samedi 30 juillet 2016

Contes du vieux château : En balade avec Socrate !



Socrate ! Ciel ! ce nom éclate en fanfare du fond de nos souvenirs de Lycée ou d'Université ! Dissertations, ennui mortel, ou, au contraire, révélation de la pensée, éclair de liberté, lumière de l'amour et enthousiasme de l'inspiration.
Langage limpide, vivacité infinie d'un esprit au franc-parler énergique et clairvoyant.
Socrate si proche: sa certitude de l'immortalité des âmes quand l'effleure l'aile de la mort nous rassure et nous guide encore, toujours. Savoir vivre, c'est savoir regarder la mort en face avec confiance: "la mort est un commencement". Socrate l'immortel raconté par ses disciples, Platon et Xénophon ne cesse de nous ramener à lui: il suffit d'un hasard ou d'un doute...
Socrate, homme seul, portant l'étendard de la pure philosophie, penseur dénué d'arrogance, naturellement humain, solitaire mais profondément aimé.
Or, ce cher Socrate, inventeur d'une nouvelle discipline, "l'accouchement de la vérité", ce sage, ce cerveau agile, n'en était pas moins un homme simple et bon; proche des petites et précieuses joies de la vie.
Un "reportage" pris à chaud par Platon, sous les ardeurs de la canicule, nous a laissé le ton d'une bavarde promenade, vers 400 avant Jésus-Christ,dans les jardins d'Athènes.
Deux vieux amis, l'un nettement plus jeune, Phèdre, un bel éphèbe au regard sombre et à la mine orageuse, l'autre d'âge respectable, Socrate, austère, impavide, invariablement pieds-nus sur les cailloux brûlants du sentier escarpé, parlent pour ne rien dire et ne s'écoutent même pas ! Il fait trop chaud pour philosopher ! Le splendide "kouros", cherche un coin propice au repos et n'en finit pas d'agacer son maître. La voix grave et autoritaire de Socrate croise celle bien timbrée, sympathique, persuasive de l'élève. Un brin d'insolence pimente l'habituelle conversation !
La dialectique n'apaise pas l'incoercible désir de rêver sous des ramures épaisses. C'est une scène de théâtre qui se joue !
Mais pas seulement; cette tranquille promenade illustre un sincère retour à la nature. Socrate serait-il l'ancêtre inconnu du genevois Rousseau ?
Un nuage de fraîche poésie dérive lentement sur les deux aimables vagabonds...
Comme Athènes était belle dans la lumière immobile d'une fin de journée de début d'été torride !
Encerclée de vergers bienfaisants, de prairies, de bosquets d'oliviers sacrés, la plus fameuse ville du monde ancien, éclatait de jeunesse: l'Académie de Platon était le ferment des étudiants curieux et passionnés. Autour de cette école extraordinaire, écrivains et penseurs, architectes et artistes enlevaient l'éblouissante réputation d'Athènes, flambeau de civilisation, bien au delà des mers.
Socrate au masque simiesque et Phèdre à la beauté  classique des marbres du Parthénon, se sont bien éloignés du domaine de Platon. D'un pas nonchalant, les voici escaladant les pentes couvertes de plantes robustes et de fleurs sauvages, en direction d'un charmant ruisseau, l'Illyssos, affluent capricieux du Céphise, la rivière bordant Athènes.
En face, s'étend le mont Hymette, que l'on imagine bruissant du bourdonnement enthousiaste et fiévreux de ses abeilles tourbillonnantes. Sur l'horizon palpitant de brume bleue, les carrières de marbre immaculé du mont Pentélique étalent leur blanc vertige.
Les sauvages roches du mont Parnès barrent les lointains comme une citadelle habitée par les dieux.
Socrate a réussi à monter vaillamment sur le sentier contournant l'Acropole; soudain, le digne sage perd patience !Aucune " ironie ", cette fausse naïveté qu'il a l'art de manier comme un fouet; pas de questions oiseuses destinées à provoquer l'autre afin d'extirper le meilleur ou l'obscur de chaque esprit rencontré par le pur hasard.
Cette fois, la parole est légèrement angoissée: où donc Phèdre veut-il aller par Zeus ? Ils vont mourir de soif ! il faut que ce jeune fou écoute son maître au lieu de courir au hasard.
"Mais viens, montre-moi le chemin !"
Phèdre se contente de sourire à ce pauvre Socrate au teint rouge cramoisi. Se croirait-il perdu, lui qui connaît tout de la vérité ? Socrate lit dans les pensées de l'éphèbe dont la canicule n'altère pas la prestance, et, affectant de gouverner, n'est-il pas le plus âgé, le voilà qui précise:
"Tournons de ce côté, en suivant l'Illyssos; puis, nous nous assoirons à l'ombre, où il nous plaira "
L'ombre est rare en cette heure encore suffocante. Pourtant, assez loin, au dessous du belvédère champêtre abritant les deux amis, une immense avenue bouillonne à la fois de lumière, de chaleur, et de toute une houle de poussière agitée par la foule montant et descendant vers le Pirée.
Au contraire, sur le miroir immobile de la mer, d'une nuance de ciel et de pourpre surnaturelle, les navires, et leurs équipages de rameurs paresseux, semblent touchés d'une irrésistible envie de dormir à l'abri des voiles inutiles.
Socrate meurt d'envie de les imiter, mais peut-il l'avouer à cet encombrant et exubérant jeune disciple dont, aujourd'hui l'adulation le lasse un peu... Le voilà même, l'insolent qui se moque en riant de toutes ses dents blanches dans son visage hâlé:
"Cela se trouve bien, je crois, que je sois justement pieds-nus; toi, tu l'es toujours."
Et puis quoi encore, se demande Socrate, de plus en plus agacé ! Oui, c'est la quotidienne source de plaisanterie des Athéniens, cette façon rustique, grotesque, repoussante pour les délicats, qu'a le grand , l'illustre maître de déambuler en exhibant ses pieds noircis ou écorchés. Ses pittoresques haillons déclenchent eux aussi une intempestive hilarité ! Le sage sème la panique avec son grossier bâton qu'il s'évertue à faire rouler devant les malheureux obligés de répondre, toutes courses ou affaires cessantes, à ses impérieuses questions existentielles. Quel ennui de se révéler à soi-même au moment où on est le plus pressé  par des considérations pratiques ! Et quelle odeur se dégage de ce Philosophe qui ferait mieux d'aimer l'eau claire autant que la beauté de l'amour et le problème de la destinée des âmes !
Le charmant Phèdre est décidément magicien; cette eau claire lui trotte également dans la tête: il est temps de s'y baigner, Socrate joindra ainsi le devoir au plaisir:
"Il nous est plus facile de marcher le long de l'eau en nous trempant les pieds, et ce n'est pas désagréable, surtout à cette époque de l'année et à cette heure du jour."
Socrate saisit parfaitement l'intention cachée du gentil disciple. L'eau fraîche du ruisseau montagnard lavera le corps et l'esprit avant que ne s'engager une saine et pétillante conversation !
Mais, il tient à rester le maître et, d'un ton péremptoire ordonne:
"Avance donc et vois en même temps où nous pourrons nous asseoir."
Phèdre, pataugeant avec volupté dans le courant, observe la rive aux pelouses traversées d'une brise parfumée d'asphodèles. L'inspiration fond sur lui:
"Vois-tu ce platane au tronc majestueux ?" dit-il plein de respect envers cet arbre à la ramure démesurée; un monument naturel s'accordant avec ce Socrate pareil à un olivier vénérable, sculpté par les cicatrices de sa vie orageuse... Sa recherche de la vérité ne lui a-t-elle prodigué les pires soucis, les violents outrages des arrogants blessés dans leur petite vanité d'hommes doués de haute position ?
Socrate, en cet instant, donnerait tous les trésors de la pensée afin d'échapper au feu du soleil impitoyable !
"Bien sûr!" répond-t-il à ce disciple qui le prend pour un aveugle ou un vieillard sénile.
Et, le disciple, content de lui, heureux d'exister,  jouissant du moment volé à l'amer destin, vante sa trouvaille:
"Il y a là de l'ombre, une brise légère, et de l'herbe pour nous asseoir, ou, si nous le souhaitons, pour nous étendre."
Le soulagement du philosophe est palpable:
"Avance donc !"
Hélas, cet étourdi de Phèdre, rêve au beau milieu du ruisseau, et oublie de céder la place au vieux maître étouffant de chaleur. Adieu la philosophie ! le disciple fait de la poésie ! Un ardent sentiment pour quelque nymphe capricieuse aurait-il envahi son coeur ?
"Dis-moi, Socrate, ce n'est pas de cet endroit de l'Illissos qu'on dit que Borée (le vent du Nord à la séduisante apparence d'un dieu au regard clair) a enlevé Orithye (une adorable princesse des premiers temps d'Athènes) ?"
Socrate soupire en étouffant une plainte; il fait vraiment trop chaud, ce bavard n'en finira-t-il de jacasser ? Autant ne pas contrarier ses ingénues élucubrations:
 "On le dit en effet." grogne-t-il.
Phèdre se moque bien des humeurs de son vieux maître ! Sa fertile imagination lui présente la plus exquise des visions. Si un dieu a jugé l'endroit à son goût afin d'y faire une cour pressante à la princesse de l'Athènes légendaire, on peut trouver mieux encore:
"C'est donc d'ici même ? c'est sûr, l'eau y est agréable, pure, transparente et propice à des jeux de jeunes filles sur ses berges."
Ah ! si ces ravissantes filles d'Athènes pouvaient se matérialiser et offrir un spectacle gracieux à la discussion savante et réfléchie des deux philosophes aux champs !
Hélas ! la suite ne dit pas si Athéna, bonne fille, ou Zeus, incorrigible séducteur de mortelles attrayantes, ont eu la gentillesse de combler ce souhait légitime formulé de façon subtile par ce disciple si attendrissant... Très vite, Socrate dérive sur la destinée des âmes: fini la douceur de vivre, la philosophie est la pire des maîtresses !
L'ombre propice du platane prestigieux attise la verve du sage: inspiré par les hautes branches, le philosophe se lance à l'assaut des idées les plus élevées.
Voici la leçon expliquée à cet aimable Phèdre en cette fin d'un beau jour:
l'âme est un attelage ailé que mène un cocher, l'Intelligence; les deux coursiers sont la Volonté et la Concupiscence. Attention ! Le pauvre cocher n'est pas infaillible ! Il a du mal à diriger l'impétueux coursier Concupiscence ! Ce rebelle à toute autorité rue, se révolte, et précipite l'âme vers la réalité terrestre. C'est la catastrophe... L'âme quitte d'un coup le circuit divin qu'elle accomplissait dans le ciel. La voilà obligée de s'incarner dans un corps mais pas n'importe lequel.
L'âme subira un sort bien différent selon sa faculté dans son existence antérieure, à avoir su percevoir la vérité et la beauté, l'Idée du Bien.
S'établit ainsi une hiérarchie des âmes ayant déniché un corps terrestre:
le philosophe a droit à la première place ! (on imagine l'aimable Phèdre esquissant un sourire amusé)
ensuite, vient un roi doué du sens de la justice (et certainement "éclairé" par le philosophe!), un homme politique (sommes-nous toujours d'accord avec ce rang élevé ?), puis l'athlète, passionné et vaillant, le devin en principe instruit des secrets de l'avenir, le poète (en assez mauvaise position ! Socrate se méfiait-il de ces artistes du beau langage évoluant dans un univers trop éthéré pour révérer sa saine manie de la discussion concrète ?), l'artisan (qui nous semble portant indispensable ), le sophiste malséant qui joue au lieu de s'adonner aux difficiles réflexions, et enfin, tout au bas de l'échelle, le méprisable tyran opprimant son peuple sous un joug injuste et un pouvoir immodéré.
Quoi qu'il en soit, conclut Socrate en observant le vol rapide des oiseaux entre les épaisses ramures de l'immense platane, l'âme s'envole aussi en quête de ses souvenirs antérieurs...
 Et, de corps en corps , elle retourne, apaisée, au séjour divin.
Phèdre, à moitié endormi approuve. Bonheur: voici un aréopage de jeunes amies s'éclaboussant dans le ruisseau ! la philosophie porte chance !
Et l'amour a des ailes...

A bientôt,

peut-être pour un "banquet " où l'on ne parle que d'amour...
L'amour, en dépit des fiascos momentanés, triomphe toujours !
Si Platon et Socrate l'affirment, comment ne pas y croire ?

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
Tête de Kouros Grec: un beau jeune homme pareil à l'aimable disciple Phèdre de Socrate



samedi 23 juillet 2016

Les tentations d'Ulysse: Circé et les Sirènes de Capri...

Les Sirènes sont des créatures trop belles pour être vraies.
Et trop mauvaises pour mériter une immortelle renommée !
Hélas, on s'obstine à les parer de grâces imméritées.
Pourtant, ces beautés fatales ne sont que démons tourbillonnants sur les vagues en quête de leurs victimes promises à une mort horrible.
Trente siècles ont passé; les malfaisantes Sirènes gardent visages d'anges et chant doucereux. Chaque marin cherche et redoute à la fois, sur les vagues mutines ou néfastes de la méditerranée couleur de vin, le sourire perfide et le regard glauque de Parthénopée la Vierge, Leucosia la toute Blanche et Ligia la Claire Voix.
Un seul homme s'est vanté d' avoir défié et, bien sûr, vaincu, par une de ses mille ruses, ces oiseaux à tête d'Aphrodite, ou peu s'en faut.
 Un seul mortel a su résister aux appas gracieux de ces monstres et à leurs appels aussi mélodieux que les déclarations passionnés d'un rossignol chaviré d'amour: le héros errant d'île en île, l'infortuné et ingénieux roi Ulysse d'Ithaque.
L'homme aux mille ruses ne craignait plus grand chose sur terre ou sur mer quand sa trirème doubla le cap de l'île rocheuse d'où ces dévoreuses d'hommes guettent leurs proies.
Rescapé du siège de Troie, voilà d'interminables années qu'il échappait aux pires traquenards tendus par les hommes, les monstres et les dieux.
Le guerrier, échoué sur la plage de la magicienne Circé, après avoir aveuglé le cyclope mangeur d'hommes, Polyphème (qui avait enfermé dans sa caverne l'équipage au complet de ses compagnons) se sentait prêt à affronter l'inimaginable.
D'ailleurs, les pires des surprises ne frappaient-elles, avec une éprouvante cruauté, la petite troupe des marins égarés ?
Circé, l'impitoyable déesse, s'était amusée à métamorphoser les malheureux en porcs ! Tout sauf un, le plus avisé, leur chef Ulysse, qui s'était justement méfié de la généreuse hospitalité prodiguée par cette enjôleuse aux yeux d'un bleu  si sombre qu'il en annonçait la traîtrise !
Favori d'Athéna, aimé de Zeus et du rapide Hermès, tous deux admiratifs de son fertile pouvoir d'invention, le roi d'Ithaque avait été prévenu au bord de la catastrophe. Empruntant son apparence à un adolescent courtois, le dieu malicieux des voyageurs émérites arrêta net le vaillant Ulysse armé d'une épée inutile contre les maléfices inhumains qui le guettaient.
C'était finalement assez simple: pour éviter la piteuse transformation en cochon gardant, raffinement de supplice, sa mémoire d'homme, il fallait prendre une herbe salutaire: l'herbe de vie. Ensuite, au moment de consommer l'union dans le lit de Circé, il était urgent de se garder de ses pièges en recourant à une manigance suprême. Un secret divin en quelque sorte, un serment inconnu aux mortels.
Ce qui fut fait ! Ulysse remporta toutes ses victoires, séduisit par son charme de guerrier et son esprit aiguisé une déesse qui s'ennuyait ferme dans sa demeure invisible, et réussit à la persuader de redonner forme humaine à ses tristes compagnons. Une vie dorée s'éternisa une bonne année dans la douceur d'un séjour où vins et nourriture choisie récompensaient l'équipage de ses peines. Mais, l'espoir d'assister vivants au jour du retour ne s'effaçait guère.
 Au contraire !
Lassés des soins amoureux déployés par la déesse à l'égard de leur chef, assez peu pressé de revoir sa tendre épouse, l'invariablement fidèle Pénélope, les marins firent mine de se mutiner. Ulysse se laissa convaincre, et il supplia Circé de le libérer de son joug d'amant infatigable. La déesse lui proposa une étrange porte de sortie maritime: rien moins qu' une escapade en Enfer !
Le royaume des morts comptait à cette époque (sans doute s'y trouve-t-il encore à moins d'une réincarnation prometteuse) un représentant illustre de la confrérie des voyants: le devin Tirésias qui, aveugle, avait une vue exacerbée de l'avenir...
Paradoxe antique échappant à la perplexité moderne. Même réduit à l'état d'ombre glissante, Tirésias détenait le chemin d'Ithaque: consulter son âme était la condition du retour.
Répondant à l'interrogation angoissée d'Ulysse:
"Mais qui nous guidera, Circé, en ce voyage ? "Jamais un noir vaisseau put-il gagner la demeure d'Hadès ?"
Circé, d'une voix mélancolique, révéla  quelle route mène aux Enfers, et quel savoir-vivre y est en usage:
"A quoi bon ce souci d'un pilote à ton bord ? Pars ! et, dressant le mât, déploie les blanches voiles ! Le vent du nord fera le reste Ton vaisseau va d'abord traverser l'Océan. Quand vous aurez atteint le bois de Perséphone, ses saules aux fruits morts et ses hauts peupliers, échouez le vaisseau; mais toi,
prends ton chemin vers la maison d'Hadès !
 A travers le marais, avance... Sacrifie au peuple des morts un agneau et une brebis noirs. Les âmes des trépassés endormis dans la mort vont accourir en foule. Reste assis, tire ton glaive à pointe pour interdire aux morts, à ces têtes sans force, les approches du sang, tant que Tirésias n'aura pas répondu. Tu verras aussitôt arriver ce devin; c'est lui qui te diras, ô meneur des guerriers, la route et les distances, et comment revenir sur la mer aux poissons."
L'âme tracassée, le cœur déchiré, Ulysse suit point par point l'itinéraire obscur qui le mettra en face d'une première ombre; une apparition évanescente qui lui arrachera des larmes bien réelles: sa mère ou, du moins, le fragile reflet de celle qui lui donna la vie. Se souvenant des précieuses admonestations de Circé, le héros écarte de son épée tremblante sa propre mère du sang qu'elle désirait boire. Ce sacrifice porte ses fruits: voici le devin Tirésias.
 Ulysse le regarde se désaltérer   tout en  luttant, tant bien que mal, contre sa peur indicible; "une terreur verte" l'ébranle corps et âme. Soudain, l'autre parle et ses mots ne vibrent pas d'un optimisme réconfortant.
Oui, il est possible  "le retour à la douceur de miel", mais à quel nouveau prix ! Encore des périples ardus, encore des souffrances, et des monstres intolérables de cruauté... Sans oublier le massacre des orgueilleux prétendants emplissant le palais du roi d'Ithaque ! Et cela ne suffira pas ! Tirésias, comme pour accabler davantage le pauvre Ulysse que l'on devine blême et vacillant devant ce mort-vivant à la bouche teintée de sang, finit ainsi son oracle:
"Après les avoir tués, tu devras repartir, ta rame sur l'épaule, jusqu'à ce que tu trouves des gens qui ne connaissent pas la mer, et que quelqu'un te demandes ce que c'est que cette pelle à grains !"
Ulysse condamné à d'éternelles errances ?
Que non pas, Tirésias lui promet, c'est inespéré, une vieillesse heureuse dans son île hérissée de montagnes bruissantes du murmure des sources et de l'appel des oiseaux dans les ramures ondoyantes des pins. Nous en soupirons de joie !
Fuir le funeste séjour s'impose, d'autant plus que la mère d'Ulysse s'évapore entre les bras de son fils cherchant à l'embrasser.Vision désastreuse qui nous prend à la gorge trente siècles après... Sauf si notre cœur est de fer. Le légendaire Achille lui-même réplique aux habiles flatteries de son ancien frère d'armes le traitant de "prince chez les morts ":
"Ne me console pas avec de belles paroles, brillant Ulysse: j'aimerai mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier que régner sur tout ce peuple éteint !"
La leçon touche Ulysse à l'instar d'un poignard crevant son cœur. Il est urgent de rentrer au pays des mortels, riche de cette connaissance de l'au-delà dont le roi d'Ithaque se demande si elle n'empoisonnera pas sa vie... En savoir trop, n'est-ce pas un fardeau dépassant les forces morales d'un mortel ordinaire ?
Ulysse, sombre et amer, rejoint son équipage et ramène tout le monde à bon port, chez la capricieuse Circé.
La déesse a rentré ses griffes et remisé ses tours de magie. Le départ de cet amant robuste lui cause manifestement plus de chagrin qu'il n'est bienséant d'en éprouver pour une divinité même secondaire.
Elle décide de l'aider de toutes ses forces.
Le second voyage comporte un danger si insensé, si odieux, si absolu, que seul, peut-être, de l'immense foule des hommes, l'ingénieux Ulysse aux mille ruses, sera capable de vaincre: la rencontre avec les Sirènes. La sorcière experte qu'est la redoutable Circé baisse pavillon devant ces effrayantes créatures; nulle pitié n'est à attendre de ces démons affublés de formes attrayantes qui vous séduisent pour mieux vous dévorer:
"Bien fou qui relâche pour entendre leurs chants ! Jamais en son logis, sa femme et ses enfants ne fêtent son retour: car de leurs fraîches voix, les Sirènes le charment, et le pré, leur séjour, est bordé d'un rivage tout blanchi d'ossements et de débris humains, dont les chairs se corrompent."
Ulysse, couché au côté de la splendide déesse, se redresse, il sent un frisson glacé courir le long de son dos, sa main saisit son épée, sa meilleure amie; l'ombrageuse Circé sourit de cette hâte inutile. On combat les Sirènes avec sa tête !
 La méthode exige surtout du bon sens et un sang-froid inaltérable. L'heure n'est plus aux ébats savants, la volupté attendra, Ulysse écoute son amante, la divine magicienne:
"Passe sans t'arrêter ! mais pétris de la cire à la douceur de miel et, de tes compagnons, bouche des deux oreilles: que pas un d'eux n'entende; toi seul, dans la trirème, écoute, si tu veux ! mais pieds et poings liés, debout sur le pont, fais-toi lier au mât pour goûter le plaisir d'entendre le chant, et si tu leur commandais de desserrer les nœuds, que tes compagnons donnent aussitôt un tour de plus !"
L'heure des adieux tombe comme un arrêt fatal...
Ulysse sent son cœur invincible s'alourdir de mélancolie; cette étrange Circé, fougueuse à l'instar d'un orage d'été, l'aurait-elle plus marqué qu'il ne le pensait ?
 L'image de la sage Pénélope s'efface, peut-être, chaque jour davantage de sa mémoire. De toute façon, les compagnons désirent le retour coûte que coûte. Leur roi se force à faire bonne figure et même à leur apprendre la marche qu'il faudra suivre dés que le rocher des sirènes dressera son arrête sinistre sur l'horizon.
Tout le monde se prépare ! Ulysse tranche une galette de cire de la pointe de son couteau, en amollis les morceaux et s'évertue à rendre ses marins complètement sourds.
Le voici maintenant ligoté au mât, il était temps !
Les Sirènes emplissent le ciel de leurs froissements d'ailes et soudain, le chant de la tentation envoie ses notes langoureuses sur les vagues violettes et l'écume neigeuse:
"Honneur des Grecs, Ulysse, illustre chef, arrive,
Arrête ton navire, et que nos voix te touchent.
Jamais un noir navire n'a doublé notre rive,
Sans le miel de ce chant qui coule de nos bouches.
On part le coeur plus lourd de savoir et de joie.
Nous savons quels destins ont saoulé de misères
Les hommes de la Grèce et de la large Troie,
et tout ce dont fleurit la terre nourricière..."

Ulysse succombe immédiatement ! Ces voix radieuses, flattant son amour-propre bien humain, ces mélodies surnaturelles murmurant les secrets de la vie et de la mort, ces chants scandant les promesses de la destinée l'attirent ainsi que le fer l'aimant.
Le désir d'en savoir plus, la tentation de rejoindre ces créatures parfaites et parfaitement aimables l'emporte sur toute prudence. Sa vanité, si délicatement caressée, enlève  au guerrier son légendaire bon sens.
Les Sirènes ont-elles remporté une facile victoire ? Ulysse, exaspéré, ivre de désir, fronce les sourcils, tire sur ses liens, hurle qu'on le délivre ! Rien à faire !
Les compagnons n'entendent pas, se refusent à interpréter les grimaces éloquentes du capitaine entravé, et, imperturbables, continuent à ramer.
Le danger s'évanouit, la brume estompe les contours déchiquetés de l'île de la tentation, les braves compagnons finissent par se rassurer et délivrent leur roi assez honteux de s'être donné en spectacle...
Ulysse affrontera des périls prodigieux mais son chemin ne croisera jamais plus les amères complaintes des Sirènes.
En a-t-il trop ou pas assez entendu d'ailleurs ? Le sort de chaque mortel ayant reçu les révélations musicales de ces monstres ravissants était de périr dans d'atroces souffrances. Si Ulysse a eu juste le temps d'en apprendre beaucoup sur l'origine de l'homme et la naissance du monde, sans doute, lui le plus avisé des mortels, a-t-il jugé judicieux de se taire...
Des siècles et des siècles couleront, et un poète grec au cœur partagé et à la mémoire ancestrale, en exil douloureux loin de sa Grèce rêvée, Constantin Cavafy (1863-1933), cisèlera en son "Ihaque", les merveilles de cette Odyssée inaltérable.
Selon lui, un périple spirituel, indispensable à l'accomplissement  des humains épris d'un idéal de courage, de patience et d'abnégation...
"Quand tu prendras le chemin d'Ithaque, souhaite que la route soit longue,
pleine d'aventures, pleine d'enseignements.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
ne les crains pas, ni la colère de Poséidon,
jamais tu ne trouveras rien de tel sur ton chemin,
si ta pensée reste élevée, si une émotion rare, étreint ton esprit et ton corps
Les Lestrygons et les Cyclopes,
tu ne les rencontreras pas, ni l'irascible Poséidon,
si tu ne les transportes pas dans ton âme,
si ton âme ne les fait pas surgir devant toi.

Garde toujours Ihaque présente à ton esprit.
Y parvenir est ta destination finale.
Mais ne te hâte surtout pas dans ton voyage.
Mieux vaut le prolonger pendant des années;
et n'aborder l'île que dans ta vieillesse,
riche de ce que tu auras gagné en chemin,
sans attendre d'Ithaque aucun autre bienfait.

Ithaque t'a offert ce beau voyage.
Sans elle tu n'aurais pas pris la route.
Elle n'a rien de plus à t'apporter.

Et, même si elle est pauvre, Ithaque ne t'a pas trompé.
sage comme tu l'es, avec une expérience pareille,
 tu as sûrement déjà compris ce que les Ithaques signifient."

Je vous souhaite de trouver votre Ithaque au delà des tempêtes de la vie,

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

 
Ulysse face aux Sirènes, déesses à tête de femmes et corps d'oiseaux



samedi 16 juillet 2016

Contes du vieux château : Lysistrata ou la ravissante rebelle d'Athènes !

Les femmes aiment la paix, l'amour  et la vie.
Aux temps antiques, la déesse favorite des Athéniennes avait nom Irène, adorable créature gracieuse et souriante, laborieuse et tenace malgré l'extrême difficulté de son métier divin: ramener le calme au sein des tempêtes !
Zeus avait chargé les frêles épaules de cette tendre divinité d'un fardeau aussi harassant que périlleux. Voire parfaitement vain. Car, si, depuis la préhistoire, les femmes prient dans toutes les langues de la terre pour la Paix, les hommes se livrent d'incessants combats.
En l'an 411 avant notre ère, le conflit opposant Athènes symbole des arts, des Lettres, de la clair-voyance universelle, et Sparte, hautaine, austère, gouvernée par un ordre militaire se plaisant à défier le sens-même du mot civilisation, reprenait avec une cruelle vigueur. C'en était trop pour les mères, épouses, fiancées !
Les hommes persévéraient dans leur folie, eh bien, ils allaient voir un peu ce dont les femmes recluses dans les salles bourdonnantes des gynécées étaient capables !
 Un aimable inventeur de farces et comédies, fantaisies crépitantes d'esprit enragé et d'humour poussant l'irrévérence dans ses ultimes limites, Aristophane le "démon" d'Athènes, écouta avec délices les doléances féminines; et sut rendre immortelle l'action d'une très impertinente dame: "Lysistrata"!
Que décide-t-elle cette héroïne en tunique transparente et diadème de corail ou d'or tressé en feuilles d'oliviers ? Une grève ! Et pas n'importe laquelle: celle du lit conjugal ou amoureux !
 Rien que ça au pays de l'épouse respectable et de la tendre amante soumise ! La comédie virerait-elle à la tragédie ?
Oui, les Athéniennes veulent la Paix, mais encore plus, l'amour.
Si les hommes, maris, amants ou galants partent en guerre, que deviendront les malheureuses privées d'amour concret ou d'élans lyriques et passionnés (ou les deux à la fois, l'homme antique n'était pas nécessairement un goujat) ?
La femme Athénienne quitte ainsi son rôle insipide de compagne de l'ombre. Elle vole la vedette au citoyen fier de ses droits politiques et met l'accent sur les priorités de l'existence: un Etat est bien tenu dans un climat de paix
 Or, l'Etat, n'est-ce pas aussi facile à gouverner qu'une grande maison que l'on s'acharne à garder impeccable ? Les magnifiques maîtresses de maison que sont les Athéniennes n'ont peur de rien et surtout pas de la sacro-sainte Politique. Cette mystérieuse science dont les Athéniens se réservent la gloire et l'éclat...
Lysistrata entre dans l'action ! C'est un suave matin de printemps; le soleil inonde Athènes, au loin les voiles filent sur l'étendue violette d'une mer langoureuse, la brise apporte ses senteurs des jardins encore humides de la précieuse rosée de mai, de charmantes Athéniennes agitent tuniques safranées et linge neigeux dans l'eau bruissante des lavoirs. Sous ce tableau idyllique, la révolution est en marche ! Hommes Athéniens, prenez garde à vous !
Devant sa blanche maison au seuil lavé de frais, au porche encadré de citronniers et enguirlandé de jasmin voluptueux, la belle et plantureuse Lysistrata , les mains posées sur ses hanches rebondies, piaffe d'impatience.
Où sont les femmes ? Que font ces écervelées quand le destin des hommes grecs dépend du stratagème inventé par la plus rusée de toutes les mères, épouses, amantes et amoureuses de Grèce: Lysistrata. Tout de même, en voici une ! C'est la gentille voisine Cléonice qui essaie de rassurer son amie enlaidie par un flot de sentiments désordonnés: ces femmes, elles ont toujours un gamin à nourrir, ou une corvée à accomplir, mais, elles viendront en foule.
D'ailleurs, pourquoi ce rendez-vous ? Parce que, réplique la belle Lysistrata, il est temps de trouver un moyen pour que ne voit plus "de gens porter la lance les uns contre les autres ".
Cléonice ne comprend rien. Grâce à Zeus et Athéna, les premières invitées à cette mystérieuse réunion exclusivement féminine montrent enfin le bout de leurs tuniques. Voici la ravissante et pulpeuse Myrrhine, la beauté d'Athènes et la solide Lacédémonienne  Lampito. Vite, les remarques aimablement moqueuses fusent. Aristophane s'amuse en jouant sur les mots; ainsi aux compliments de Lysistrata sur le corps vigoureux de la Spartiate "Tu étranglerais un taureau ", l'autre, flattée, d'expliquer ingénument: "Ma foi, oui ! je m'exerce au gymnase et me donne du talon au derrière en sautant ". On entend d'ici les gloussements des Athéniennes adeptes de soins de beauté
particulièrement élaborés... Encore quelques sottises et allusions assez osées et on aborde le vif du sujet: la guerre. Lysistrata exacerbe les lamentations de ses compagnes: où sont les hommes ?
Que donneraient ces pauvres femmes afin de récupérer maris ou galants évaporés dans les combats ?
Aussitôt, les promesses les plus folles se font entendre ! la spartiate escaladerait ses montagnes
élevées, Myrrhine se couperait en deux !
 Lysistrata, ravie  de ces bonnes volontés, propose son plan. C'est tout simple, il faut cesser de faire l'amour et les hommes frustrés cesseront de faire la guerre.
Cette idée limpide secoue d'horreur l'auditoire. Quoi ! L'abstinence totale ? Oh, non, c'est trop affreux , c'est trop dur, c'est impossible ! Lysistrata bondit d'indignation devant cette lâche réaction; heureusement, une alliée imprévue lui vient en aide. La si peu féminine Lampito, rude et musclée comme un garçon, montre que son cœur est bien celui d'une femme sensible:
"Il est bien pénible pour des femmes de dormir sans homme, dit-elle avec cette charmante franchise de son peuple, mais oui, car nous de la paix aussi avons grand besoin".
L'éloquence de l'impertinente Lysistrata touche ses amies, du moins en apparence... Dans le doute, la lucide meneuse ordonne que l'on se lie par un serment... et quel serment ! le rouge devait inonder le front des lycéens d'autrefois quand ils tentaient de traduire les mots délicieusement précis de ce coquin d'Aristophane.
Les langues mortes s'animent souvent; il suffit de les éveiller et... d'écouter !
Sur le sage conseil de l'avisée Cléonice, les femmes s'apprêtent à jurer au dessus d'une coupe remplie de vin symbolisant un sacrifice. Maintenant, toutes étendent la main et, au nom de chacune, Cléonice, la voix tremblante, répète les paroles évocatrices de la belle Lysistrata:
"Aucun homme ici-bas, ou mari ou amant...
N'aura le droit d'avancer vers moi en pleine action..."
A ce passage, on se regarde avec stupeur !
Cléonice marque une hésitation: pruderie ou désaccord ? Lysistrata hausse le ton:
"Répète !"
Et la malheureuse Cléonice de s'exécuter:
"N'aura le droit vers moi d'avancer..." murmure-t-elle, puis, au comble du supplice, elle laisse échapper un lamentable: "Ah ! les genoux, hélas, se dérobent sous moi..."
Tant pis ! Lysistrata continue d'énumérer les conditions de son serment:
"Une femme sans homme au foyer je serai...
Vêtue de beaux atours et bellement parée...
Afin que mon époux soit grillé de désir...
On ne me verra pas de bon cœur obéir..."
La mort dans l'âme, toutes les adorables épouses, amantes ou amoureuses promettent par la bouche de Cléonice de faire mourir d'amour à petit feu les époux, amants ou amoureux.
Si cet ingénieux tourment suffisait, ce serait trop beau !
C'est le moment de réaliser un  brillant coup d'éclat:
sus à l'Acropole, maison de la déesse Athéna, maison de toutes les femmes, maison-mère de la citée. Une fois en sécurité entre ses remparts, il ferait beau voir que les hommes aient l'audace d'en déloger les femmes rebelles. Rien ne s'oppose à l'énergie de ces femmes de la méditerranée !
Une babillarde troupe de belles créatures grimpe sur la colline sacrée et se met en devoir de défendre bec et ongles la demeure d'Athéna. Les hommes envoient des soudards !
 Lysistrata clame son cri de guerre: "ô nos alliées, ô femmes, accourez de l'intérieur, marchandes au marché de graines, purée de légumes, débitantes d'ail, hôtelières, vendeuses de pain, tiraillez, frappez, assommez, invectivez, soyez sans pitié !"
L'épouvante gagne le rang des soldats et c'est le repli honteux ! Lysistrata déterminée jusqu'au fond de son âme vaillante annonce qu'elle prend les rênes de l'Etat au nom de toutes ses compagnes.
Scandale ! Indignation ! "Comment, demande l'ambassadeur des hommes, serez-vous capable d'apaiser tant de désordre dans notre pays et d'y mettre fin ?"
La réponse de la révoltée le laisse pantois. Lysistrata lui met sous le nez l'exemple le plus insolite que l'on puisse imaginer pour le meilleur des régimes politiques: la laine ! le fil ! Les fuseaux ! Le docte Commissaire-ambassadeur perd patience: "Quelle bêtise !"
Sans se fâcher Lysistrata lui donne une fine leçon basée sur son expérience d'intendante privée de sa grande maisonnée: "Nous dénouerons cette guerre, si on nous laisse faire, en démêlant l'écheveau au moyen d'ambassades envoyées de-ci de-là."
Bien mieux, la belle poursuit son judicieux raisonnement en prouvant l'intelligence et la finesse des femmes recluses et tenues à l'écart des affaires d'un pays qui leur cher. Ce plaidoyer envers la Paix se double d'un pamphlet pour la condition féminine. Aristophane nous devient infiniment sympathique !
Qu'explique la belle, l'éloquente, la sage et insolente Lysistrata ? Ceci:
"Il faudrait, comme on fait pour la laine brute lavée dans un bain, après avoir enlevé le suint de la cité
, sur un lit, à coups de triques, éliminer les méchants et trier les poils durs; ceux qui s'agglomèrent et font touffes pour arriver aux charges, ceux-là, les séparer à la cardeuse et arracher les têtes une à une; puis réunir dans une corbeille la bonne volonté commune et générale, en mêlant et les métèques
(l'étranger résident, ce terme n'avait rien de péjoratif) et à à l'étranger, ceux qui sont nos amis, et les débiteurs du trésor (les citoyens incapables de payer leurs dettes étaient privés de leurs droits civiques), les y mêler aussi."
Tout ce discours est magnifique, hélas, la fronde gronde du côté des femmes ! Amantes et amoureuses cherchent à s'échapper afin de rejoindre amants et amoureux... C'est une course qui s'engage afin de ramener les fugitives et de leur rappeler le fameux serment.
Lysistrata écume colère contre ces impudentes !
En voilà une qui prétend être obligée de redescendre chez elle car son accouchement s'annonce: or, hier, elle n'était pas enceinte !Tous les prétextes sont bons , surtout les plus mauvais... Lysisyrata est au bord de la crise de nerfs. mais, son caractère opiniâtre l'emporte sur sa fureur.
Une nouvelle idée lui vient en apercevant le beau Cinésias qui arrive en se tordant de douleur tant l'absence de son épouse, la ravissante et spirituelle Myrrhine, le tourmente à un certain endroit. Lysistrata permet absolument tout à l'épouse éplorée du guerrier "en proie aux transports d'Aphrodite". Toutes les douceurs, sauf une... Myrrhine a prêté serment ! Elle ne doit pas l'oublier.
Pauvre Cinésias  ! Il croit que sa tendre épouse sera vite dans ses bras et il ne récolte qu'un courant d'air... A chaque fois que le "repos" du guerrier semble acquis, Myrrhine s'évapore, soit pour une couverture, soit pour un oreiller, et après mille fausses excuses, elle l'abandonne, aussi irritante que son désir inassouvi.
L'effet comique de cette scène conjugale secoue encore de ses fous rires le spectateur ou le lecteur de 2016. Aristophane, béni de la divine Thalie, muse de la comédie, n'a perdu ni sa verve provocante ni l'agilité de son esprit trempé dans la fantaisie la plus libre. C'est le rire grec qui explose !
Maris, amants, galants finissent par demander grâce. le Coriphée exprime l'opinion de ces mâles si mal aimés: "il n'est point de bête plus indomptable qu'une femme, point de feu non plus; nulle panthère n'est à ce point effrontée. "Que faire ? que décider ? même les grands guerrier de Sparte sont ravagés par cette intolérable abstinence. La situation empire de minute en minute ! Une seule porte de sortie: la négociation ! vite, des ambassadeurs, vite car les hommes sont dans un bien triste état...
Lysistrata décide alors de se montrer. Cette fois, le Coriphée emploie un ton aimable. On s'en remet à la belle dont le charme a vaincu les Hellènes; et celle-ci, en une seconde, s'en remet à la déesse vénérée par le corps diplomatique universel: la déesse de La Conciliation.
Comment résister à pareille divinité quand elle s'offre sous la forme d'une adorable grecque sortant de l'onde, et "dans le simple appareil d'une beauté que l'on vient d'arracher au sommeil" ?Lacédémoniens et Athéniens prennent, fascinés,la main de cette éblouissante apparition, une main douce, gentille, pas une main dure et présomptueuse, une main de femme ! Le calme s'instaure, presque surnaturel, et Lysistrata en profite pour lancer le mot de la fin:
"je suis femme, il est vrai, mais j'ai du jugement". Elle ouvre la boîte aux nobles souvenirs: grecs et Laconiens ne se sont-ils aidés jadis à repousser l'envahisseur ? Allons, que tous se purifient afin d'être traités en hôtes au sein de l'Acropole et ensuite, eh bien, vive l'amour !
L'époux s'en ira avec l'épouse, l'amant avec l'amante, et la guerre éteindra son feu inutile et meurtrier.
Hymne à la Paix, à l'amour, à la vie si rapide que pas une seconde ne doit en être gaspillée, cette comédie gorgée d'humour audacieux est d'une actualité terrible...
Sous le bouclier du rire, la vérité se déploie comme un étendard claquant dans le vent.
Aristophane nous parle du fond des siècles, oserons-nous l'entendre ?
A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse




samedi 9 juillet 2016

Descente aux enfers !

Depuis trente siècles, deux mortels (un troisième, Sir Allan Quatermain hésita entre songe ou prémonition) se partagent le poignant privilège d'avoir navigué vivants sur le fleuve du royaume des morts: un roi grec, Ulysse d'Ithaque et le prince troyen, Enée .
Le fils de Zeus , Héraclès , demi-dieu chargé des douze travaux les plus pénibles de l'Antiquité, y dompta le chien Cerbère; monstre haineux pourvu de trois têtes , trois gueules grondantes et d'une échine couverte de têtes de serpents :  un féroce gardien empêchant les prisonniers ou visiteurs du dieu Hadès de filer loin de son charmant royaume !
 Grâce à leurs esprits fertiles en ruses de toutes sortes , les trois héros revirent avec un intense soulagement la lumière du jour .
Chacun relata à sa façon les tristes paysages entrevus par leurs yeux voilés de larmes ou embués d'émotion .Aucun  toutefois ne vit venir à sa rencontre la reine de ces cavernes obscures. Pourtant, depuis l'aube des mythes qui forgèrent la civilisation de la "vieille Europe", Perséphone, maîtresse du royaume des morts, guide nos saisons et gouverne nos humeurs.
Son destin éclatant en un royaume lugubre est le plus singulier paradoxe des croyances antiques.
Déjà, quel est le véritable nom de cette forme drapée de voiles évanescents qui tantôt soupire à la lumière, tantôt, étreint, dans les entrailles de la terre, son dieu de mari, le hiératique seigneur des ombres, Hadès, seigneur des champs éternels ?
La mère de cette beauté vaporeuse avait fait le choix du prénom le plus dépouillé, le moins précieux et le plus imprécis de tout le vocabulaire grec: Koré ou jeune fille.
Impossible à cerner, insignifiante et redoutable grâce à ce vague qui dérive vite en vague à l'âme, Koré agace et tourmente tout de suite son illustrissime père: Zeus, roi des dieux, lui qui avait caressé un suave espoir; juste un songe: que sa  plantureuse conquête la déesse Démeter (sa propre sœur libérée par son frère de l'estomac de leur père Chronos !), maîtresse des blés opulents, promeneuse émerveillée des champs et vergers féconds, inspiratrice des printemps aux cascadeuses senteurs, des étés, des automnes ployants sous les fruits murissants, lui donna une fille aussi gourmande qu'une nymphe joueuse. Comment ne pas s'envoler vers la volupté terrestre en regardant Déméter façonner la beauté du monde ?
Zeus, le dit avec sa grandeur émue dans ses Mémoires traduites d'une plume alerte par l'immortel Maurice Druon: "l'odeur des foins coupés toujours l'a jetée en extase... il suffisait qu'elle prît un fruit dans ses paumes pour qu'il donnât naissance à des fruits plus gros".
En ces temps glorieux, l'hiver n'existait pas. Fleurs, fruits, feuilles et herbes folles, verts pâturages bosquets retentissants des musicales oiselles énamourées, tout ce vertige s'épandait sous des cieux éternellement rayonnants. L'univers vibrait à l'heure d'été !
Zeus et Déméter, avant d'être de folâtres amants à l'ombre propice des siestes estivales furent compagnons d'armes, déterminés à rendre à la terre, outragée par les folies et guerres de Chronos,son goût de jardin bien taillé selon le nombre d'or d'Ouranos; tout enivré de soleil  et cultivé au profit de l'homme, cette créature endurante et courageuse  que le roi des dieux avait la faiblesse de protéger sans trop la favoriser. On ne saurait être trop prudent avec cette créature encline à l'arrogance et assez inconsciente pour  détruire les dons divins...
Zeus suivit  du nord au sud, de l'est à l'ouest, le pas bondissant de la pulpeuse déesse; des montagnes neigeuses du Liban aux rives du fleuve Seine où un temple s'éleva en hommage au maître de l'Olympe. Le souvenir en est resté dans une colline: le mont Jovis, et le cri de guerre unissant les chevaliers autour de leur roi français; ce "Montjoie" ranimant force et ardeur au sein des sanglants assauts !
Dans leur sillage aérien, après la vive ampleur de leurs gestes amoureux, s'allongèrent soudain semailles et moissons sur un nouveau relief; les dieux bienveillants s'efforcèrent d'apprendre les rudiments de l'agriculture aux mortels affamés et repoussants d'aspect, encore proches de l"âge de pierre !
Sauf en Grèce, et singulièrement en Crète où s'épanouissaient des brasiers d'Art et d'architecture. Bientôt d'ailleurs, dans une cité vouée au culte de la fille préférée de Zeus, allait croître une science spirituelle suggérant que l'on mette au monde la vérité; et une autre, liée au fonctionnement de la citée, proposant un mode de gouvernement démocratique destiné à faire un certain bruit...
Mais, en ces chatoyants matins de son domaine terrestre sauvé du chaos, Zeus ne savait vraiment plus qu'inventer pour le bonheur de cette maladive enfant qu'il avait eu de la seule déesse incarnant l'évidente joie d'être au monde !
Une adolescente en crise et quelle crise ! Languissante, inerte, dégoûtée au quotidien, mélancolique sans raison, irascible par malin plaisir, Koré ne faisait guère honneur à ses lumineux parents. Blanche et silencieuse, la jeune déesse obtint de se réfugier en Sicile en compagnie de sa nymphe favorite qui lui ressemblait comme une soeur: l'insipide Cyané. Pourquoi ce désir chez une princesse incapable de désirer ? Peut-être un subtil pressentiment ?  Sur l'Olympe, Koré n'attirait nul mortel et n'inspirait que répulsion à ses divins cousins. Mais, se doutait-elle qu'en Sicile, son oncle, Hadès l'infernal, se plaisait à errer à la surface des vignobles bien ordonnés entre l'Etna et la région agreste et secrète d'Enna ?
Passant ainsi qu'un sombre nuage au dessus d'une terrasse montagneuse, Hadès fut la victime d'un ébranlement  rare chez un dieu de glace: étendue à la manière d'une jeune défunte nimbée de voiles livides, sa nièce lui parut la créature parée des charmes cadavériques indispensables à une reine des séjours derniers... Coup de foudre ! Coup de sang ! Demande faite à Zeus, demande acceptée avec un intense soulagement par le père étourdi. L'ennuyeuse gamine casée et à un roi, exquise cerise sur le gâteau nuptial  ! Bonheur et adieu ! Zeus n'y pensa même plus... Hélas, ce "oui" énoncé de façon si légère provoqua autant de secousses, dégâts et séismes que le pire des combats célestes.
Hadès fit une première erreur. Au lieu d'apprivoiser la marmoréenne effarouchée, le galant surgi des ténèbres, se précipita à la hussarde sur la malheureuse qui ignorait tout de l'accord passé entre son père et ce goujat nocturne.
Ce crime sentimental est ainsi chanté dans un "hymne homérique " célèbre, un extrait d'une sorte de manuel mythologique à l'usage des barbares du futur que le grand Homère (ou de louables inconnus tentant d'imiter les formules hiératiques et la simplicité musicale du vieil aède aveugle !) écrivirent vers le VIIIe siècle avant notre ère:
"Pour commencer, je chante Déméter aux beaux cheveux, la déesse vénérée,
Et sa fille aux longues chevilles qui par le dieu des morts lui fut enlevée,
avec le consentement de Zeus dont la vaste voix est sourde et grondante,
Tandis que loin de sa mère à l'épée d'or, reine des moissons abondantes,
Elle jouait avec les jeunes filles de l'Océan dont les poitrines sont bien faites,
Elle cueillait des fleurs, des roses, des crocus et de belles violettes...
Mais s'entr'ouvrit la terre aux grands chemins,
A travers la plaine de Nysie, et il en jaillit avec ses chevaux immortels,
Le roi de tant d'hôtes, le fils aux mille noms "du Temps éternel".
Voilà Koré prisonnière des Enfers !
La nymphe Cyané, amie fidèle, lutta ridiculement contre ce démon qu'elle prît pour un fauve amateur de chair fraîche. L'insensée fut aussitôt métamorphosée en source de cristal noir aux alentours de Syracuse ! Une fontaine s'y languit encore, sa glauque profondeur incite à la neurasthénie... Une curiosité naturelle à déconseiller absolument !
Dans les bras du dieu des morts, quelles lamentations poussa la vivante  Koré ! On les entendit résonner à l'autre bout des gouffres infernaux ! Or, cette indignation terrifiée cessa en un instant: ce butor ombrageux d'Hadès témoigna sans hésiter une passion si flatteuse à l'ingrate adolescente qu'elle lui rendit son bizarre amour (l'amour à l'instar du beau n'est-il souvent bizarre ?). Le mariage se fit  sans perdre une seconde et selon un rite singulier: les époux croquèrent chacun une moitié de grenade, fruit qui symbolise depuis les noces éternelles Magie ou rituel ? Ou les deux ensemble: une grenade en dit long sur l'attachement nuptial.
Cette leçon de sciences-naturelles, la voici prodiguée par le poète de la mythologie grecque, Maurice Druon: "vous avez ouvert une grenade; vous avez vu comme le grain mâle y est mêlé à la rose pulpe femelle, et qu'on ne peut pour s'en nourrir, détacher l'une de l'autre."
Koré est mariée pour l'éternité ! Mais sa propre mère, Déméter, le sait-elle ? Dans sa hâte à consommer cette union, Hadès n'a même pas eu le réflexe courtois de convier la déesse si maternelle au festin de noces de son enfant ! Aurait-elle approuvé ce choix d'un époux voué aux défunts ? Le père de la jeune épousée craignant la fureur de son ancienne amante préfère garder une prudente réserve. Koré a disparu ?
 Ce n'est pas bien grave, à cet âge, les jeunes filles sont capricieuses, intenables; elle reviendra tôt ou tard ! Ce flot d'éloquence embarrassée ne trompe pas Déméter  qui comprend que le roi des dieux lui cache un terrible secret. Il faut retrouver Koré avant que le pire n'advienne, pense la mère éplorée.
En vain ! La déesse s'exténue à fouiller ciel, mer et terre, sa fille s'est dissoute dans l'atmosphère... Il ne reste qu'un domaine à explorer: le royaume des morts. Déméter n'y songe pas. Hélas ! la Lune et le Soleil, ces concierges célestes, oseront lui en désigner les portes... Plus d'espoir ! Hadès ne lâche jamais ses proies...
Epuisée, mourante de faim, hirsute et laide à hurler d'horreur, déguisée en humble mendiante, l'égarée fait halte sur une pierre qui portera ensuite en souvenir de sa douleur violente le nom de "Pierre sans Joie ", sur la plaine d'Eleusis, non loin d'Athènes. Comme elle pleure et se désole en criant "Koré !" de charmantes ingénues l'entourent et la secourent; ce sont des princesses des champs, les filles du roi Céléos et de la reine Métanira. Toute la famille royale prend en pitié cette pitoyable créature. Déméter, honteuse de son égoïsme, se calme et décide de récompenser ces mortels. N'est-elle pas la maîtresse des blés ?
Le fils du couple compatissant, Triptolème aura droit à un cadeau qui marquera l'humanité: le moulin ! Donc la farine, le pain, la vie !
Plus ésotérique et moins prosaïque: le roi Céléos étant roi d'Eleusis, Déméter en profitera pour lui inspirer les fameux mystères sacrés. Un breuvage fortifiant  préparé par la servante de l'attentionnée reine Métanira, une potion d'herbes sauvages rehaussée de miel, le "kykéon " ranima la mère douloureuse.
 Surprise, Déméter s'en souviendra: ce brouet clair, cuisiné à la façon d'Eleusis, aidera les initiés à approcher le divin...
En ces temps reculés où l'honnête simplicité avait rang de politesse élémentaire, les relations humaines et divines ne s'embarrassaient pas de préjugés malséants ou de jalousie vulgaire.
Ouvrir sa porte aux voyageurs était un acte altruiste qui entraînait des bienfaits innombrables si par hasard un dieu pénétrait, souriant et amusé, au sein de votre cabane couverte de feuillages où vous conserviez le feu né de la foudre divine ! (Le vol de Prométhée est une autre histoire ).
Zeus, lassé des supplications et sanglots de Déméter, lui confirma la cruelle vérité  et promit d'adoucir Hadès. Il était temps: la surface de la terre ressemblait à une plaine stérile; un hideux désert tourmentée de la rage des vents glacés, le monde courait à sa perte ainsi qu'un navire à la dérive. Zeus prit sur lui et entama une ferme négociation avec son gendre ravisseur d'adolescente en crise. Menacé , prié, harcelé, Hadès envoya sa jeune épouse embrasser cette mère excessive !
Rusé, le dieu savait que la déesse des moissons ne pourrait lui reprendre cette reine nimbée du bizarre nom choisi par son époux, comme si une couronne ensorcelée  arrêtait net toute familiarité.
La livide Korè n'est plus, vive la brillante et sulfureuse Perséphone !
(Ce mot évoque le fruit perséa, une variété de la grenade traditionnelle.)
Déméter, face à cette vision insolite, ralentit  enfin le fleuve emporté de ses gémissements. Sa fille est devenue une autre, il faut maintenant envisager un avenir contentant mère trop aimante et couple soudé par la grenade mangée par une vivante sous les voûtes de son palais des ombres. Les enfants grecs (certains peut-être aux yeux bleus-verts légués par leurs ancêtres d'Atlantide) récitèrent alors durant plusieurs siècles  cette conclusion tirée des Hymnes Homériques:
"Si tu as goûté quelque nourriture auprès du roi des morts, (dit Déméter à sa fille), tu devras retourner dans le sein de la terre et consacrer à ton époux le tiers de l'année. Les deux autres tu les passeras près de moi et des dieux immortels.Et, à l'époque où la terre enfante les fleurs odorantes et les verdures du printemps, tu reviendras de l'obscur souterrain pour l'émerveillement des hommes et des dieux."
C'est ainsi que les ruisseaux libérés d'avril, la lumière ondoyant sur les branches aux bourgeons prêts à éclater les pelouses et prairies aux nuances de vert changeant, profond et clair, les violettes au parfum subtil, les coquets boutons d'or, et le bonheur somptueux, ineffable et voluptueux de vivre à l'unisson d'une miraculeuse résurrection, tout cette récompense pour avoir su patienter le long de l'interminable hiver, est le don d'une déesse au "coeur innombrable ". Mais "les fruits passent la promesse des fleurs" l'été flamboie, s'en fuit, l'automne déjà sonne le moment du départ de la reine Perséphone; ses violons grincent, blessent, irritent l'âme afin de la préparer à l'enfermement sinistre en compagnie d'Hadès... Perséphone descend aux Enfers, Déméter se replie dans son chagrin, les mortels se croient abandonnés; ce n'est qu'une illusion!
L'hiver mental aussi bien que physique se dissipe à l'instant précis où on y croyait le moins.
D'ailleurs, un des plus fascinants passages du tentaculaire et prodigieux roman "Guerre et paix" retranscrit avec une pureté touchante ce rajeunissement de l'âme malade touchée par le printemps. Le prince André, veuf, en proie aux remords, jugeant son existence inutile, passe encore en hiver devant un chêne moribond. L'arbre, colosse déchu promis à l'anéantissement, lui semble le reflet de son destin. Nul espoir, aucun renouveau, à l'horizon...
Mais, de retour dans la forêt, après sa rencontre fugace avec la sensible Natacha, le prince, écœuré de lui-même, reçoit un choc terrible qui le ramène dans le monde des vivants: le vieux chêne couvert de pousses neuves, vertes comme aux premiers matins de la terre, se dresse soudain, gardien invincible rajeuni par un enchanteur, étendant ses branches pleines d'espoir et d'orgueil au dessus de ses compagnons.
Frappé par l'esprit de Déméter, le prince André sent avril couler en ses veines glacées: il secoue sa dépression d'hiver, et décide de donner le meilleur de lui-même aux autres. S'il plonge dans la fontaine de jouvence, c'est grâce à la certitude de son immortalité, il n'a plus le droit de gaspiller par égoïsme ce don divin. La vie lui lance une seconde chance, il faut ouvrir la main et l'attraper au vol ! Envoyons une pensée reconnaissante à la déesse des moissons...
C'est de sa bonté que nous vient le symbole de l'âme pareille à la graine reposant dans l'attente d'un destin neuf. Les mystères d'Eleusis, dansantes et chantantes célébrations s'ordonnant autour du temple élevé en hommage à la déesse bienveillante par le roi Céléos, glorifiaient la vie, maillon indissociable de la mort, et les rythmes d'un univers en harmonieuse expansion...
Les mythes dorment en nos mémoires  ancestrales, comme des reflets de jour au sein de cavernes profondes; pourquoi ne pas les éveiller ?

A bientôt,

Lady Alix



lundi 4 juillet 2016

"L'Atlantide": le plus beau rêve de l'Antiquité !

Île lointaine sur un pâle horizon, l'Atlantide éclaire rêveries de poètes et déambulations d'archéologues.
L'âge d'or précédant nos âges de fer, le royaume peuplé d'êtres miraculeusement beaux, valeureux et doués, l'île plantée d'orangers montant à l'assaut de palais de marbre blanc comme neige, la citée où régnerait encore une reine à la beauté surnaturelle; tout ce bouquet d'élucubrations historiques ou de gracieuses légendes se balade en nos esprits échauffés par l'envie irrésistible de fuir une réalité malséante.
Virgile le poète latin des vergers et amours rustiques, chanta, à l'aube de la naissance du Christ, dans sa quatrième bucolique, à l'instar d' une incantation mystique, les verts pâturages d'un jardin de paradis baigné d'amour et de paix: le domaine de l'enfant glorieux qui ramènerait l'âge d'or sur la terre meurtrie par l'âge de fer... Un rejeton atlante ? En tout cas, cet étrange poème jaillit de la nostalgie d'un monde idéal qui renaîtra un jour. Le mythe, du fond de l'Antiquité à nos convulsions modernes, depuis bien plus de deux mille ans,  n'échoua jamais sur les grèves de l'indifférence.
 L'Atlantide n'a cessé d'être la quête des âmes pures ou des aventuriers.
 L'Afrique en contiendrait-elle les ruines ou ,bien mieux, au sein de retraites invisibles, les discrets survivants en chair et en os ? Êtres supérieurs, dédaigneux de nos décadences modernes et se tenant à l'écart de nos guerres et crises multiples ?
En France, en 1919, Pierre Benoit ne réveilla-t-il le vieux mythe en nourrissant d'une fièvre cruelle son Antinéa, descendante incontestée d'une lignée Atlante aussi absurde que fascinante ? Cette invention, embellie d' un érotisme bien élevé, emporta les jeunes gens de cette époque naïve vers la citadelle Atlante; mausolée bâti par une civilisation étonnante dans l'immensité du Sahara aux temps où de fertiles champs s'allongeaient à la place des déserts.
Les atlantes vivaient toujours en la personne de leur sulfureuse reine Antinéa;
jeune femme ennuyée, désœuvrée à l'instar d'une Emma Bovary des sables qui aurait trompé sa vaine solitude en faisant périr les rares officiers ou explorateurs englués dans ses murailles. Ces victimes bizarrement consentantes ne demandaient que de rejoindre un fatal cercle d'hommes élégants impeccablement présentés dans leurs niches funéraires: le club des amants rendus fous  d'amour par une reine incapable d'aimer... Galéjade aimable ? Ou intrigue essayant de combler un vide historique ? Hélas ! Antinéa était plus une figure de carnaval qu'un reflet de la somptuosité atlante ! Et les dieux se sont vengés:
"L'Atlantide", au contraire d'une foule de romans du vigoureux Pierre Benoit,accuse le poids des ans !
C'est loin d'être le sort fâcheux d'un autre ouvrage, un diamant à l'eau noire et au scintillement d'incendie, une histoire tombant droit au sein du gouffre fantastique, un poème tragique, aux tragiques convulsions  tracées par une plume envoûtée : "She" !
Un nom terriblement court pour une héroïne foudroyante qui traverse allègrement vingt petits siècles de sa démarche impérieuse de fée ayant vaincu le fléau du temps.
A côté, la maniaque Antinéa passerait presque pour une bonne ménagère de la douce Helvétie !
Mais d'où vient cette "She" à l'éblouissant visage de panthère humaine, au cœur pareil à un nuage enflammé, à l'âme oscillant entre le mal et le bien; créature somptueuse et folle, toute entraînée par un amour immodéré; femme torturée de haine primitive dés que l'ombre d'une rivale se dresse devant son regard obscur et transparent ?
En 1887, l'austère écrivain anglais, digne fonctionnaire hanté par un démon malicieux, Sir Rider Haggard ouvrit  (après les péripéties sanglantes menant vers "Les Mines du roi Salomon", son premier immense succès) la route rocailleuse surplombant les précipices des montagnes inconnues du Kenya, jusqu'à la forteresse énorme de Kôr, vestige irréfragable d'une Atlantide africaine. Domaine des morts et royaume d'une vivante immortelle acharnée à attendre, siècle après siècle, celui qui brisa son cœur, bien avant la naissance du Christ. Ce séducteur, un prêtre de la déesse Isis, curieusement réincarné en superbe éphèbe blond, étudiant (heureusement pour lui !) en langues mortes, de l'université de Cambridge reçoit une espèce d'appel qui l'oblige à tout abandonner afin de se lancer corps et âme dans le plus inconcevable des voyages initiatiques.
Le roman anglais dépasse franchement son rival français par sa poésie hallucinée, sa vision forcenée de la passion amoureuse et l'évocation effrayante de l'antique citée remplie à ras-bord de cadavres exquisement momifiés. L'Angleterre sût toutefois ôter son corset afin de suivre Sir Rider Hagard dans la source de feu d'où il ressuscita avec une brutale énergie son Atlantide personnelle.
Le vieux mythe ne servirait-il plus que d'aliments aux divagations des écrivains à succès ?
Pourtant, nous ne sommes pas fous, l'Atlantide a existé ! Peut-être s'épanouit-elle, non loin  de nos yeux aveuglés par un spongieux amas de connaissances indigestes.
Un poète un peu oublié, hélas, Patrice de La Tour du Pin  murmura sans être bien compris: "Tous les pays privés de légendes seront condamnés à mourir de froid."
L'Atlantide vibre au delà des certitudes, à la façon d'un feu couvert illuminant notre vanité de mortels ayant dérobé leur puissance aux anciens dieux.
Le plus sévère auteur grec, Platon, caractère circonspect, fidèle disciple  de Socrate, homme intègre farouchement éloigné des contes ou sornettes des mères-grands de l'Antiquité, précise en deux de ses ouvrages, le Timée et le Critias, les  grandes lignes bien réelles de ce monde anéanti, voici peut-être
40 siècles, en l'espace d'un seul jour et d'une seule nuit. A la manière de Troie mais sans les mille ruses d'Ulysse. Les atlantes, êtres proches de la perfection, auraient subi ce châtiment suprême de la main des dieux outrés de l'orgueil insensé et de la volonté de puissance de leurs créatures favorites.
Ce fut, dit Maurice Druon, le premier déluge. Notre mémoire ancestrale, tissée d'intuition vibrante, en aurait-elle gardé le souvenir ? La catastrophe décidée par les dieux afin de punir l'atlante révolté ou impie annonce la longue chaîne des civilisations mystérieuses et fastueuses qui s'effondrèrent depuis l'aube de la Terre. Le "croissant fertile" entre le Tigre et l'Euphrate, ce jardin chatoyant qui enlevait nos rêves de très jeune lycéen était peut-être un rescapé de l'Atlantide...
Platon brosse un tableau captivant de ce royaume Atlante qu'affronta la toute nouvelle citée d'Athènes à une époque déjà reculée: "Or, dans cette île Atlantide régnèrent des rois avec une grande et merveilleuse puissance qui s'étendait sur l'île entière, sur plusieurs autres îles et parties du continent".
L'Atlantide se serait élevée dans la région du détroit de Gibraltar et son ampleur extraordinaire l'aurait protégé des invasions ou de la simple curiosité.
Monde à part, monde aux origines divines surtout: l'île était le refuge de Poséidon qui en s'y installant eut la surprise d'y trouver sa future épouse, Clito; elle-même fille d'un homme et d'une femme enfantés par les entrailles de cette terre insulaire. Le dieu créa un palais témoignant du raffinement inégalé que suscitaient les vertus de l'âge d'or. Platon s'extasie d'un ton si sincère qu'il éveille l'envie irrépressible de fouiller les Canaries, Santorin et les Açores, sans oublier quelques déserts d'Egypte et de Libye, afin de déambuler, l'âme chavirée d'étonnement mystique, dans ce qui fut la maison estivale du Seigneur des poissons:
"Tout l'extérieur était revêtu d'argent. A l'intérieur, le plafond d'ivoire se  mêlait d'or, d'argent et d 'orichalque; tout le reste, murailles, colonnes, pavage du sol, se couvrait d'orichalque .les statues étaient d'or: le dieu sur son char dirigeait six coursiers ailés, il touchait le plafond du temple, tant sa taille était élevée; autour de lui, cent néréides chevauchant des dauphins lui faisaient une suite ."
La force et les grâces marines réunies en un tableau  irréel ! Sveltes et rapides, les filles du vieux Nérée (un dieu de la mer fort archaïque doué d'une bonté assez rare chez les membres du clan divin) épousaient l'écume et embrassaient les dauphins. Sans doute se reposent-elles, à notre époque barbare, de ces plongées frivoles sous les voûtes liquides du palais paternel, au creux des abysses insondables où l'homme jamais ne descendra.
Vision grandiose qui inspira une utopie encore plus parfaite à Maurice Druon brandissant son épée de chevalier des mythes immortels. L'Atlantide, ne cesse-t-il d'affirmer avec une indéracinable conviction dans ses ensorcelantes "Mémoires de Zeus", c'est le jardin d'Ouranos, le grand-père céleste , son temple aux marches d'or sur lesquelles le dieu se plaisait à égrener ses songes, à les effleurer de sa force vitale  à leur prodiguer les félicités de l'âge d'or. Et ce créateur avait composé un chef d'oeuvre: l'Atlante !
L'homme ne serait-il ainsi qu'un atlante frappé d'amère décadence ? La comparaison est bien cruelle:
"Je sais par ma Tante Mémoire, que les hommes qui vivaient aux jardins d'Atlantide étaient de deux à trois pieds plus hauts que vous. Vos statues les plus admirables ne donnent qu'une faible idée de ce qu'était leur beauté en marche ."
Une beauté physique égalée par une beauté morale touchant à la pureté d'une autre dimension:
" Nul n'avait désir de posséder plus , ni de se vouloir plus puissant qu'autrui. Ils étaient également exempts de jalousie."
Si l'on se laisse bercer par l'idéal de l'écrivain français, les atlantes communiaient avec les grands rythmes de l'univers et n'existaient que pour tisser des jours bienheureux sur leur île d'Atlantide parmi le mélodieux vacarme des oiseaux et les senteurs d'un éternel printemps. Ils incarnent le royaume englouti où nous aimerions tant jeter l'ancre... Leur anéantissement engendra un mythe qui titille nos désirs et avive notre curiosité au gré des générations.
Mais quelles furent les véritables raisons de la catastrophe ?
Selon Maurice Druon, les atlantes périrent en innocentes victimes de la fureur exercée par Chronos sur son père Ouranos...
Platon aurait certainement haussé les sourcils ! Que non pas ! aurait-il rétorqué à notre poète Druon.
Les atlantes ne récoltèrent que ce qu'ils méritaient ! Ne gaspillèrent-ils, les sots, les monceaux de bienfaits prodigués par les dieux ? Ne se lassèrent-ils de montrer l'exemple de la rare vertu au reste de l'univers ? Cette race pure de cœur, transparent d'âme, trébucha peu à peu sur les cailloux vulgaires de l'égoïsme, de l'esprit de conquête, de l'envie de richesses, de la tentation d'asservissement des peuples lointains. Déçu, Poséidon jura que l'on ne l'y reprendrait plus à installer ses descendants ingrats dans un paradis dont ils ne comprenaient les merveilles.
Les atlantes commirent finalement le crime de rompre avec l'essence-même du pacte passé entre les dieux et les mortels, celui qui fut gravé au faîte du temple d'Apollon , dieu du soleil et fils de Zeus pourvu d'une beauté ravageuse, à Delphes: "méden agan", "rien de trop "; c'est à dire, garder la juste mesure en toutes choses, se contenter de l'harmonie entre la beauté et la bonté: "kalos kai agatos " ; beau et bon, cette loi aussi ancienne que la nuit des temps, fut un héritage des dieux avant de se muer en proverbe grec ancien.
Malgré l'épouvantable punition de Poséidon, l'Atlantide survécût en fragments opiniâtres. Ses éclats volèrent en des îles et pays qui soudain allumèrent des flambeaux étonnants d'intelligence: un goût tenace de perfection, l'élan vers la philosophie, le regret de la "Citée idéale" et des outils scientifiques assez accomplis pour couvrir les déserts de monuments insensés...
Qui sait: peut-être avons-nous un ancêtre atlante qui s'éveille en nos songes nocturnes et nous guide vers le paradis perdu ? Ou du moins vers les chemins de la création ! Ou encore, de façon plus romantique, sur les sentiers menant aux fameuses enceintes de terre et de mer qui,selon la légende antique, abritent la citadelle de la dernière reine Atlante: fée, sorcière, déesse, pythie, princesse au bois-dormant, comme on voudra!
Un détail afin de rassasier les esprits perplexes: le British Museum cache en ses recoins un étrange souvenir surmonté de sa bouleversante étiquette: "possibilité atlante". Cet énigmatique reflet, portant avec légèreté ses sept mille printemps, revêt la forme d' une croix ansée; humble relique façonnée dans un métal inconnu à la nuance jaune tendre...
Ni or , ni argent !
De l'orichalque ?  Le mystère déploie ses ailes !
Un si mince objet évoquant la plus magnifique des civilisations...
Tout n'est que vanité !
A bientôt, vers un nouveau voyage dans un royaume au delà du réel,

Lady Alix