivole, le page s'empresse de souligner l'essentiel; la reine est une bonne personne. Il s'évertuera à le prouver et l'émotion de ses écrits parfois touffus découle de cette source: la défense d'une reine victime d'un acharnement barbare et d'accusations inspirées par une haine délirante. Ce qu'il comprend tout de suite, à quatorze ans, reste gravé en lui à jamais.
Marie-Antoinette montre à ses pages souvent écervelés et turbulents, une "bienveillance pleine de dignité, mais qu'on pouvait appeler maternelle, en ce qu'elle y joignait une politesse affectueuse qui la rendait, s'il était possible, plus respectable, en la faisant encore plus aimer."
Alexandre accumule les sottises, fugue à Paris, mélange les amours et se fait tancer par la reine inquiète des dépenses de cet adolescent décidé à suivre la mode. Rien de très nouveau sous le soleil baignant le chantier du hameau merveilleux que le patient architecte Richard Mique fait surgir de terre à la façon d'un tableau agreste. Une tante ou marraine attentive gronde un neveu ou filleul à la tête légère et au cœur chaud. Seul Alexandre ranime la voix tendre d'une la reine essayant d'être sévère; on croit entendre Marie-Antoinette, naturelle et précise, élégante et déterminée. Cette parole touchante revient ça et là; au fil des menus dialogues scrupuleusement rendus, délicatement enchâssés, à l'instar de rares pierreries, dans les récits des bonnes fortunes ou les raisonnements philosophiques entassés au sein de ces inclassables chapitres.
Fermons les yeux, abolissons la blessure des siècles; un air pur, chargé d'effluves parfumées, roseaux à l'odeur saine et poivrée, herbe verte à peine coupée, senteurs vivaces que notre époque, alourdie de pollutions variées, ne charrie qu'avec peine, accompagne notre promenade sur les rives d'un étang peuplé de cygnes. Autour de nous on s'affaire, on monte des murs, on trace un chemin, on plante et on salue, chapeau bas, la dame habillée de mousseline blanche, qui conseille à son page, en esquissant un sourire maternel:
"Soyez vêtu plus simplement, depuis quelques jours, voilà déjà deux habits brodés; votre fortune ne vous suffira pas, si vos goûts l'excèdent."
Penaud, Alexandre s'incline, rouge comme la crête d'un coq; il essaie de faire diversion en offrant une fleur sauvage à la reine, lui désigne d'une moue amusante un ouvrier en train de boire un pichet de vin; hélas, la leçon de morale ne s'arrête pas pour si peu:
"Pourquoi cette coiffure ?" Alexandre se touche la tête en affectant une mine incrédule et confuse !
l'éventail de la reine caresse sa joue: il suffit ! et le sermon de reprendre: "Allez-vous à la comédie ?"
Alexandre s'incline à ramper au sol, "Non !" chuchote-t-il en feignant la contrition.
La reine se lasse: " la simplicité ne fait pas qu'on vous remarque, mais elle fait qu'on vous estime" conclut-elle avant de s'éloigner de sa démarche "balancée"...
Est-ce le discours d'une femme dépensière jusqu'à la manie furieuse ? Les caprices de l'adolescente, la petite Dauphine irréfléchie, délaissée par un époux qui n'avait que fort peu à lui dire, avaient fui depuis longtemps. Marie-Antoinette devenue mère de deux enfants étendait son affection et sa générosité à tout son entourage. Si seulement elle avait réalisé que la France attendait sa reine hors des grilles de Versailles...
Malgré ses dévergondages, Alexandre reste un confident. La reine apprécie sa bonne humeur et son absence de fausseté courtisane. Elle n'hésite pas à se montrer à lui bouleversée par le mauvais accueil que lui réserve le public à l'Opéra. Le court échange entre le page gêné et la souveraine les yeux noyés de larmes est un instantané saisissant de vérité. L'amour entre la France et sa reine a disparu sans que celle-ci  puisse lutter:
"Pourquoi ais-je été à peine applaudie ? demande anxieuse Marie-Antoinette
Que leur ais-je fait ?
Alexandre tente de minimiser un incident dont la portée lui apparaît fort grande...
-Je n'ai pas remarqué que la reine...
Marie-Antoinette n'est pas dupe:
-Il est impossible que vous ne vous en soyez pas aperçu... au reste, en vérité, tant pis pour le peuple de Paris: ce n'est pas ma faute.
Le page cherche alors à rassurer la reine autant qu'à calmer ses propres doutes; Marie-Antoinette écarte d'une réplique les minces arguments de son chevalier...
Celui-ci se lance dans une phrase un peu trop précieuse pour convaincre la reine blessée
-Votre Majesté attache trop de prix à ce qui peut n'être que l'effet du hasard et d'ailleurs, si la reine me permet de le dire, dans un rang aussi élevé que le sien, il ne faudrait s'affliger que du bien qu'on ne fait pas, et du mal qu'on ne peut empêcher.
-De très belles phrases pour un étourdi ! mais quand on n'a rien à se reprocher... cela fait bien mal !"
Cette tristesse n'est nullement une pose, la reine aurait désespérément voulu être aimée des français, son drame est de ne jamais avoir osé découvrir son pays, à la rencontre de son peuple, d'avoir suivi trop tard les sincères conseillers, d'avoir négligé l'âpre rôle de la calomnie déclenchée avec une telle bassesse contre ses faits et gestes les plus innocents.
Alexandre de Tilly intervient encore afin  plaider en faveur d'une Marie-Antoinette accusée à tort de "liaisons dangereuses ". A la grande interrogation habituelle et assez lassante des esprits froids et mesquins ou des âmes emportées par un romantisme de pacotille, il répond, lui qui savait ce que dérobaient les portes menant aux appartements privés de la reine, par la simple vérité vécue au jour le jour.
D'abord une mise au point essentielle qui brise net les soupçons haineux:
La méchanceté publique propose une liste interminable d'amants supposés à la pauvre reine, mais, ces détracteurs ignorent les contraintes de la vie de cour:
"Pauvres gens ! se persuader que si une reine de France avait eu ce penchant irrésistible à la galanterie, elle eût pu l'assouvir au travers de son rang et de cette involontaire mais continuelle surveillance de la cour, ou de son service intérieur ! la plus habile des courtisanes, portée au trône eût échoué dans un tel système; elle eût été forcée d'apprendre la sagesse."
La reine n'avait ainsi nul amant, mais peut-être un secret...
En 2016, le nom d'Axel de Fersen évoque un attachement chevaleresque que seule la mort rompra. La reine en traçant sa lettre d'adieu avant son exécution avoue en filigrane la tendre ferveur l'unissant au fidèle qui a tenté de la faire évader et qui, en dépit de la foule de ses amantes, n'a cessé de l'aimer:
"J'avais des amis, écrit-elle; l'idée d'en être séparée et leurs peines sont un des plus grands regrets que j'emporte en mourant..."
A l'heure suprême, le cœur se noue à l'âme, seul s'échappe le chant pur de la vérité. La reine disait tout en ne disant rien. Sa pudeur, le sentiment de l'honneur qui la faisait se tenir droite et fière au milieu des immondes vexations, des accablements inhumains, lui interdisaient un ultime appel. Ses pensées s'envolent au delà du temps et de l'espace, et à ce moment de délire tragique, Axel de Fersen est comme touché par cette grâce intangible. L'écrivain Stephan Zweig a été le premier à réaliser cette miraculeuse intuition du "plus aimé et plus aimant  des hommes ".
Fersen écrit à l'unisson, durant cette même nuit éternelle, confiant à son "journal" que:
"c'était sa plus grande douleur de penser que dans les derniers instants elle était seule, sans la consolation d'avoir quelqu'un auprès d'elle..."
Tant de choses ne cessent de se répandre depuis ces effroyables événements, tant de romans, de révélations, de lettres exagérément décodées, toute cette agitation stérile pour apprendre à la postérité l'existence d'un lien si évident qu'il se pare encore aujourd'hui du plus étrange clair-obscur.
Alexandre écarte d'une main exaspérée cette écume vulgaire. Il lève un coin du voile avec une délicatesse infinie. Ce comte de Fersen, nous murmure l'ancien page navigant sur la mer tourmentée de ses souvenirs, c'était avant toute autre considération un homme doué d'une puissance de séduction extraordinaire:
"C'était un des plus beaux hommes que j'ai vus, quoique d'une physionomie froide que les femmes ne haïssent pas quand il y a l'espérance de l'animer; je ne crois pas qu'il eut un esprit bien distingué, mais ce qu'il en avait lui servit à se conduire avec calme et mesure dans la situation difficile à laquelle il arriva"
Beau et bête ce splendide spécimen de gentilhomme du nord de l'Europe ? Un emplâtre bon-chic-bon-genre que ses airs glacés auréolent d'un mystère n'existant que dans la romanesque imagination de ses amoureuses ou amantes  l'adulant en foule ? Alexandre de Tilly souffrirait-il d'une élémentaire jalousie ? Son jugement assez dur sur ce personnage principal du plus incroyable des romans historiques s'adoucit ensuite, ce qui nous rassure un peu ! Ce comte de Fersen était un parfait rejeton de la vielle-Europe:
"Il aimait la musique, les arts et une vie tranquille."
Si la reine l'aimait, Axel de Fersen se laissait-il aimer, lui qui en avait tellement l'habitude ?
Pauvre reine ! sans doute se doutait-elle que, même au moment de son "exil" au palais des Tuileries,
alors qu'elle vivait environnée des périls, le froid Fersen ne dédaignait nullement les torrides faveurs d'une femme fatale irlandaise, Lady Crawford, dont l'époux fortuné allait financer la désastreuse fuite de la famille royale ? Fermait-elle les yeux ou pardonnait-elle par excès d'amour ?
Ou tout simplement, ne demandait-elle à son chevalier au caractère envahi de neige que ce qu'elle pouvait recevoir: un sentiment plus qu'une liaison ?
Que nous laisse comprendre Alexandre, témoin majeur de cette invincible tendresse ?
La fermeté de l'homme exilé, tout désabusé et nostalgique qu'il soit devenu, rejoint la ferveur du page d'autrefois. La reine, admet-il avec mélancolie, a bien éprouvé les joies et les tourments d'une passion qui jamais n'a altéré sa vie privée ni ses devoirs publics. A quoi bon fouiller de façon indiscrète et mesquine dans les replis de ce destin si contrasté ?
Enfin, conclut le page fidèle: "les dernières années de cette illustre victime ne suffisent-elles pour l'absoudre devant le ciel comme devant la postérité ?"
Un autre amoureux de Marie-Antoinette, l'historien Pierre de Nolhac, insiste également sur le rôle dévoué du Comte de Fersen, officier et diplomate suédois, agent secret du couple royal et son soutien sans limites pendant la Révolution. Amant, peut-être  le "beau Fersen", chevalier  d'une reine déchue, guettée par l'ombre de la mort, assurément...
Alexandre de Tilly a laissé une espèce de manuel du savoir-séduire à la fin du XVIIIéme qui se consulte avec un vif amusement doublé d'un léger agacement. Mais on pardonne ses chapitres pleins de forfanterie juvénile ou de bavardages mondains à cet artiste du beau langage. Comment résister à ses phrases prestes ranimant les remous de ce pays de Versailles trop beau pour perdurer ?
Rendez-lui vie: lisez -le !
A bientôt !

Lady Alix