samedi 27 août 2016

Reportage de la baronne d'Oberkirch sur un futur Tsar adoré des Français: Paul de Russie !


En 1782, la pétillante Henriette de Waldner,  jeune épouse du très élégant baron d'Oberkirch était une charmante fille d'Alsace passionnée par la vie.
Sa curiosité presque maniaque et son esprit d'un enthousiasme enfantin lui permirent de brosser de piquants tableaux de cet "ancien-régime" malmené par les médisants, les aigris ou les jaloux de toute espèce.
Généreuse, toujours de belle humeur, n'économisant nul compliment utile et ne reculant devant aucun détail, de l'insignifiant au pathétique, la baronne fait montre aussi d'une science vestimentaire désarmante!
Elle n'hésite jamais, en coquette extasiée,à disserter avec un acharnement irrésistible,
sur des sujets peu philosophiques: l'adorable originalité des flacons en verre peuplant les chevelures poudrées, l'inconfort des robes alourdies de paniers en pur satin ou l'intérêt majeur des perles fines rajeunissant les nobles dames légèrement décaties !
Mutine, enjouée, parfois presque agaçante de frivolité, souvent juste et réfléchie, cette ravissante baronne, insatiable et bavarde,avança de Strasbourg à Paris et de Versailles au Petit-Trianon, de Tours à Nantes, en passant par Brest puis Rouen (et encore plus loin aux Pays-bas et en Belgique!) les yeux grands-ouverts sur chaque visage rencontré en route en vraie collectionneuse de péripéties humaines.
Cette femme de cœur mit son énergie à se tenir bien plus au courant du quotidien  insolite, banal, humble, laborieux, marin, militaire, ou brillant, de la France que son roi  Louis XVI !
Monarque, hélas, enfermé depuis l'enfance dans sa fausse prison dorée, et si terriblement à l'écart de ce peuple qu'il avait, de droit divin, l'impossible devoir de protéger...
Au fil des soirs et des matins, des jardins de Trianon au parc de Chantilly, voici que s'animent de légendaires  personnages.Marie-Antoinette bien sûr, l'humaniste prince de Ligne ou le ténébreux grand-duc héritier Paul de Russie et son épouse étonnante d'altruisme, remontent le cours du temps et reprennent force et densité sous la plume trépidante de cette provinciale !
Henriette d'Oberkirch voyait la vie en rose !
 A chaque seconde,elle se réjouissait, sans l'ombre d'une sotte vanité, des mille riens de son escapade parisienne, à la suite d'une princesse renversante de grâces et de beauté: Dorothée-Maria de Wurtemberg; fille du prince régnant de Montbéliard, épouse du grand-duc Paul de Russie, fils de la grande-Catherine, qui, hasard providentiel, n'était autre que sa meilleure amie d'enfance !
Voilà Henriette sauvée du mortel ennui de son château provincial !
 La baronne n'apprécie que la société mondaine, n'aime respirer que l'air vif des salons et se plaît à cultiver l'art de vivre de bon ton qui est à cette époque le lien solide unissant les membres raffinés de la vieille-Europe.
A la place de l'idée assez réductrice de "mondialisation", existait une langue,celle de Molière, un savoir-vivre mettant les femmes à l'honneur et la délicatesse sur un piédestal, une politesse à la franche simplicité, tout un système élevant l'individu.
Un code de courtoisie humaniste, refusant les butors ou les arrogants, qui dénotait l'honnête homme et l'honnête femme à l'aise et reçus dans tous les pays formant notre ancienne Europe des rois.
Ainsi, Henriette d'Oberkitch ne craignait-elle le ridicule attaché à son origine provinciale.
Son éducation soignée, sa façon exquise de manier le français en utilisant un vocabulaire choisi et un ton harmonieux, son goût  des belles choses acquis auprès des princes de Wurtemberg-Montbéliard, sa gentillesse spontanée qui n'appartenait qu'à elle, tout cela allait lui ouvrir, de son Alsace au nord de l'Europe, le coeur ou l'amitié des grands et des petits.
Mais, à quoi ressemblaient ces si glorieux compagnons de voyage en 1782 ?
 La grande-Catherine avait décidé que son fils et sa belle-fille devaient donner la meilleure impression du monde à ces Français s'imaginant que les Russes, gentilshommes ou serfs, étaient des barbares vêtus de peaux d'ours et affligés du même caractère que ces animaux-là !
Le grand-duc Paul, vingt-huit automnes bien sonnés, était un fils mal-aimé par une impératrice chez laquelle le plaisir du gouvernement de l'immense Russie avait remplacé les délices du sentiment maternel. Malgré une enfance assez triste, le prince ne reculait devant aucune nouvelle aventure et la France semblait la plus exaltante de toutes. C'était un bon ambassadeur: calme, observateur, mesuré, il ne manquait pas d'intelligence et sa prétendue laideur assez atténué à cette époque ne gâchait en rien son allure de futur maître de la Sainte-Russie.
 Il portait haut sa petite taille et osait, fait rare en France où le lien conjugal ne séduisait guère, montrer son attachement à son épouse en l'embrassant en public. En tout cas, Henriette d'Oberkirch se pâme ! Ce grand-duc lui plaît à la folie ou peu s'en faut:
"En le regardant, on découvrait dans sa physionomie tant d'intelligence et de finesse, ses yeux étaient si vifs, si spirituels, si animés, son sourire si malin, qu'on ne comprenait pas comment ils conservaient néanmoins une grande expression de douceur et une dignité qui ne se démentait jamais, malgré l'aisance et le naturel de ses manières."
Surtout, ce fils d'impératrice est un homme compatissant, soucieux des plus humbles et déjà "père de son peuple". La baronne tenterait-elle de suggérer une comparaison à son désavantage pour le roi de France ? On ne le saura jamais ! Peut-être ses descriptions des multiples actes de bonté du futur tsar Paul Ier sont-elles uniquement dictées par son désir romanesque d'aduler un homme alliant puissance et humanité...
"A Lyon, nous dit Henriette, le grand-duc, que l'on appelait comte du Nord (ce qui ne trompait personne) a eu un plaisir bien digne de son âme généreuse, celui de libérer du service, en rachetant son engagement, un Russe qui se trouvait dans le guet de cette ville. Il lui donna cinquante louis et l'engagea à se présenter à lui à Saint-Pétersbourg où il s'occuperait de son avenir."
Ce geste paternel touchant un des ses "fils" émeut d'autant plus que le soldat exilé a été la victime d'une accusation purement calomnieuse le condamnant à exercer un poste subalterne terriblement loin de son pays. Le grand-duc prouve de la sorte qu'il sait imposer une loi juste et que  le sort de chacun de ses sujets le concerne directement fût-il à des milliers de lieux de la Russie. Il serait vain de soupçonner la virevoltante Henriette de propagande tsariste; ses anecdotes révèlent avec candeur l'essence la plus noble de la monarchie absolue; elle cite avec délices son grand-duc transporté d'émotion:
"La Russie m'est si chère ! Je voudrais si bien voir tous les sujets de l'impératrice heureux et être aimé d'eux comme je les aime ."
Or, que l'on soit Russe ou Français, le grand-duc répandra sans distinction ses largesses tout au long de son périple !
Et son exquise Dorothée-Maria l'imitera de toutes ses forces. Sensible et douce, la grande-duchesse versera à profusion ses louis d'or dans les escarcelles et distribuera ses sourires avec la même prodigalité, des chambrières aux aristocrates russes installées à Paris.Ce couple modèle sera vite adoré !
Dorothée récoltera très vite les louanges des Parisiens, peuple pardonnant tout aux jolies femmes acceptant de suivre sans se plaindre la mode inventée par les couturiers du temps. Jamais à cours d'hyperboles sur ses illustres amis, la chère jeune baronne juge tout simplement la grande-duchesse comme: "la plus belle personne du monde ". Ciel ! Et ce n'est qu'un début: "elle marchait avec une grâce et une majesté qui ne pouvaient être comparées qu'à celles de notre charmante reine."
Le portrait signé par Alexandre Roslin vers 1777, nous donne l'image resplendissante d'une ravissante ingénue éclairant un paysage classique de l'espiègle flamme orangée de sa robe à paniers. Aucune affectation, aucun orgueil, Dorothée, devenue Maria Féodorovna, sourit à sa nouvelle vie; et à son époux, ce grand-duc qu'elle aimera et dont elle sera aimée envers et contre tous et toutes; Paul ne craignant pas d'afficher des amantes qui ne briseront pourtant guère l'amour indestructible unissant ces deux êtres en apparence si opposés...
Les envoyés de la grande-Catherine sont logés à l'ambassade de Russie "au coin de la rue de Gramont", dans le splendide hôtel particulier de la famille de Lévis. L'incognito explose comme une baudruche: la rue est envahie d'admirateurs applaudissant le charmant couple venu du froid sans apporter la neige dans son attitude.
Feu de paille ? Que non pas ! les jours suivants, les cris redoublent, c'est du délire, Paris a pour Paul et Maria-Féodorovna-Dorothée, les sentiments fervents et impulsifs d'un amoureux transi.
Mais, l'épreuve la plus redoutable reste celle de la cour de France, le couple inspirera-t-il la même affectueuse adulation à tous ces illustres personnages peuplant Versailles et Trianon ? Ces gens blasés faisant les modes, donnant le ton à l'Europe entière, vont-ils se moquer du comportement un tantinet maladroit de cet empoté de grand-duc ?
Face aux beautés en vogue, en particulier la favorite de la reine, la très languissante et vaporeuse Yolande de Polignac, cette brune au regard vert-bleu, aussi évanescente qu'un nuage du soir, que va-t-il advenir de la grande-duchesse habituée aux rustiques festivités de son Montbéliard natal ? La baronne d'Oberkirch tremble de tous ses membres !
Comme elle a tort ! Il est vrai que cet étourdi de grand-duc, égarant de retour d'une messe à Versailles son sens de la diplomatie ne rassure guère sa tendre épouse. Frappé par la grâce ou par la foudre, Paul se perd en éloges tellement excessifs que "la grande-duchesse en eut un peu de trouble que le sourire de son cher mari effaça bientôt."
D'ailleurs, on n'a plus que le temps de se pomponner, de se poudrer et de subir les derniers caprices des coiffeurs ! Nous voici le 29 mai 1782, c'est l'entrée officielle du pseudo comte et de la pseudo comtesse du Nord à Versailles. Naturellement, on ne saurait se passer d'Henriette !
"Nous fûmes tous prêts de bonne heure "avoue cette provinciale...Tous ? La petite cour russe de l'ambassade au complet attend le verdict de la prodigieuse cour de Versailles; se figent ainsi dans leurs habits brodés et leurs paniers soyeux; le couple impéria , l'ambassadeur, l'aimable (mais les ambassadeurs n'ont-ils l'obligation de l'être ?) prince Baradinski, le séduisant prince Kourakin, compagnon d'enfance de Paul (qui en imposa beaucoup aux belles aristocrates françaises tant il était bel homme et de superbe prestance !), sa nièce, la comtesse Skzrawonsky (qui malgré un nom absolument impossible à prononcer en France "avait une tête d'une beauté idéale") et... la petite baronne  d'Oberkirch toute fringante et emplumée !
La douce Maria-Dorothée se redresse en dépit de la torture imposée par le "corps" de son manteau de brocart constellé de perles.
 Craignant une mise trop austère elle a exigé d'être couverte de pierres démesurées: ces fameux joyaux que seule la Russie déploie à l'instar d'un étendard. Sa robe suit, du moins l'espère-t-elle, les canons de Versailles:
 "serais-je aussi belle que la reine ?" s'amuse-t -elle à demander.
Toute la minuscule cour russe se récrie d'éloges ! Assez de flatteries, il faut affronter des juges sans pitié !
Le plus important personnage de France, c'est bien sûr le roi. Mais Louis XVI a un défaut majeur qui glace ses interlocuteurs et gêne les belles présentations diplomatiques: il est encombré d'une timidité ayant l'apparence de la froideur.
 Hélas ! Le roi de France paraît mal à l'aise en écoutant le très courtois Paul de Russie.
 La spontanéité  du futur Tsar étonne-t-elle à ce point un monarque engoncé dans les méandres de l'étiquette de sa cour ? Pourtant comme elles sonnent bien ces paroles russes:
"Combien je suis heureux, Sire, de voir Votre Majesté ! c'était le principal but de mon voyage en France. L'impératrice ma mère m'enviera ce bonheur, car en cela, comme en toutes choses, nos sentiments sont les mêmes."
Au lieu d'adresser un mot éloquent et charmé, Louis XVI se réfugie derrière quelques phrases confuses ! déception ! échec diplomatique ?
Grâce aux ambassadeurs, le pire est évité ! Paul a droit à un lot de consolation: la confrontation avec le bébé-dauphin (le premier dauphin dont la naissance avait provoqué tant de liesse et qui mourut si tôt, le 4 juin 1789, drame qui ,dans le fatal tourbillon du temps, n'accabla que ses parents).
 Là par contre, c'est le succès ! Paul aime les enfants et il déride cet auguste poupon...
 Ouf ! l'incident diplomatique est oublié...
De son côté, les angoisses de Dorothée-Maria s'envolent. Marie -Antoinette lui ouvre son cœur. N'ont-elles pas le même âge et n'ont-elles connues le destin des princesses mariées en vertu de la raison d'état ?
 L'amitié s'instaure dés le premier battement d'éventail; la reine s'appliquait aussi à maintenir l'alliance entre les deux pays... mais,pourquoi ne pas croire à cette sympathie immédiate entre deux jeunes femmes ?
De son habituel trou de souris, Henriette raconte la chaleureuse entrevue:
"La reine fut charmante, pleine de bonne grâce et d'affabilité, elle traita madame la comtesse du Nord comme si elle l'eût connue toute sa vie, s'informa minutieusement de ses goûts, de tout ce qu'elle pourrait lui offrir d'agréable, et la pria de la voir souvent."
Dorothée-Maria Féodorovna, au sommet de l'Olympe Versaillais, atteint le comble du bonheur céleste! la diligente baronne ne touche plus terre elle aussi: Marie-Antoinette, attaquée bien à tort pour sa condescendance, apprenant qu'elle est l'amie intime de la grande-duchesse, exige sa présence à un concert privé; et se pique d'une gentillesse presque extravagante:
"Vous êtes bien heureuse madame, de posséder une aussi illustre amitié; je vous l'envie; mais je ne puis m'empêcher d'envier aussi à madame la comtesse du Nord une amie telle qu'on m'a dit que vous êtes vous-même."
La reine songeait sans nul doute à Yolande de Polignac, cette jeune femme pauvre du Languedoc qui avait noué avec elle un lien sentimental du côté de Marie-Antoinette, avide de largesses et fort capricieux de l'autre... La solidité d'une  amie dévouée et altruiste manquait terriblement à Marie-Antoinette. Comment s'étonner de la sincérité désarmante de sa quasi confession ?
Enfin, c'est l'heure de s'en retourner à l'ambassade et, détail exquis, Henriette nous avoue que "nous étions tous si fatigués, que nous nous endormîmes dans les carrosses".
Le lendemain, les jeunes gens se jettent sur le papier et relatent à la vitesse de leurs plumes d'oies les événements de la veille à l'impératrice. Le courrier n'atteindra Saint-Petersbourg que d'ici un mois, qu'importe, les souvenirs se bousculent et il faut se hâter de les écrire de peur de les perdre. La grande-duchesse n'en peut plus: sa migraine lui brouille les idées, ce Versailles, quel gouffre ! quel éclat ! quels sont maintenant ces cris jaillissant de la rue ? Une malheureuse vient de s'écraser en cabriolet sous ses fenêtres ! Dorothée-Maria ne se soucie plus de la cour, vite cette femme a besoin d'aide:
"Ah ! cette femme a peut-être un mari, des enfants"
La compatissante princesse pense soudain à ses propres enfants, elle se sent en union avec cette inconnue, la secourt de louis d'or et prend de ses nouvelles.Versailles ne l'a pas gâtée; intriguée, amusée certainement. Toutefois, la future Tsarine, encouragée par son époux , connait ses devoirs envers les humbles .Sur cette belle leçon d'humanité, les folles aventures reprennent. Le prince de Condé prépare le bal du siècle à Chantilly !
A vous d'ouvrir cette vibrante collection de souvenirs !
A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

Portrait de la future Tsarine, épouse de Paul de Russie, 1777
 par Alexandre Roslin: la lumière d'une beauté du nord


dimanche 21 août 2016

contes du vieux château : Edmond About: gare aux bandits Grecs !



En l'an de grâce 1856, la Grèce n'était plus le pays des héros mais la contrée des bandits !
Une étrange rumeur assurait même qu'un vieux pallicare, un de ces guerriers sans peur et sans reproches qui firent couler leur sang pour l'indépendance de leur pays, avait la charmante manie de rançonner les belles anglaises escaladant le mont Hymette ou un de ses mythiques voisins.
A tout seigneur, tout honneur, ce méchant bruit était indignement colporté dans un roman foudroyant "le Roi des montagnes", par un français qui tenait lui-même l'incroyable calomnie d'un étudiant fauché sorti des brumes germaniques.
L'impertinent français, Edmond About élève indiscipliné de l'Ecole Française d'Athènes, était bien connu des Athéniens dont il avait étudié les mœurs avec délectation. Le jeune allemand, son héros de roman, était, par contre, si difficile à cerner que l'on pense, en vertu des aventures qui vont suivre, qu'il s'agissait d'un fantôme teuton ou d'un être tissé de pure imagination... L'héroïne en détresse accumulait les qualités traditionnelles des belles captives qui ont l'étourderie de tomber régulièrement dans les bras de romantiques ravisseurs ! Lady Mary-Ann  ne pouvait ainsi qu'arborer un teint diaphane, des dents de perle, une taille de guêpe, une fortune colossale et des mains d'une finesse arachnéenne.
Afin de couronner cette avalanche de bienfaits naturels, un esprit avisé et une vaillance à toute épreuve auraient dû éveiller la méfiance de tous les hommes, étudiants sans le sou, bandits au grand cœur ou gendarmes menteurs, passant à portée immédiate de ses yeux chargés comme un revolver. Un allemand génial, une anglaise pareille à une nymphe bondissante: cette singulière rencontre aurait dû être le chef d'oeuvre des dieux Olympiens... C'était sans compter sur l'insolence proprement ahurissante de Monsieur Edmond About, démon ne respectant ni le passé ni le présent, ni le dieu de l'amour et pas même celui des pallicares !
Pourtant, l'histoire commençait si joliment !  Comment une si cocasse avalanche d'effroyables péripéties dévala-t-elle les flancs de la montagne bourdonnante d'abeilles de l'Attique en un clair matin de printemps ?
Le comique démarre sec !Agrémenté toutefois d'une coquette pincée de poésie...
Ce beau garçon d'Edmond About devait écrire en lissant ses moustaches et riant tout haut de ses descriptions assassines: ses plaisanteries sont d'une remarquable finesse; son impertinence le rendent irrésistible pour l'éternité. Au point que l'on accepte l'impensable de cet homme impossible: sa manie de brocarder le sacro-saint idéal du "voyage en Grèce" !
A la pointe du jour, notre pseudo héros, le très studieux botaniste allemand affublé du lourd patronyme d'Hermann Shultz, quitte son humble logis typiquement grec: une chambre rudimentaire louée chez un brave pâtissier, Christodule (serviteur du Christ), à côté tout de même du Palais où règne un monarque d'origine bavaroise, le roi Othon premier (et dernier !).
La famille qui le reçoit pousse la gentillesse à lui vanter les hauts-faits du bandit le plus audacieux que la Grèce ait jamais engendré: le légendaire, l'implacable, l'invincible Roi des montagnes, Hadji-Stavros. Sous les yeux ronds d'une jeune pensionnaire, Photini, dont les rondeurs traditionnelles éclatent dans un corset parisien, et en dépit de la fureur indignée d'un américain aventureux, John Harris, le pâtissier Christodule et son  fils Dimitri se répandent en litanies à la gloire de ce barbare qui osa trancher les têtes de deux adorables jumelles adolescentes dont la rançon tardait à venir.
Le digne et fort compassé Hermann Shultz ne craint pas de défier ce voleur en décidant d'herboriser le nez au vent entre l'Hymette et le Pentélique.
Le voici se hâtant entre les grives, les tourterelles et les merles s'élevant des oliviers. Il passe le Céphise où barbotent des petites tortues, et longe un ravin. En bon germanique toujours prêt à commenter les aléas de ses découvertes, Hermann  profite de cet itinéraire romantique  afin de nous préciser son opinion sur l'état du réseau routier de l'époque:
"Je supposai avec quelque raison que le ravin devait être la route J'avais remarqué, dans mes excursions précédentes, que les grecs se dispensent de tracer un chemin toutes les fois que l'eau a bien voulu se charger de la besogne. Dans ce pays, où l'homme contrarie peu le travail de la nature, les torrents sont routes royales; les ruisseaux, routes départementales; les rigoles, chemins vicinaux. les orages font l'office d'ingénieurs des ponts et chaussées,et la pluie est un agent voyer qui entretient, sans contrôle, les chemins de grande et petite communication."
En dépit de ses considérations ironiques, Hermann se perd bel et bien ! Philosophe et mourant de faim, il remet à plus tard le souci de son retour et dévore ses provisions. Or la Grèce est un pays où les dieux n'abandonnent jamais les voyageurs.
Des monts Olympiens, la prière de ce botaniste désemparé est entendu: voilà que se matérialise le charmant Dimitri ! Sauvé, Hermann se croit sauvé, d'autant plus que le serviable grec guide à pied deux anglaises juchées en amazones sur deux chevaux poussifs. La plus âgée est une mère autoritaire et boulimique à laquelle un snobisme coriace tient lieu d'intelligence. La seconde serait fort diminuée par la nature, selon le jugement laconique de Dimirti qui avoue préférer le dodu laideron Photini.
Hermann se fait donc une raison; l'amour ne hante pas les ravins de l'Attique, quel dommage !
Un dieu plein de malice envoie alors valser le voile bleu de la mystérieuse amazone:
c'est l'éblouissement ! C'est l'extase ! C'est le ciel de Grèce qui tombe sur le romantique jeune Allemand !
Une douleur violente lui noue le sternum: signe indéniable d'un coup de foudre même chez un esprit aussi austère. Lady Mary-Ann est dotée d'une beauté sinon parfaite du moins irrésistible. Rien à voir avec une statue grecque, mais nous explique le docteur ès sciences naturelles, les canons de la beauté ont beaucoup évolué depuis l'Antiquité:
"la Vénus de Milo était, il y a deux mille ans, la plus belle fille de l'Archipel: je ne crois pas qu'elle serait en 1856 la plus jolie femme de Paris. Menez-là chez une couturière de la place Vendôme et chez une modiste de la rue de la Paix. Dans tous les salons où vous la présenterez, elle aura moins de succès que madame telle ou telle qui aura les traits moins corrects et le nez moins droit."
La Vénus de Milo ne réclamait peut-être pas aussi son déjeuner avec l'insistance d'une jeune anglaise éclatante de santé. Le pauvre guide Dimitri supplie Hermann de lui prêter main forte afin de hisser montures et amazones vers un hameau escarpé où un vénérable pope de vingt-cinq ans les gratifiera de miel et, qui sait, acceptera de tordre le cou à quelques poulets.
Le botaniste métamorphosé en valet diligent ne se doute pas du drame tout proche; il ne vit plus que pour cette anglaise qui le regarde de très haut ! Voici le pope, tout rouge, tout tremblant: les brigands sont là ! Il faut fuir !
Sans avoir déjeuné ! Horreur ! Des fusils pointent de chaque buisson, les voyageurs sont encerclés, perdus, bientôt assassinés ! Une odeur malodorante empeste le paysage antique : le bandit grec ne se lave semble-t-il jamais... le supplice commence !
On déleste, à la vitesse de l'immatérielle lumière grecque, les dames de leurs bijoux et le savant germanique de sa montre paternelle, on les tire, les traîne sur des cailloux acérés; et on les jette, épuisés et furibonds, devant le dais rustique sous lequel, pareil à Saint-Louis rendant justice abrité par un chêne glorieux, le Roi des montagnes dicte ses ordres financiers avant de décider du sort de ses otages. L'habile homme manie le faux compliment à outrance: cette ruse vient à bout en deux secondes des résistances de Lady Simons.
Vaniteuse et sotte, elle avoue sans méfiance être à la tête d'une fortune énorme: plus d'un million ! Son frère, heureux mortel, ami de tous les banquiers d'Athènes, aura ainsi la joie d'offrir au Roi des Bandits la somme de cent mille francs or. Une inondation pécuniaire à cette époque ! Hermann assiste, dédaigneux et serein, à cette farce méchante. Lui, il ne craint rien car il n'a rien.
C'est mépriser un peu étourdiment les ressources stratégiques du coquin à la barbe fleurie !
Comment, s'écrie le bienveillant Hadgi-Stavros, mais comment aurais-je la cruauté de priver la bonne ville de Hambourg d'un docteur aussi intelligent et instruit ? Allons, "plutôt que de perdre un homme tel que vous, la ville de Hambourg fera bien un sacrifice de quinze mille francs"...
Cette fois, c'est l'accablement général. L'aile de la mort effleure les trois voyageurs.
Payer ou... Finir le cou tranché sans doute ! Qui va sauver les malheureux ? Les gendarmes bien sûr !
Nos intrépides ladies se raccrochent à cet espoir. Les gendarmes ne constituent-ils le rempart et la sauvegarde par excellence contre les voleurs universels ? Hélas, que cet espoir semble frêle face à la terrifiante courtoisie du Roi des Montagnes ! On enferme les trois prisonniers à l'air libre, sur une terrasse naturelle rafraîchie d'une source et embellie d'un paysage à l'ampleur extraordinaire. Madame Simons, en anglaise douée d'un sens certain des réalités terrestres, s'apaise soudain:
"elle avoua que le loyer d'une vue si belle coûterait cher à Londres ou à Paris".
On dresse des abris rudimentaires à ces invitées forcées, on les nourrir de miel sauvage et on les laisse réfléchir à leur destin assez compromis. A deux pas, la fête bat son plein dans le campement des bandits. Serait-ce le moment de filer à l'anglaise ? Hermann élabore  en dix minutes un plan d'évasion échevelé: fermer l'écluse d'un torrent,suivre le canal asséché jusqu'au pied de la montagne, ramper sur le roc, dévaler un gouffre, courir les sentiers toute la nuit et retrouver Athènes à l'aube. Rien de plus facile pour l'étudiant et la sportive jeune Mary-Ann. Oui, mais, que faire de l'encombrante millionnaire sexagénaire ?
"On ne s'avise pas de tout, confie l'amoureux transi, et j'avais oublié le sauvetage de Mme Simons."
Le pauvre botaniste en est réduit à attendre l'arrivée providentielle des merveilleux gendarmes commandés par le fameux, le farouche, le superbe capitaine Périclès.
Histoire d'écourter l'ennui de sa piteuse situation, Hermann essaie de tirer profit des leçons de science-politique et d'économie domestique généreusement dispensées par le plus grand des voleurs grecs.
Hadgi-Stavros est un esprit infiniment enthousiaste dont le cerveau déborde d'idées originales:
"Je rêve une organisation nouvelle du brigandage, sans désordre, sans turbulence et sans bruit.
Ah ! Monsieur , si j'avais le temps ! J'achèterais tout le Sénat; je nommerais une Chambre des députés bien à moi; la loi passerait d'emblée; on créerait, au besoin, un Ministère des grands chemins. Cela me coûterait deux ou trois millions de premier établissement: mais en quatre ans je rentrerai dans tous mes frais..., et j'entretiendrais les routes par dessus le marché!"
Les édifiantes visions d'un avenir prospère ne rendent guère le Roi un peu plus accommodant à l'égard des rançons exigées. Hadgi-Stavros a même le front de conseiller au botaniste de se faire payer la sienne par la belle jeune captive anglaise. Est-il un homme intelligent ou non ?
La tension monte, l'énervement des prisonniers atteint son apogée quand, un miracle paraît survenir. Alors que la troupe des brigands s'emploie à des mystérieux préparatifs, des cris éclatent comme balles perdues:"les gendarmes"!
Ciel ! les gendarmes, Hermann entend et son cœur menace de s'arrêter. Pourtant, quelque chose lui échappe, les voleurs ne détalent nullement, leur Roi sourit et, loin de donner le signal d'un tir soutenu, se contente de prier qu'on apporte du vin d'Egine. Le brave jeune allemand sent que la situation dérape. Il n'a pas tort: voilà que le Roi des voleurs et le capitaine des gendarmes se jettent dans les bras l'un de l'autre ! C'est tout simple: le coquet et charmant Périclès embrasse son digne parrain le valeureux Hadgi-Stavros rajeuni d'allégresse. Et, le savant botaniste de résumer la scène avec un laconisme admirable:
"Je n'aurai jamais supposé que le seul événement capable de dérider un brigand fût l'arrivée de la gendarmerie."
D'ailleurs, les pires des méchants voleurs échangent avec plaisir leurs pittoresques tenues contre les beaux uniformes des hardis gendarmes; la confusion devient totale quand Mme Simmons qui justement ne rêve que de ces gendarmes providentiels surgit,ivre de bonheur, à l'instant précis où les voleurs s'évaporent dans la rosée du matin, n'écoutant que son invulnérable optimisme britannique,
la millionnaire impétueuse étreint l'adorable capitaine Périclès. Pour s'en repentir deux secondes après !
Le fripon, sous couvert de son devoir de fournir des pièces à conviction, ne lui réclame-t-il bijoux et argent encore en sa possession ? Lady Simmons, sa méfiance endormie par l'uniforme, y consent. Hermann offusqué s'avance: Périclès s'interpose et tient ce discours poli au  preux chevalier:
"Je ne vous menace pas, Monsieur. Je suis un homme trop bien élevé pour m'emporter à des menaces. Si vous bavardiez, ce n'est pas moi qui me vengerais. Mais tous les hommes de ma compagnie ont un culte pour leur capitaine. Ils prennent mes intérêts plus chaudement que moi-même et ils seraient impitoyables, à mon grand regret, pour l'imprudent qui m'aurait causé quelque ennui."
Le sage jeune allemand se rend à ces arguments assez convaincants jusqu'au retour en larmes des voleurs mis en déroute de façon inhabituelle par des soldats défendant l'argent confié à leurs soins avec un acharnement prouvant un sens du devoir fort rare.
Les deux Anglaises éprouvent le choc de leur vie en apercevant le touchant baiser d'adieu du parrain affectueux à son délicieux filleul.
Hermann du coup gagne la récompense suprême:
s'il parvient à faire évader ces dames, on lui accordera volontiers, et tant pis s'il est allemand et pauvre, la main de la belle et richissime héritière. L'amoureux ingénieux trouve la faille dans le système du rançonneur professionnel. Le banquier de frère de Madame Simmons est mis à contribution, ces dames sont libres ! mais, quelle ingratitude, pas leur sauveur... Le banquier anglais l'a carrément oublié de ses comptes.
Les Anglaises l'abandonnent avec l'amer réconfort de quelques paroles compatissantes.
Grâce à Dieu, si l'Angleterre ne tient pas à lui, l'Amérique, en la personne de l'aventurier Harris, monte au créneau. L'astucieux américain vient de s'emparer du plus cher trésor d'Hadgi-Stavros: sa fille unique, qui n'est autre, ô stupéfaction, que le petit boudin Photini. Le Roi des Montagnes n'a qu'une faiblesse, son amour paternel; tout finit sans haine ni violence. Photini est rendu à son papa, Hermann à ses vrais amis d'outre-Atlantique.
Quant à Mary-Ann... Le snobisme, hélas, trois fois hélas, la conduit à se détourner de ce preux qu'elle feignait d'aduler au temps de sa captivité...
Le narrateur de cette étrange histoire révélée par un étudiant allemand déconfit, s'interroge, en bon français cartésien, sur la véracité de ces dires extravagants. Il demande confirmation à un membre éminent de la Société archéologique d'Athènes qui, quel dommage, s'empresse de ravager du début à la fin ces confidences haletantes:
"Monsieur, l'histoire du Roi des montagnes est l'invention d'un ennemi de la vérité et de la gendarmerie... L'auteur du roman que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer a prouvé autant d'ignorance que de mauvaise foi."
Par contre, Monsieur Edmond About a livré aux générations futures un roman à mourir de rire, et à sourire de tendresse, qui ne vieillira jamais !
Tentez de dénicher ce chef d'oeuvre d'humour pétillant chez un aimable bouquiniste, vous serez sur un merveilleux nuage: n'est-ce pas l'apanage des bons livres ?

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
Berger à l'allure princière : la Grèce antique et moderne




dimanche 14 août 2016

Contes du vieux château : Paris en août : sortilèges d'une ville déserte !



Paris au cœur de l'été, Paris dans la torpeur ennuyeuse du début août.
Qu'y faire, qu'y voir ?
Est-on borné à une errance inutile parmi les boutiques closes ou les visiteurs en tenue de plage massés, en l'attente d'un miracle, toujours possible, devant Notre-Dame ?
Doit-on rejoindre ces naufragés d'un Paris aux artifices trompeurs que l'on découvre fripés et avachis, éparpillés sur la pelouse râpée et les cailloux aigus du Champ de Mars ?
Paris sale, poussiéreux, roulant une mélancolie aussi lourde que son passé de quai en quai, de pont en pont... Paris figé ? Paris à éviter ?
Surtout pas ! C'est le moment au contraire de se laisser glisser avec douceur , de la place des Vosges à l'île Saint-Louis ou la place Vendôme ; en soupirant de joie au Palais-royal ; en se glissant dans le sillage silencieux d'ombres malicieuses : celles qui savent entraîner les rêveurs convaincus vers des lieux qui ont une revanche à prendre et une histoire exquise ou tragique à donner .
Ainsi, à la fin d'un nonchalant après-midi, il est bon de remonter la Seine sur bateau-bus fluvial, chargé à ras-bord de l'humble et sublime poésie du quotidien, en compagnie de quelques flâneurs sans caprices ni désirs . Des gentilshommes d'aventures. Des mousquetaires du Roy cherchant leur Cyrano. Un seul maître: le vent du soir agitant l'eau frissonnante et les ramures des jardins aperçus comme une chimère. Rester debout, contempler ce joyau éclatant  qu'est la Gare d'Orsay, enfiler les ponts avec l'humeur ivre d'un voyageur fou d'amour jouant enfin un rôle dans "Midnight in Paris" !
Un seul panache à suivre aveuglément: celui de l'homme fier et vaillant qui déclarait au nez des pleutres et autres sots railleurs:

"Moi c'est moralement que j'ai mes élégances.
je ne m'attife pas ainsi qu'un freluquet,
Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet;
je ne sortirai pas avec, par négligence,
Un affront pas très bien lavé , la conscience
Jaune encore de sommeil dans le coin de son œil,
Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d'indépendance et de franchise;"

Monsieur de Bergerac, déambulant au hasard du Marais, aurait certainement décidé de profiter de la tiédeur de l'air parisien afin de banqueter dans une maison affligée du sobriquet piquant "d'Hôtel de l'impécuniosité". On dit qu'un poète toujours affamé, toujours ruiné, et pourtant époux de la plus belle femme de Paris, y vivait de ses mots étincelants, et de l'écriture de son "Roman Comique". Efforts d'humours littéraires échangés contre une nourriture solide par la grâce des belles précieuses et la bonté de la reine Anne d'Autriche touchée par la décrépitude avancée du pauvre Scarron, premier époux de la "belle indienne " Françoise d'Aubigné, future amante et épouse du Roi-Soleil.
Le chemin s'annonce mouvementé: il faut quitter la barge devant les Tours de Notre-Dame, fendre la foule excitée face à l'hôtel de ville, et s'engouffrer dans un dédale de rues de plus en plus étroites, perdre en route vacarme, appels, passants, devantures mythiques ou simplement curieuses.
Un nouveau Paris se lève du haut de ses hautes fenêtres. Un Paris qui soudain vous tente de façon incongrue  en offrant à votre vue ébahie un jardin de buis taillés avec l'élégante sévérité dite "à la Française". Le meilleur est tout proche, vous le sentez, le temps ne pèse pas davantage qu'un souffle soyeux, vous le guettez entre deux façades hautaines, le voilà qui prend la forme d'une silhouette en grande robe relevée en deux pans. Une ombre habillée vous fait un signe preste d'une main gantée, Vous entrez au sein d'une forêt, puis une clairière, le joyeux bruit de fontaines jaillissantes embrume votre esprit envoûté.
Ramassé autour d'un bouclier de ramures épaisses, voici un front audacieux de demeures patriciennes taillées dans la pierre et adoucies de brique. Ici naquit une aimable marquise qui vous aurez fait mourir d'amour, ici gronda la Fronde, ici des ravissantes au jargon délicieusement incompréhensible se seraient jetées à votre cou pourvu que vous sachiez le grec, ici, Monsieur d'Artagnan vous aurait salué, et Monsieur de Cyrano de Bergerac vous aurait lancé un regard de braise avant de s'en aller, sombre, par les allées.
Vous êtes Place des Vosges, en réalité, Place Royale pour l'éternité ou le panache comme vous voudrez.
Le Paris du baron Hausmann paraît aux confins du monde; une atmosphère spirituelle, intime s'insinue, suave et paisible, sous les couverts. Serait-on dans une sorte de cloître ? On le croirait tant l'esprit des lieux vous incline à garder un ton chuchoté, une réserve de belle allure. Nulle familiarité ne doit profaner cette porte ouverte sur le temps retrouvé...
Bien sûr, la faim vous saisit à l'instar des convives de ces Marquises de Rambouillet ou d'autres beaux noms qui osaient, à l'immense désespoir de leurs hôtesses dire les choses avec un prosaïsme malséant ! On a pitié de vous, on vous pardonne ce charmant outrage face à tant de noblesse: une table vous réconfortera de ses largesses raffinées, de son savoir-vivre exquis sans, merveille qu'il est bon de murmurer, vous jeter dans le dénuement redouté. Vous n'avez qu'à passer devant la plaque précisant le souvenir de l'heureuse venue en ce monde de Madame de Sévigné, continuer sur la gauche, pousser la porte, dire bonjour et vous installer !"Ma Bourgogne", cet établissement historique aurait pu saluer le bon roi Henri IV;ce soir , c'est vous qui serez accueilli comme un roi incognito ...
La Place des Vosges devient le port tranquille abritant une soirée familiale (fantômes arborant feutres et rapières, donnant le bras à leurs compagnes évanescentes, alourdies de soieries, visages maquillés de "blanc", décolletés risqués compris), dont vous vous souviendrez tout le restant de votre vie.
Paris au mois d'août sait choyer ses promeneurs, candides comme des enfants qui ne demandant rien reçoivent beaucoup...
Le songe s'épanouit aux abords de l'île saint-Louis; peut-être va-t-on croiser un écrivain aimé et qui n'en saura jamais rien. Passer sous ses fenêtres, quel bonheur pudique, quelle sottise, à un âge entre deux ou plusieurs autres ! A défaut de Frédéric Vitoux, voici un chat, un de ses amis, lui qui leur dédia carrément son tendre et moqueur "dictionnaire amoureux"; bible de l'immense cohorte des humains domestiqués ...
Quoi ? Un seul chat en plein mois d'août au bas de l'hôtel de Lauzun, au pied des maisons surveillant la Seine, devant les portes énormes, les cours fermées, les anciennes caves des blanchisseurs ?l'insulaire paradis reste à deviner au hasard des ruelles si matoises qu'elles s'arrangent pour donner à ce minuscule bout de Paris l'illusion de la vastitude ? Bonheur ! Un homme affable sourit de votre errance; c'est l'heureux mortel qui prodigue l'hospitalité de l'hôtel de Lutèce: aucun souvenir des gaulois chevelus à l'intérieur, boiseries du plus beau miel, et cet air vieille-France que toute l'Île respire...
Nulle vision du passé glorieux dans le sommeil qui vient vite: Paris épuise les marcheurs naïfs:
Trop d'émotion, trop d'ivresse, trop d'exaltation, c'est la cure de jouvence garantie. C'est cela le miracle: Paris guérit !
Au matin, un célèbre glacier est en congés, qu'importe, de toute façon, une fraîcheur inopinée donne envie d'aller inventer son propre roman; quai aux Fleurs, dans la Sainte Chapelle, ou excessivement loin, en reprenant un bateau bus vers le quai de Grenelle, sur le Pont Mirabeau à la recherche de ses amours perdues:

"Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine "

Que non pas ! Paris sait ôter l'inutile mélancolie quand l'optimisme d'août court les quais et dévale les rues.
Là encore, Monsieur de Cyrano de Bergerac trace la route peu encombrée à cette heure dévolue à l'énergie provinciale:

"Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
A tel voyage auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît.
Et modeste d'ailleurs, se dire: mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits et même des feuilles,
Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !"

La rêverie engourdissant le sens de la géographie élémentaire, me voilà, à mon immense surprise, Rue royale, exactement une des ces somptueuses rues qui me font mourir de peur.
Harmonie, allure, froideur, pas l'ombre d'une volupté. Ce Paris classique, érigé sur un luxe tenant davantage du mythe que de l'ostentation, ne se livre qu'aux initiés. Heureusement les épaisses colonnes de l'église de La Madeleine m'attirent, à l'instar d'un refuge isolé, en plein carrefour déjà bruyant.
Temple vaguement grec, forme massive et encore alourdie de ses portes de bronze, l'église semble faire une moue rébarbative. Or, dans ses flancs, le promeneur se repose, prie, et se sent prêt à aimer son prochain: pourquoi, mon Dieu ? Eh bien, parce que justement la ferveur y est tangible, naturelle, humaine. Le simple passant entre comme il veut, regarde distraitement la magistrale fresque révélant Napoléon premier touché par la grâce, se recueille sous l'égide du bon Saint Vincent de Paul et repart , en paix...
A force de s'amuser du spectacle des rues, des cafés débordant enfin de naturels de Paris, délivrés de leur légendaire nervosité par le relâchement estival, des balcons cultivés comme des jardins, des frises, statues, porches, tous classiques et pourtant tous différents, j'arrive sur un nuage bleu qui a nom place Vendôme. J'ai une chimère en tête: la tenterais-je ?
D'abord, un salut à la colonne étincelante, toute rajeunie au terme de deux ans de travaux, d'un vert surréaliste ! une nuance hésitant entre le céladon, le printemps et le vert marécage, qui chatoie sous le soleil de midi. La lumière brutale de l'été tue les motifs ciselés: les yeux blessés, je ne me concentre guère sur les détails précis de ces guerriers pensifs, ces soldats fiers; je déchiffre mal ces épisodes sublimes et sanglants: Ulm, Vienne, Austerlitz. Il faut sans doute patienter jusqu'aux doux matins d'automne afin de s'absorber dans les péripéties de ce livre d'images glorifiant la vaillance sans pareille de l'immortelle Grande Armée. Tant de braves sacrifiés pour une volonté farouche de grandeur...
Mon vœu du moment est plus frivole même s'il s'agit toujours d'une certaine idée de la France.
Au 12 de la place Vendôme, c'est l'impératrice Joséphine qui brille de mille feux. Cette croqueuse invétérée de bijoux ravissants, cette pie incapable de conserver son sang-froid quand un joaillier habile déployait ses derniers chefs-d'oeuvre sous son ravissant nez grec, m'a donné rendez-vous chez son ancien fournisseur: Chaumet, qui portait en 1780 le nom de Nitot. Un "musée éphémère" au titre ensorceleur " Une éducation sentimentale" ouvre ses ailes de papillon chamarré en hommage aux parures ondoyantes, graciles, enrubannées que l'exquise Rose-Joséphine arborait en mêlant le faste de l'empire à la délicatesse d'une ancienne "merveilleuse".
Mais, ciel, entrer chez Chaumet ! Quelle audace ! Ma rêverie enfantine cède le pas à une confusion accablée. Je suis habillée d'une robe datant au moins de l'an 2014; mon fils, charmant, distingué, est, horrible hasard, chaussé  de baskets élégamment troués ! Aucun des deux, il s'en faut, ne présente le moindre signe indiquant une fortune suisse ou texane.
Allons-nous récolter une grimace ou, pire, un refus pur et dur de la part du garde dissimulant certainement un arsenal sous son costume à la coupe parfaite ?
Crainte vaine !
Nos mines admiratives et notre réserve timide nous valent l'entrée et surtout la visite d'un trésor portant l'étendard des artistes de la maison. Poésie insolite d'un boudoir habité par un cœur battant rouge aux pulsations amoureuses; féerie des diadèmes où le métal froid se réchauffe d'un flot passionné de dentelles cousues de diamants de Golconde et de roses topazes; envol fervent de plumes conçues pour une femme-oiseau; et plus attendrissant que somptueux, ces chaînes serties de pierres dont les initiales écrivent un mot d'amour.
Ou ces bracelets- joncs dissimulant, glissé dans un tube d'or , un papier griffonné d'un aveu...
L'histoire de ces créations au style résolument moderne en dépit d'un passé d'un romantisme désuet nous est joliment conté par une très aimable jeune personne dont la gentillesse (selon la formule de la Princesse Bibesco) "parfume les diamants" !
On nous offre un beau catalogue, et nous prenons congé.
 L'art de vivre à la Française existe bel et bien:
cet accueil plein d'allure et ce témoignage de l'audace rayonnante des joailliers va bien au delà du luxe; c'est un talent qui s'appuie sur une imagination féconde et une habileté extraordinaire.
Posséder ? Pourquoi faire ? Voir comble déjà ! Et j'ai un souvenir: ce catalogue qui me sert de bouclier dans Paris !
Il est temps de choisir un autre lieu de rêverie: ce sera le Palais- Royal. Une halte à la campagne, un désir exaucé de sages pelouses, d'absolue sérénité; une nouvelle enclave de ce passé historique encore si vif. Peu de monde, peu de bruit, beaucoup de douceur. Se taire, écouter, tourner autour des jardins étonnants d'exubérance civilisée; oublier sciemment qu'en ce lieu  des avocats révolutionnaires, esprits échauffés plaidant sur leurs chaises, osaient d'affreuses imprécations; fermer les yeux et se pâmer devant  les tuniques diaphanes des invitées de Madame Vigèe-Lebrun, attifées de façon à à éblouir le fameux "dîner grec" de leur amie.
Remonter les siècles comme un caprice, chercher sous le couvert des galeries, entre les colonnes, l'ombre de Richelieu dans son manteau rouge et ses grandes bottes, guetter du fond des siècles les espions anglais, les joueurs en déroute, la silhouette du futur Philippe-Egalité, les  écharpes de Colette, son troupeau de chats furtifs, ou, ne rien chercher du tout... Devenir les lecteurs graves sur leurs bancs, l'eau irisée du bassin, les fantômes des allées, les façades altières dévoilant de rebelles balcons fleuris, les mansardes haut perchées et le vent poussant un léger nuage.
S'arrêter enfin: les prix sous les galeries exigeant certains moyens, ne pas s'offusquer, s'asseoir chez "Reflets de Scène", au 22, rue de Beaujolais. Répondre au sourire de l'hôte, réaliser que le bonheur c'est d'avoir une vue sur un jardin extraordinaire, se sentir digne de Paris et,déjà, le cœur mélancolique, lire quelques vers d'Apollinaire afin de se préparer au départ... Peut-être en s'offrant un ultime plaisir: les cours oubliées dormant en marge de la rue Saint-André-des-Arts.
Un rêve d'enfant qu'il n'y a nulle honte à matérialiser.
On a tant de mal à quitter Paris au mois d'août !
Après cette "carte postale" parisienne,
à bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

En débouchant de la rue Royale, un "paysage" parisien !




samedi 6 août 2016

Contes du vieux château: Socrate parle d'amour dans l'ivresse

Bien avant les discussions passionnantes, en d'austères citadelles dominant les vallées perdues, des grandes dames du Languedoc médiéval, l'amour était au centre des débats enfiévrés.
L'amour ? Don des dieux ou épouvantable fatalité ?
L'amour ou les amours ?
Profane, sacré, charnel, spirituel, élan insensé ou souffle harmonieux ?
 Rage ravageuse ou envolée généreuse ?
Sentiment narcissique ou quintessence de l'altruisme ?
Les  controverses faisaient rage dans les soirs caniculaires de l'Athènes intellectuelle du temps de Platon.
Tout ce qui prétendait être doté d'un cerveau en bon état de marche (et pourquoi pas dans les gynécées !) pérorait sur ce sentiment maudit, adoré, inepte, inutile ou indispensable, que la moqueuse Aphrodite dispensait aux faibles mortels.
Cela se passait, si l'on appartenait au sexe masculin, entre deux libations et quelques spectacles de danses agiles, autour de somptueux repas; l'esprit voltigeait au dessus des mets et les rires secouaient des convives que réunissait un idéal fort aimable: la kalokagatia ou savoir-vivre.
C'était l'art du "symposion" ou banquet; l'ancêtre de nos dîners en ville, un rite éduquant aux bonnes-manières et surtout à la tradition des conversations fines et amusées; évitant les vulgaires familiarités et s'éloignant avec une merveilleuse distinction  des terribles récifs que sont l'argent et l'indiscrétion.
Un de ces festins s'enorgueillit encore du panache d'un beau mythe grec: le "Banquet" raconté par le divin Platon rehaussant encore la réputation du divin Socrate.
 Mais, un rival existe !
Cette fois, c'est au tour d'un gentilhomme terrien au style solide et à l'humour assez concret, l'aventurier Xénophon de mettre en scène des agapes animées qui se termineront par une défense de l'amour vrai.
Socrate s'y révèle bien plus humain que dans les nobles envolées du premier "Banquet". Le ton naturel, les plaisanteries faciles, le comique des situations accentuent une sympathique impression de détente entre vieux amis qui n'ont aucune envie de poser aux parfaits penseurs pour l'éternité.
Socrate s'amuse ! Socrate essaie de ne pas trop boire ! Socrate prouve que son cœur est bon et nullement dévoré de vanité. On en oublierait presque que Socrate est tout de même Socrate !
D'ailleurs, l'illustre et docte héros de Platon s'excuse, ce qui est un comble, de son sérieux...
Quel est le motif réel de cette très joyeuse petite fête ?
L'amphitryon n'est autre qu'un personnage considérable dont l'immense fortune éblouit les Athéniens. Cet homme d'affaires des temps antiques se nomme Callias.
Or, Callias, ambassadeur auprès de Sparte, homme froid et déterminé quand il s'agit d'augmenter son influence sur terre et sur mer, éprouve un sentiment presque naïf envers un jeune athlète doué d'une extraordinaire beauté: Autolycos.
C'est en son honneur que ce fastueux banquet se déroule en étalant ses divertissements coûteux et raffinés: danses et pantomimes. Un luxe inouï que les convives acceptent avec un naturel courtois. Pourtant, cet excès brise le précepte grec par excellence: "rien de trop ". On subit la démesure d'un "nouveau-riche" qui croit que la puissance financière tient lieu d'éducation, de cœur et d'âme.
Socrate, intellectuel à la mode, devrait être un faire-valoir de plus.
 C'est sans compter sur sa maîtrise des événements: rien ne dérape grâce à son ironie, sa façon de tenir l'assistance en respect par le souci de sa propre dérision, et surtout, son autorité habituelle exercée envers ses disciples.
Le voici refusant les délicats parfums car, dit-il, l'odeur qui convient aux hommes c'est "celle de la vertu, par Zeus".
Parole ferme qui étonne beaucoup les futiles invités ! Où la trouve-t-on cette vertu, cette "kalokagatia" ? Socrate ne se démonte pas et cite le poète Théognis:
"C'est des gens vertueux que tu apprendras la vertu, mais si tu te mêles aux méchants, tu perdras même l'esprit qui est en toi ".
Cette noble réplique cloue le bec des convives impertinents. Le digne maître (on ne s'imagine jamais Socrate en homme sémillant et encore dans la fleur de l'âge: à l'époque de ce "Banquet" mémorable, peut-être comptait-il de 45 à 50 printemps. De toute façon, rien ne maintient jeune comme l'exercice de la philosophie !) en profite pour glisser une remarque éminemment "féministe " au sein d'une réunion composée d'élus masculins. Socrate, homme rendant justice aux femmes ! Que cela chante avec bonheur aux oreilles des lectrices de l'an 2016...
En effet, admirant l'adresse hardie d'une danseuse recevant ses douze cerceaux et "les faisant tournoyer, calculant la hauteur à laquelle elle devait les lancer pour les recevoir en mesure, le sage de déclarer haut et clair:
"Ce que fait  cette jeune fille, mes amis, est une preuve entre beaucoup d'autres que la nature féminine n'est en rien inférieure à celle de l'homme, sauf pour son manque de force et de vigueur".
Socrate ignorait semble-t-il la singulière robustesse des épouses spartiates !
 Il n'empêche, son hommage est très réconfortant ! cette fois encore, les aimables plaisantins n'osent protester...
Et les leçons de continuer sur le même ton affable.
Le savoir-vivre du malicieux philosophe s'étend aussi au bon usage des boissons et autres libations.
Les agapes ont besoin d'être copieusement approvisionnées en bons vins, joie de vivre oblige. Socrate l'avoue: "il est bien vrai, convient l'auguste sage, que le vin en arrosant les âmes endort les peines, tandis qu'il éveille la joie, comme l'huile stimule la flamme."
Mais, prudence ! Point trop n'en faut ! "Si nous faisons verser de larges rasades, nous ne tarderons pas à vaciller de corps et d'esprit !"
Cette honte nuirait grandement au charme de la conversation plaisante, décousue, ponctuée de rires et de chants, qui se déroule sans efforts.
Tout le monde est d'accord ! Et, peu à peu, les sujets futiles ou ridicules (Socrate se fait un vif plaisir de démontrer qu'il l'emporte en beauté, lui à la face simiesque, sur le splendide éphèbe Critobule !) s'effilochent. Le nerf de la guerre, on y arrive enfin: c'est l'amour.
 Oui, explique l'incorrigible discoureur, il est urgent de parler d'amour:
"nous sommes tous de sa confrérie, et, pour ma part, (incroyable confidence !) je ne saurai dire quand je cesse d'aimer."
Honni soit qui mal y pense ! L'amour selon Socrate ne se situe certainement pas au dessous de la ceinture ! Là encore, intervient le principe de la fameuse "kalokagatia".
 L'amour est avant toute chose un reflet de l'âme, une preuve de la vertu universelle. Le philosophe trouve des accents passionnés afin de nous convaincre des prodigieux mérites de l'amour, source pure menant à l'élévation morale des amants.
 Le sentiment ne peut abaisser: il guide, exalte, ennoblit. Le nouveau-riche mal-élevé Callias, sec, arrogant, hautain, prétend aimer le magnifique athlète Autolycos. Que recherche-t-il au juste ? si c'est l'amour charnel, Callias s'égare ! Le beau et le bon sont ailleurs...
Socrate va tenter de remettre, si l'on peut dire, sur le bon chemin ces convives échauffés. Un long discours de leur cher maître saura les éclairer sur la distinction entre passion morale et désir charnel. Ce sera une manière de dégriser l'assistance, obligée soudain de s'adonner à ce sport salutaire qu'est la poursuite de la vérité !
Par contre, une question obsède les lectrices modernes: se soucie-t-on un peu de l'amour conjugal dans ces banquets d'hommes passablement vaniteux et parfaitement "pompettes" ? Une lueur d'espoir demeure: Socrate ose vanter l'amour tendre du charmant Nikératos, époux exemplaire: "Nikératos, à ce que j'ai entendu dire, aime sa femme dont il est aimé ".
Socrate, mari affligé de la tonitruante Xantippe (personne autoritaire et désagréable d'après une tenace légende; vérité ou sottise ? Les rumeurs mentent souvent; et Socrate devait être un époux bien pénible à supporter !) préfère ne pas s'aventurer davantage sur le sujet !
La plaidoirie du sage débonnaire s'attaque à l'amitié, sentiment majeur dans l'existence de tout mortel qui se respecte. c'est le premier pas vers l'amour de l'âme:
"Aucune liaison, en effet, n'a de prix sans l'amitié, nous le savons tous. Aimer pour ceux qui admirent le caractère de leurs amis est appelé une douce contrainte volontairement acceptée."
Hélas ! Autant que le désastreux lien purement charnel, la belle et altruiste amitié ne dure que l'espace d'un matin de jeunesse si elle reste dépendante de l'aspect physique de l'être aimé. Jeunesse, amour et amitié s'évaporent ensemble.
L'amour, une cause perdue d'avance ? Un vain mirage prenant sa source dans la vanité narcissique ? L'être aimé, rejeté dés que son apparence ne flatte plus le désir de son amant, est-il condamné à souffrir ? Aimer serait-ce s'exposer à subir le sort d'une marchandise avariée ou dont on a perdu le goût. L'amour rabaisse-t-il, égare-t-il ? Doit-on le fuir comme un destructeur enragé ?
Que non pas ! En réalité, deux sortes d' amour se livrent une bataille éternelle.
Socrate emploie, afin de faire entrer cette vérité dans la tête rétive de ses amis passablement éméchés, un vocabulaire prosaïque; un style que l'on jurerait  choisi spécialement pour ce "gentleman-farmer" antique de Xénophon:
"celui qui ne prête attention qu'à la beauté corporelle me paraît semblable à un homme qui a pris une terre à ferme. Mais celui qui n'aspire qu'à l'amitié ressemble plutôt au propriétaire d'un champ. Il apporte de partout ce qu'il peut pour améliorer l'objet de sa tendresse."
En écoutant ces belles paroles, l'arrogant Callias, convaincu de sa haute position et bien installé sur ses monceaux d'or, lève un sourcil perplexe. Ce Socrate ! Il ne vit que pour ses cours de morale !
Quel conteur ! et comme il agite le vent ! Callias au contraire veut du concret: son amour envers le trop bel Autolycos mêle l'admiration instinctive de l'esthète aux appétits d'un amateur des jouissances de la vie... Socrate le regarde droit dans les yeux et, toujours sur le même ton aisé, paisible, courtois,
envoie un argument d'ordre divin ! Une constatation irréfutable: Zeus est appelé à la barre !
Comment Callias prétendrait-il l'emporter sur le roi des dieux ?
Zeus a été assez sensible aux vertus de quelques héros pour leur donner l'immortalité: ainsi éleva t-il le plus splendide des humains le jeune Ganymède, au rang d'échanson sur l'Olympe afin , non pas d'honorer son insigne beauté, mais de récompenser cette âme vaillante et pure.
Il en fut de même pour Achille après la mort au combat de son ami Patrocle.
Socrate affirme avec sévérité cette vérité souvent occultée:
"dans le poème d'Homère, ce n'est pas son mignon, Patrocle, qu'Achille venge d'éclatante façon, mais son compagnon d'armes."
Xénophon en laissant son héros Socrate tenir cette noble et édifiante dissertation sur la supériorité de l'âme sur le corps, tenterait-il de le défendre face à ses accusateurs ? Socrate souffrait du venin des calomniateurs qui le décrivaient comme un manipulateur et, pire, un être mauvais corrompant la jeunesse... On est loin de ce digne penseur affirmant qu'il est vide et solitaire celui qui ignore que le secret de l'amour inaltérable, c'est une tendresse passionnée coulant des profondeurs d'une âme idéaliste. L'amour guide vers les sommets de la création, de la beauté et de l'enthousiasme: c'est une force vitale et morale, pas un cycle de malheur et d'égoïsme.
Socrate ose l'inconcevable: moraliser le richissime et méprisant maître de maison ! Voilà un bel exemple de vertu: un philosophe ne recule jamais quand il s'agit de "sauver" autrui de la sottise ou des chemins obliques. Si Callias souhaite être aimé du beau Autolycos, eh bien, qu'il devienne meilleur ! Que ce sentiment impur se métamorphose en force altruiste, en volonté généreuse pour la prospérité d'Athènes. Callias est un ambassadeur, le proxène de Sparte; cette situation influente le rend tout proche de l'exercice du pouvoir dans la Cité. Qu'il songe à imiter Périclès afin de provoquer l'admiration et la reconnaissance de son ami, encore en tout bien tout honneur, l'éphèbe Autolycos.
Mais que fera Callias ? le mystère demeure...
Le festin se finit de manière nettement moins studieuse ou rébarbative: chants et libations adoucissent les envolées vertueuses, surtout un spectacle fort évocateur produit un effet des plus inattendus: le rideau tombe et les hommes mariés rejoignent en hâte leurs épouses ! Tandis que, nous raconte le charmant Xénophon: "ceux qui n'étaient pas mariés jurèrent de prendre femme".
L'amour triomphe toujours !
Bizarrement, sur ce festin pétillant d'humour, sur ces efforts d'un vieux sage afin d'illustrer une certaine idée de l'amour, plane l'ombre d'un autre penseur en proie à l'amertume des passions déclinantes.
En écho étrange, une phrase, presque musicale, de "La vie de Rancé", oeuvre oubliée de Chateaubriand, avive encore l'idéal du philosophe grec:

"On est obligé de reconnaître que les sentiments de l'homme sont exposés à l'effet d'un travail caché: fièvre du temps qui produit la lassitude, dissipe l'illusion, mine nos passions et change nos cœurs comme elle change nos cheveux et nos années. Cependant il est une exception à cette infirmité des choses humaines; il arrive quelquefois que dans une âme forte un amour dure assez pour se transformer en amitié passionnée, pour prendre les qualités de la vertu; alors, il perd sa défaillance de nature et vit de ses principes immortels."

Merci pour cet optimisme indéfectible qui nous aide à endurer le cours du temps !

A bientôt !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse