lundi 27 juin 2016

Contes du vieux château: Retour à Ithaque : Ulysse et le sourire de Pénélope

Le jour où, il y a environ trente siècles, le roi d'Ithaque entra dans son palais, seuls les humbles parmi les humbles reconnurent, sous les haillons du vagabond, le superbe Ulysse, maître de l'Île, époux de la sage et fidèle Pénélope.
Qui se souvenait d'Ulysse ? Marin perdu sur la mer mauvaise, guerrier parti voici vingt interminables années assiéger les murailles épaisses de Troie, héros englouti par sa propre légende; homme enfin, tout simplement revenu mendier un peu d'amour dans sa maison.
La veille, Ulysse lui-même ne savait plus très bien qui il était et, surtout, où il venait d'accoster.
Son ultime escale, la plus touchante, sur la bienheureuse île du noble peuple des Phéaciens, avait encore attisé son invincible désir d'étreindre son épouse, peut-être toute fanée par le chagrin de l'attente et d'embrasser son fils métamorphosé en jeune homme, alors qu'il gardait de lui l'image d'un bel enfant. Les Phéaciens avaient fait le serment de ramener le roi d'Ithaque à bon port. En une seule nuit d'intense navigation sur leur bateau excessivement rapide, ces marins prodigieux accomplirent cette incroyable prouesse !
 A l'aube, Ulysse s'éveilla, entouré de présents et trésors sur une grève qu'il crut être sauvage. Au lieu d'exulter, il se lamenta bruyamment tant était vive sa déception.
Mais ce protégé de Zeus et plus encore de sa fille Athéna, la déesse de la raison qui ne cachait pas son faible envers cet Ulysse aux mille ruses, n'était qu'au début de ses surprises.
Athéna s'ingénia par prudence à cacher la réalité aux yeux du roi horrifié; elle l'écouta avec patience s'écrier: "Quel est donc ce pays ? hélas ! chez quels mortels suis-je enfin revenu ?"
Puis, elle intervint sans façon, sous les "traits d'un jeune pâtre qui serait fils de roi".
"Es-tu fol, étranger, ou viens-tu de si loin ?" commence-t-elle; et de poursuivre en détaillant les beautés d'une île de rochers," bonne pour les chèvres, riche en bois et aux trous d'eaux remplis": Ithaque !
Ulysse en est tout secoué de joie ! Athéna décide d'en finir avec sa comédie et reprend sa forme humaine habituelle, celle d'une grande et belle femme au regard très vert.
Ulysse tombe à ses genoux: la déesse ne l'abandonnera jamais ! Mais qu'en est-il de son épouse Pénélope ?
Athéna lui révèle le sort pitoyable de la reine: "Sache qu'en ton manoir, elle passe les nuits dans l'éternelle angoisse, et les jours à pleurer." Ulysse est rassuré ! Va-t-il pour autant courir au palais et serrer Pénélope dans ses bras comme tout bon époux qui se respecte ?
Certainement pas ! La ruse et la réflexion d'abord ! Le royaume d'Ithaque part en lambeaux, la reconquête s'impose.
L'émotion attendra, place à l'action et bien sûr aux stratagèmes intelligents.
Le palais grouille d'odieux princes fainéants, les cupides seigneurs voisins amassés là dans l'attente du remariage de la reine Pénélope. La vertueuse femme a bien besoin d'aide ! Athéna promet celle du fils d'Ulysse, le raisonnable Télémaque parti interroger le roi Ménélas à Sparte. La déesse ne craint pas de se montrer aussi efficace qu'une vraie mortelle: à l'instar d'une dévouée ménagère grecque,
la voici profitant d'une grotte afin d'y mettre à l'abri les somptueux cadeaux des Phéaciens. L'or est le nerf de toute guerre ! Un roi a besoin de son trésor, la déesse de l'intelligence ne dédaigne aucun détail  et ne trouve pas indigne de sa haute personne de se livrer à une besogne aussi prosaïque que le rangement d'armes, de tissus et de pièces d'or...
Ce lien intime unissant hommes et  dieux nourrit les chants d'Homère: chaque humain remarquable est aimé, inspiré, guidé par un ou plusieurs dieux qui ne désirent que son bonheur. A la façon des anges gardiens... Hélas, les dieux sont fantasques, égocentriques, animés d'esprit vengeur, parfois, ils pourchassent un mortel de toute leur vindicte haineuse ! Poséidon, dieu de la mer, veut la perte d'Ulysse, Athéna et Hermès au contraire lui évitent de sombrer au propre comme au figuré. Et, de temps à autre, une nymphe ou une divinité de caste inférieure à ces superbes olympiens ne rechignent pas à abriter ou sauver les héros malmenés par leurs "supérieurs".
En cet éblouissant matin sous le ciel limpide de son île aux montagnes épaisses et aux falaises austères, Ulysse écoute Athéna, son amie divine. Il est mortel, et humble monarque en danger, elle, fille du roi des dieux; mais leur parfaite complicité éclate à l'ombre d'un olivier sacré. La déesse déborde d'idées !
Ulysse ne doit pas apparaître au grand jour, cela serait stupide et fort périlleux. Déguisé en gueux, repoussant et sale, il saura éveiller la bonté du brave porcher Eumée, un prince déchu, fils du roi de l'île de la petite île de Syros (Romantique caillou au coeur des Cyclades). Là, dans la cabane du bon serviteur toujours regrettant son maître,Ulysse héros infortuné, patientera en épiant les ennemis, jusqu'au retour de Télémaque. Puis, il faudra attaquer...
Ce que déesse veut, Zeus le veut, Ulysse part à la rencontre du porcher, son ancien ami. Va-t-il se douter un instant de la supercherie ? Impossible ! Comment déceler le héros de Troie dans ce pauvre hère sauvagement encerclé des chiens furibonds prêts à mettre en pièces ce minable spécimen de l'espèce humaine ? Eumée, lance une grêle de cailloux sur la gent canine, et fait entrer l'inconnu, sans l'ombre d'une répugnance devant tant de misère.
Un voyageur c'est peut-être un dieu,  un visiteur discret descendu des brumes de l'Olympe. De toute manière, le savoir-vivre en vigueur voici trente siècles enseignait que nul  n'a droit de mépriser celui que le hasard vous envoie: "petite aumône, grande joie !" Cette sagesse antique est bien éloignée de nos méfiances modernes...
Ulysse est encore plus attendri quand il entend son hôte vanter ses mérites d'un cœur franc et d'une parole spontanée:
"Mon maître divin ! pendant que tristement, je vis à le pleurer, il me faut élever ses cochons les plus gras pour que d'autres les mangent... Il y a longtemps que les chiens et les oiseaux ont dû rogner ses os, à moins que les poissons de la mer ne l'aient mangé. N'en parlons plus car la tristesse me saisit le cœur; entre tous, il m'aimait; j'avais place en son cœur; il a beau être loin, il n'a toujours qu'un nom pour moi: c'est le grand frère !"
Et c'est le chef des porchers qui parle ! là aussi, nos idées de castes s'écroulent. Quel humble paysan oserait dire d'un souverain, d'un ministre, d'un président, d'un  puissant ambassadeur: "c'est le grand frère" ? Magie des temps antiques, la noblesse de l'âme vaut toutes les hautes positions !
Il n'y a pas oeuvre plus démocratique que les chants d'Homère...
Eumèe parle et Ulysse s'embrouille dans ses mensonges; il s'invente un passé, des aventures à dormir debout, se dit marin crétois sauvé in extremis de l'esclavage. Le crédule porcher croit ces beaux discours, Ulysse manie le langage à la perfection ! Sa réputation s'est fondée sur cette qualité d'éloquence rusée... Mais, tout à coup, son habileté ne lui sert plus à rien: Eumée refuse de l'écouter au moment-même où il ose dire la vérité !
Doucement, avec un art de la diplomatie poussé à l'extrême, Ulysse essaie d'apprendre son prochain retour à son brave et fidèle ami. Le roi des Thesprotes va le renvoyer sur un bateau diligent et chargé de dons superbes ! Peine perdue ! Eumée, agacé, repousse cette annonce; pour un peu, il s'emporterait contre ce menteur mystérieux:
"Non ! Non ! je ne crois pas aux contes sur Ulysse !
Lamentable vieillard, ne crois pas qu'à mentir, on me flatte et me charme ou qu'on gagne à ce prix mes égards et mon cœur. C'est Zeus l'hospitalier que je respecte en toi et tu m'as fait pitié !"
Ulysse se tait, le temps des révélations ne tardera guère, il le sait. Autant "satisfaire la soif et l'appétit" grâce au généreux repas prodigué par ce porcher ne lésinant pas sur les meilleurs morceaux de viande , même pour un mendiant digne du titre de roi des affabulateurs !
Très vite d'ailleurs, les jours suivants, un miracle survient en la personne du prince et fils unique d'Ulysse, Télémaque ! Naturellement, en jeune homme compatissant et affable, ce prince se montre aimable et bienveillant envers ce sympathique étranger qui se réclame de lui. Ce mendiant le supplie de le prendre à son service au palais, quelle requête bizarre. Et parfaitement absurde:
"Comment chez moi, prendre cet étranger, je suis trop jeune pour compter sur mon bras et protéger un hôte qu'on voudrait outrager, sans qu'il y fût pour rien", s'exclame Télémaque avec un bon sens et une prudence un peu pusillanime; n'est-il pas l'héritier d'un héros ce garçon circonspect ? Ulysse se réjouira-t-il de cette lucidité ou la déception envahira-t-elle son cœur endurant ?
En tout cas, l'autre de se justifier, sans hésiter à employer le langage le plus réaliste: "Qu'il aille là-bas , parmi les prétendants ! Je ne saurai l'admettre, oh! non ! je connais trop leur violence impie ! Quand ils l'outrageraient, j'aurais trop de chagrin ! quel moyen de lutter, si brave que l'on soit ? ne sont-ils pas les plus nombreux et les plus forts ?"
Heureusement, les dieux sont toujours au rendez-vous dés que le courage des mortels flanche !
Athéna prend les choses en main. Ce jeune homme ne sera convaincu que si on lui met les preuves sous le nez. Seul son père l'entraînera à la reconquête du palais mis à sac par la meute humaine des affamés prétendants.
Touchant Ulysse de sa baguette d'or, la déesse le fait resplendir de la tête aux pieds, vigoureux, plein d'allure et de fierté, bien vêtu, et, détail remarquable, cadeau suprême de sa "marraine divine": "sa peau redevint brune, ses joues bien remplies et sa barbe aux bleus reflets lui revint au menton" !
Le guerrier le plus fameux du monde est ressuscité ! Télémaque en tombe presque à la renverse; ce mendiant, les légendes ne mentent donc pas, c'est un dieu ! Zeus peut-être !
Que va -t-il se passer ? Bonheur ou calamité ? Ulysse ouvre ses bras , "Je suis ton père !"
L'autre se précipite-t-il, ivre de joie ? Eh bien, non ! L'agaçant prince Télémaque n'en finit jamais de douter... On plaint Ulysse affligé d'un fils aussi peu spontané. D'un autre côté, la métamorphose du gueux en splendide guerrier bouleverserait n'importe quelle âme sensible. Télémaque insiste:
"Non, tu n'es pas mon père ! un dieu m'abuse. Car un simple mortel ne peut trouver en soi le moyen de pareils changements: il faut qu'un dieu l'assiste et le fasse à son gré ou jeune homme ou vieillard"
Ulysse admire cette réplique intelligente mais son caractère affirmé dans les épreuves lui donne un ton assez tranchant. Athéna, explique-il à ce gamin incrédule, le protège; c'est elle qui l'a ramené au port, elle qui l'a déguisé, elle enfin qui lui a redonné sa verdeur.
Télémaque doit s'incliner devant les bienfaits de la fille de Zeus et cesser de contenir son émotion. Son père est bien là ! maintenant, assez de paroles, de l'action.
Ulysse est un héros d'endurance, ainsi le dépeint Homère, un  rude et habile combattant au cœur trempé dans le bronze, il ne craint personne lui qui mutila le monstre dévoreur d'hommes, le cyclope Polyphème.
Ces maudits prétendants, il en fait son affaire ! Mais, Télémaque proteste ! Cette bande de vauriens compte une bonne centaine de seigneurs et de serviteurs, envahisseurs venus des îles voisines ou carrément traîtres nés dans l'aristocratie d'Ithaque.
Se priver d'alliés, c'est courir à la mort honteuse; le fils au comble de l'angoisse interroge âprement ce père qui semble avoir oublié au fil des épreuves sa légendaire prudence:
"N'as-tu pas d'allié qui, d'un cœur dévoué, pourrait nous secourir ?"
Ironique, hautain, superbe, Ulysse a cette grandiose réponse:
"Je vais t'en nommer deux: écoute et me comprends ! Suffirait-il de Zeus le père et d'Athéna ?
Ou faudrait-il chercher un autre défenseur ?"
A-t-il cloué le bec de son timoré de rejeton ? Que non pas, Télémaque (on ne peut s'empêcher de songer à un adolescent en pleine crise !) d'émettre encore une réserve: ces illustres divinités ne planent-elles bien au dessus des mortels ? Son père tente de garder son admirable sens de la négociation face à ces remarques d'un garçon qui croit tout savoir. Son agacement est palpable,
mais, il vient juste d'être réuni à son fils, cela serait triste et impie de se fâcher. Mieux vaut rassurer cet invétéré prudent. Ces dieux resteront fidèles au héros d'Ithaque:" C'est eux qu'avant longtemps, au plus fort de la lutte, tu verras à l'ouvrage..."
Sur ce, le roi ordonne au prince de se taire, nul ne doit être dans le secret de son retour, ni son père Laërte, et surtout pas Pénélope. Télémaque  regagnera demain leur palais; Ulysse l'y rejoindra en compagnie du brave porcher, sous les haillons du mendiant méprisé de tous. Ensuite, déferlera la noire vengeance... Comment ? Ulysse n'en dit pas davantage: les dieux sont avec lui...
Leur aide va se révéler indispensable car déjà les prétendants complotent contre Télémaque. Indécises, ces âmes mauvaises hésitent entre l'assassinat pur et simple ou l'attente d'un signe des dieux.
Impavide, Télémaque traverse les vastes salles de sa maison, peut-être  blanche demeure à colonnes et terrasses surplombant une montagne hérissée de pins, et se précipite chez sa mère. Respectant la promesse faite à Ulysse, il raconte à la reine une vérité ancienne: leur père et mari, bien vivant, coule des jours paisibles chez la nymphe Calypso. La pauvre Pénélope est aussitôt la proie d'une immense joie mêlée d'immense jalousie. Cet Ulysse, cœur de fer, se lassera-t-il des douceurs de l'exil ? Mais, voici le roi sur le seuil de son palais , vingt ans se sont enfuis et au lieu d'être acclamé , Ulysse , répugnant loqueteux reçoit insultes et coup de pied de la part du chevrier Mélanthios, traître passé au service des prétendants. Eumée défend le faux mendiant qui avance à l'entrée de la cour.
C'est à cet instant que l'épisode le plus touchant, le plus extraordinaire, le plus humble, le plus miraculeusement humain de l'Odyssée jaillit pour l'éternité.
On peut lire ces phrases petit enfant, on peut les découvrir adulte, on les retrouvera, les yeux baignés de larmes, toute sa vie. A une seule condition: aimer nos compagnons candides et vaillants, si aimants , ceux qui savent se donner sans retour, sans espoir, avec un dévouement dont fort peu d'hommes sont capables. Le chien Argos est un héros immortel, le chien par excellence, celui qui veille et qui patiente jusqu'à la mort afin de saluer son maître une dernière fois.
Quand Ulysse contourne un tas de fumier, son chiot "Argos, le chien qu'il venait juste d'élever pour la chasse, quand il avait fallu partir !", devenu vénérable chien, malade, paralysé, trouve la force de remuer la queue, de lever la tête et les oreilles: lui seul a reconnu le roi...
Et il n'a eu aucun besoin d'Athéna pour cela ! Son amour infini a suffi. Ulysse est ébranlé au fond de l'âme: "Il essuya en cachette une larme et se détourna pour entrer dans la grand-salle. Mais la mort noire avait saisi Argos qui venait de revoir Ulysse après vingt ans."
Les chocs physiques et sentimentaux vont maintenant s'entrechoquer avec violence. Ulysse est rudement agressé par le chef de la maudite bande des prétendants au titre d'époux de la reine, le bel et arrogant Antinoos. Ce prétentieux offense le faux mendiant d'un tabouret brutalement jeté en sa direction. Le mal n'est pas grand, Ulysse n'est touché qu'à l'épaule mais, selon la terrible formule homérique:"il roulait la vengeance au gouffre de son cœur."
Quolibets et injures fusent de toutes les bouches; Télémaque pourtant envoie ces piques-assiettes se coucher et, une fois le calme descendu sur la grand-salle, le roi tressaille: devant ses yeux éblouis, son épouse, Pénélope le salue !
Pénélope à peine effleurée par le temps, élancée, souveraine, "la plus sage des femmes", désire lui parler de son époux. Comment devinerait-elle qu'il se cache sous cette hideuse défroque ?
Ulysse empêche ses larmes de couler, ses bras de s'ouvrir, ses mains de trembler. Il se met à débiter un récit cousu de mensonges afin de donner à sa propre épouse les nouvelles espérées. Mais la reine pleure, se désole et confie à l'inconnu: "j'ai dans le cœur un sûr pressentiment qu'Ulysse à son foyer ne reviendra jamais. "Et ses sanglots redoublent quand le miséreux lui décrit le manteau et l'agrafe d'or qui avaient été son beau présent d'adieu à cet époux tant aimé.
Cherchant à honorer ce piteux messager, Pénélope prie la vieille et bonne nourrice d'Ulysse de lui laver les pieds. Après tout, Ulysse n'aurait-t-il le même âge que ce pauvre abandonné ? Puis la reine se retire afin d'apaiser sa douleur au profond du silence nocturne. C'est alors que la brave nourrice découvre sur le pied de son ancien maître la blessure reçue jadis en chassant un sanglier: "elle laissa retomber le pied dans le chaudron: le bronze retentit, l'eau se renversa. Le bonheur et l'angoisse lui prenaient le cœur."
Pénélope et Télémaque n'ont pas su deviner Ulysse dans ses loques, le chien et la nourrice ont eu ce privilège... Mais, l'heure est à la bataille, les cris de joie nuiraient à la vengeance ourdie par le roi;  la nourrice le comprend aussitôt, accepte de taire à la reine son merveilleux secret; et se tient prête dans l'ombre du palais... Au matin, Ulysse  décide de défier ceux qui l'outragent ! Pénélope s'est levée avec en tête une étrange idée qui, elle l'ignore, lui a été soufflée par Athéna.
Elle doit promettre de prendre pour nouvel époux celui-là seul qui remportera une épreuve en apparence facile, en réalité d'une inconcevable difficulté. Sidérés, les princes rapaces écoutent le discours franc et ferme de cette noble reine:
"Prétendants fougueux, qui chaque jour fondez sur ce logis pour y manger et boire les vivres d'un héros parti depuis longtemps ! Vous n'avez pu trouver d'autre excuse à vos actes que votre ambition de me prendre pour femme! eh bien, voici le grand arc de mon divin époux Ulysse: s'il est ici quelqu'un dont les mains, sans effort, puissent tendre la corde et, dans les douze haches, envoyer une flèche, c'est lui que je suivrai, quittant cette maison, ce toit de ma jeunesse que je crois ne jamais oublier même en songe !"
Cette fois les dés sont lancés. L'arc est si lourd qu'aucun des vaniteux prétendants ne parvient à le tendre !Ulysse observe, puis doucement, demande à Eumée et Philoïtos son ami, s'ils seraient du côté du roi d'Ithaque si ce dernier se découvrait tout à coup. Et, il dévoile sa cicatrice... Sans hésiter les deux fidèles tombent dans ses bras ! Ulysse chuchote alors son plan. Puis, il s'approche des prétendants et d'un ton tranquille, en homme sûr de son fait, prie qu'on lui laisse essayer l'arc impossible à manier. Les hurlements indignés montent jusqu'au ciel ! Or, la reine hausse la voix, un pressentiment radieux l'envahit, elle se trouble, n'ose comprendre, mais accepte que le mendiant tente à son tour l'épreuve.Télémaque exige que sa mère s'enferme dans ses appartements, l'arc, dit-il avec une toute nouvelle assurance, c'est affaire d'hommes !
Philoïtos, furtif et rapide, installe de solides barres sur les portes. Le silence s'instaure comme par magie.
Ulysse tient son arc. Cet épisode clair-obscur, sublime et héroïque, humain et cruel, vacille sans s'éteindre en nos mémoires; les traductions et interprétations abondent, je vous propose d'entendre un poète glisser nos mots français dans les mots grecs:
"Ulysse tenait l'arc.
Et il le tournait et le retournait, et ici et là, il le tâtait,
Craignant que les vers, en l'absence du maître, n'en eussent
rongé la corne qui le formait.
Et l'un des prétendants disait à son voisin:
-pour jouer de l'arc, voilà quelqu'un qui est un connaisseur et un fin !
Ainsi parlaient les prétendants. Pendant ce temps Ulysse,
l'homme aux mille tours dans son sac,
Achevait de regarder tout et de bien tâter son grand arc.
Pareil à un chanteur qui sait manier la cithare et qui tend
La corde neuve sur la clef facilement,
Et fixe à chaque bout le boyau qui se tord.
Ainsi Ulysse soudain tendit le grand arc sans effort.
Puis, de sa main droite il prit et fit vibrer la corde sous elle,
Et elle fit un beau son clair, pareil à un cri d'hirondelle."
Ce beau son, c'est la musique de la vengeance...
Combat à mort, carnage, victoire, et enfin, le doux murmure de la chambre close où Ulysse et Pénélope s'abandonnèrent au bonheur des amants célébrant leurs rites.

Comment oublier l'Odyssée ? Comment vivre sans les mots ailés d'Homère ? Pourquoi se priver de la joie limpide de ces légendes qui forgèrent, en nos cœurs d'enfants émerveillés, la passion de la vie et le goût du bonheur ?
A bientôt,
vers un été aux sortilèges antiques !

Lady Alix




lundi 20 juin 2016

Maurice Druon et les légendes amoureuses de Zeus adolescent

Zeus, dieu des rois, roi des dieux, Zeus lançant la foudre sur nos sottes actions mortelles.
Zeus terrible, Zeus prudent, Zeus entouré d'aigles sur sa montagne de l'Olympe; et Zeus amoureux de chaque mortelle ou déesse évoluant sur les grèves antiques.
Un dieu multiple que nous croyons connaître. Quelle vanité bien humaine !
Qui a deviné les secrets des orages ? Qui a entendu la voix de Zeus ?
Un mortel  ! un écrivain français !
Oui, "les mémoires de Zeus" existent: Maurice Druon a reçu la très singulière mission de nous en chuchoter d'ineffables bribes...
Un peu avant, le temps compte-t-il quand on s'interroge sur la venue au monde d'un dieu, au deuxième siècle de notre ère, Apollodore, un historien appliqué, raconta, dans son ouvrage "La Bibliothèque", à la manière d'un conte héroïque, les difficiles débuts du futur roi des dieux.
Grand maître de l'Olympe, de notre planète bleue et d'une appréciable partie de ce fol univers...
Mêlées au souffle de nos jours et à nos intuitions ailées, les paroles du dieu combattant et sage, qui enfanta Athéna et guida Périclès, descendent comme des cascades le flanc de nos montagnes d'ignorance et de préjugés.
De ses hauteurs Olympiennes, Zeus écoute, s'attriste, et parfois se rappelle à nos songes.
Ainsi en-est-il de sa carrière amoureuse qui berce d'une averse suave les déserts infligés par le destin.
Qui se souvient de son premier amour ? Qui en mesure l'importance infinie ?
Les amours adolescentes en sont nées et en naîtront jusqu'à la disparition de toute humanité.
 Si, caché sous nos apparences d'adultes sérieux, bat soudain à perdre la vie un cœur juvénile, baigné  par une invisible fontaine de Jouvence, c'est peut-être en hommage à la nymphe la plus discrète et la moins connue de l'Histoire des mythes grecs.
Mais d'où vient-elle cette créature adorable ?
De la Crète tout simplement ! La Crète berceau naturel de Zeus, pitoyable nourrisson céleste pourchassé par un père, le dieu Chronos, dévoreur de ses propres enfants. Dans l'univers de la mythologie grecque, les querelles des divines familles dépassent de cent mille étoiles nos malentendus mortels.
 Pourquoi un puissant roi comme Chronos s'était-il donné le devoir absurde et d'une cruauté inégalée d'avaler ses enfants à peine sortis du ventre de leur mère, sa propre sœur, la déesse Rhéia ?
 Par prudence !
Chronos tremblait en pensant jour et nuit à l'obscure prophétie décochée ainsi qu'une flèche empoisonnée par son père Ouranos, le dieu des immensités sidérales.
Ouranos, le ciel suprême, créateur  des Atlantes, inventeur d'une créature étrange qui deviendra avec beaucoup d'efforts l'homme, avait la passion de fabriquer, d'accomplir, de lever de la glaise, du marbre, des eaux, une myriade d'êtres vivants.
Dans son élan incoercible, il peupla la terre de ses enfants, 45 en tout, issu de son union avec Gaïa la Terre, déesse ombrageuse et irascible.
Hélas, au contraire des parfaits Atlantes évoluant en leur île parfumée, les fils d'Ouranos furent aussi bizarres que sottement ambitieux. Surtout les 6 Titans; l'aîné, le vieil Océan nous est bien connu.
Le plus jeune, Chronos, allait vite se révéler une tête brûlée capable d'un crime abominable.
Ouranos emporté par son zèle immodéré exigea de sa nombreuse progéniture, les fameux Cyclopes,
et une flopée de monstres (certains doués de 50 têtes !) ou de nymphes et de déesses plus agréables d'aspect, de l'aider à bâtir le monde.
Mais lui seul se réserva le secret de la création:
"Il possédait le Nombre de la vie organique. Il fit les espèces. J'ai dit: le Nombre de la vie, et voici, chers mortels, que déjà vous rêvez. Il y a si longtemps que vous cherchez à savoir !"
Zeus se moque un peu de cette avidité typiquement humaine que son frère Prométhée a su combler au prix d'un douloureux châtiment...
Eh bien, le nombre est voué à nous échapper, qu'importe notre certitude orgueilleuse d'hommes de 2017:
"Le Nombre, nous murmure l'ironique Zeus, est verbe sans être parole; il est onde et lumière, mais personne ne le voit; il est rythme et musique, mais nul ne l'entend. Ses variations sont illimitées, et pourtant il est immuable. Chaque forme de vie est une particulière émotion du nombre."
Et le roi des dieux de conclure, aimable et amusé:
"Allez, mes fils, il vous faudra rêver quelque temps..."
Sans doute jusqu'à la fin du monde.
Ouranos en se consacrant au bonheur de ses Atlantes, à l'invention pure et simple, et à l'instauration
de l'harmonie universelle, eut la légèreté de négliger son épouse Gaïa. Cette déesse emportée décida que la vengeance ne tarderait pas !
Elle osa prêcher la révolte aux Titans enfermés, à part le mesuré Océan, dans les roches ténébreuses; pénitence imposé après qu'ils se soient essayés à massacrer son Age d'or, époque dont le souvenir scintille encore sous les braises des civilisations disparues.
Chronos quitta les profondeurs et partit  en chasse d'Ouranos.
Une fois son père devant lui, le fils criminel le châtra d'un coup de faucille.
Ouranos perdant son sang engendra les Erinyes, déesses furibondes, le dieu Pan, son compagnon Silène, les Faunes, divinités sauvages et viriles. Amère consolation pour le créateur mutilé: de son écume naquit la déesse de l'amour et de la beauté, Aphrodite à la peau nacrée.
Un autre amour de Zeus... ("Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage..." disait Jean de Sponde, un poète qui en savait long sur le sujet.)
Ouranos, avant de se réfugier à l'abri des cieux intangibles, annonça au barbare Chronos qu'il subirait à son tour défaite et déchéance de la part d'un de ses fils.
Chronos crut qu'il lui serait facile d'éliminer au profond de son estomac les nombreux petits dieux qu'il avait engendrés.
C'était sans compter avec la ruse de leur mère ! Cette malheureuse, endolorie par ses deuils, eut, enfin, la présence d'esprit de présenter une pierre vêtue de blanc au père exigeant sa ration de chair fraîche.
Zeus était sauvé !
La Crète salue toujours avec la même ferveur son heureuse enfance dans la caverne où il ouvrit les yeux, une grotte tapissée de plantes odorantes enfouie au sein du mont Dictè (ou Ida).
Sa mère lui avait donné forme humaine, le meilleur des camouflages selon cette déesse, et, nous explique Apollodore:
"elle le donna à élever aux Courètes; en armes, ils gardaient le nourrisson dans la grotte et frappaient leurs lances contre leurs boucliers pour que Chronos n'entende pas la voix de l'enfant."
Qui sont ces vaillants serviteurs ?
De très dévoués forgerons dont le vacarme agaçaient les rivages de la Méditerranée. Ces bruyants jeunes démons étaient de bonne lignée: leur père, le roi Melisseus, un très sympathique roi pasteur régnait sur  l'île de Crète. C'était un monarque humble et souriant qui envoyaient paître ses chèvres, ses moutons et ses bœufs sur les verts pâturages des montagnes.
Une de ses allègres et diligents filles, la gracieuse princesse Amalthée, bergère courant les prairies en compagnie de sa chèvre favorite que l'on appelait par jeu du nom de sa maîtresse, émue par ce nouveau-né abandonné à un sort brumeux, accepta de veiller sur lui.
La déesse Rhéia, soulagée et reconnaissante, laissa toute la rustique famille royale Crétoise  se charger de son fils.
Amalthée, assez désorientée par ses devoirs de mère adoptive d'un dieu fort affamé, confia à sa chèvre, la seconde Amalthée, le soin de nourrir de son lait l'insatiable enfant. Vint à son aide sa sœur, la princesse Mélissa, "la nymphe aux abeilles ". Zeus grandit entre le lait, le miel, les rires et vagabondages joyeux sur les pentes fleuries; et la douceur d'une tendre jeune fille à l'inaltérable jeunesse.
Dans son sublime "dictionnaire amoureux de la Grèce", Jacques Lacarrière se souvient des sanctuaires qui furent édifiés à Zeus au sommet des montagnes reculées de la Crète. Là où, dit-il avec sa verve brassant l'esprit des lieux, et son intuition de poète renouant avec les vibrations à la fois humaines et divines:
"Les saisons rythment la vie des hommes, leurs amours, leurs jeux et leurs combats.Tout est présent, tout est vivant, actif dans le monde naturel, tout y est sensible et tous ses constituants, arbres, animaux et hommes, y vivent en une intime communion. Il n'est pas jusqu'aux morts qui ne participent à cette osmose en continuant de vivre."
Mais, dans le chaos meurtrissant un univers livré aux folies de Chronos, cette harmonie n'avait pas encore cours.
Repliée sur sa paix et cachée par ses nuages d'altitude, épargnée par les flots du déluge soulevés par un dieu brutal, regardant de haut l'Atlantide s'effondrer en enlevant à jamais le Nombre d'Or (heureusement, quelques rescapés en éparpillèrent les secrets entre l'Egypte des Pharaons légendaires, le palais du roi Minos, et la Grèce de Périclès) la Crète découvre, au gré des printemps, le petit dieu métamorphosé en un bel adolescent.
Zeus a figure humaine et quelle belle figure !
 Robuste en raison de son essence divine, sans le vouloir , le voici arrachant une des cornes de la brave chèvre qu'il s'amusait à bousculer. Sera-t-il grondé par la princesse et bergère Amalthée ?  Bien au contraire !
Tout sourire, radieuse en remerciant de ce curieux présent, la ravissante nymphe le contemple, émerveillée...
Zeus vient de lui offrir un don prodigieux: la corne d'abondance !
Cette fameuse corne qui se remplit selon vos désirs, d'amour, de gloire, et de bonheurs imprévus,
si vous en êtes digne, vous la trouverez, elle n'est pas si loin.  Peut-être sous vos yeux, promet
Zeus en empruntant la voix complice de Maurice Druon:
" La corne d'abondance, dont vous rêvez, est toujours aux mains d'Amalthée. Il suffit que la nymphe la retourne et l'agite pour qu'il s'en échappe tous les fruits du bonheur. Mais Amalthée ne les dispense qu'à ceux qu'elle reconnaît mes fils par quelque cadeau spontané qu'ils lui font, sans esprit de retour, d'échange, ni même d'usage."
L'amour balbutiant, pudique, l'amour en fuite de peur d'être rattrapé;
l'amour rougissant et désordonné, le premier amour, voilà ce que la nymphe Amalthée donna au futur roi des dieux.
Ce fut aussi un amour sacrifié car en s'y livrant la montagnarde Amalthée aurait obligé Zeus à rester un mortel perdant définitivement ses pouvoirs divins. Toute l'histoire du monde antique en aurait été changé ! La nymphe sut, à son vif regret demeurer sage.
 Renoncer, cela semble le comble de l'amour ... Au moins dans ce cas ! Obéissant aux lois fixées par les destins, Amalthée prépara même le bouclier du jeune dieu: l'Egide.
Ce mot mystérieux sonne comme un proverbe depuis trente siècles. L'Egide est le bouclier merveilleux qui rend invincible celui, mortel ou immortel qui a l'honneur de le brandir face aux menaces, guerres et traîtrises.
L'Egide, ce guide et protecteur mythique, fut l'ultime présent de la bonne chèvre qui calma de son lait le nourrisson divin. La brave créature mourut à un âge inouï, elle fut abondamment pleurée, puis la nymphe trouva le courage de transformer la peau de son animal adoré en bouclier.
Armé de l'Egide, Zeus était prêt à conquérir l'univers ! Et, pour commencer, à délivrer ses frères et sœurs prisonniers du ventre de leur indigne père.
Cette noble mission ne pouvait s'accomplir sans aide. Le superbe dieu éclatant de son insolente santé adolescente s'en alla chercher suggestions, et alliances nouvelles auprès d'un aréopage de solides déesses.
D'abord Métis ou Prudence, première amante divine qui prodigua de précieux conseils, une fort utile leçon d'amour à cet amant naïf, et, pour finir, une drogue assez puissante à faire avaler le plus vite possible à son père indigne Chronos.
Ensuite, Thémis ou la Loi, et surtout Mémoire dans sa vallée invisible, toutes beautés mûres, empressées à éduquer leur enthousiaste et fringant neveu.
Cette fois, aucune n'eut envie de renoncer aux joies de l'amour !
Dans un ample soupir de volupté, la carrière de séducteur du futur roi débuta sous l'éblouissant ciel de la Grèce...
De la plantureuse Métis ou Prudence, Zeus eut une fille que l'on crût longtemps sortie de la tête de son jeune père: Athéna ! D'une tante rêveuse, gardienne ennuyée des sources du Léthé, Mémoire aux yeux bleus, naquirent les 9 muses gouvernant nos passions:
Calliope à la voix puissante, muse de l'épopée, Clio, muse de l'Histoire"indolente dans sa jeunesse" déplore Zeus, Polhymnie, muse des chants sacrés, Euterpe, la joueuse de flûte, celle qui sait faire couler sur nos pâles visages les larmes tapies au fond des coeurs, muse de la Musique;
Terpsichore, la fantasque, la virevoltante, muse de la danse, Erato, la muse chantant bonheur et mélancolie, langueur et désir, muse du lyrisme et de l'élégie; enfin, Melpomène, muse de la tragédie, inquiète et vibrante face aux paradoxes des fatalités, puis son opposée, Thalie, vive, ironique, muse de la comédie et de la dérision de soi !
Encore une autre, plus sérieuse, Uranie, celle de la dernière nuit unissant le futur roi à sa tante languide et déjà attristée, Uranie, muse de l'astronomie  et des mathématiques, celle qui ouvre les routes du cosmos et enseigne la musique des nombres.
Zeus, épuisé, mais content d'avoir doté le monde de cette vaste famille de filles pétillantes, se reposa de sa nouvelle paternité sous la blonde chevelure d'une sirène qui enfanta 3 gamines presque parfaites et très faciles à vivre. Ce furent les "Trois Grâces", charmantes et immobiles; et  riches d'une intelligence de bouquet de fleurs.
Ensuite, les  violentes et folles amours s'apaisèrent.
 "Nos premières maîtresses ont sur nous empreinte profonde, résume noblement Zeus à l'oreille attentive de Maurice Druon, ensuite, c'est nous qui marquons les autres.
Le mélange tout à la fois d'attrait et de réserve que l'extrême réserve toujours m'inspira me vient d'Amalthée, et si l'on m'appelle le prudent Zeus, en dépit de tant d'apparentes légèretés, c'est à Métis que je le dois."
Vint le temps des grandioses combats célestes: celui des  tumultes ébranlant la terre du fond de ses entrailles; enfin l'exil de Chronos et la victoire du roi élu par ses frères et sœurs libérés.
Et encore des amours !
Mais ceci est une autre histoire que l'été me permettra de vous conter...

A bientôt !

Lady Alix




lundi 13 juin 2016

Juliette Récamier et Chateaubriand: l'art d'aimer un égoïste

"Mon dernier rêve sera pour vous", c'est le titre ensorcelant de la biographie de Chateaubriand par "l'immortel" Jean d'Ormesson.
Or, ce serment exquis, le vicomte de Chateaubriand, ambassadeur, ministre, temple romantique à lui tout seul, n'a cessé de le suggérer aux tendres oreilles d'une guirlande de femmes charmantes. La plus distinguée de cette collection, Pauline de Beaumont, malade et condamnée par les médecins, eût la délicatesse d'expirer à Rome dans les bras de l'incorrigible amant.
L'infortunée s'assura du coup l'impossible fidélité d'un séducteur qui pouvait l'adorer sans aucune pénible obligation terrestre...
Chateaubriand aimait à la folie ce goût du malheur qui le poursuivait depuis sa mélancolique enfance. Madame de Beaumont était entrée au ciel de ses chimères, elle ne le dérangerait plus.
C'était assez pour en garder le souvenir sacré !
Mais le  vicomte n'allait pas se contenter d'une amante -fantôme.
Les femmes l'aimaient, il se laissait aimer avec un délicieux égoïsme titillant les sentiments déjà exacerbés de ses malheureuses. Un soir de printemps, toutefois, le 18 mai 1817, ce vagabond de l'amour entra dans un port inconnu.
A plus de quarante huit ans, Monsieur de Chateaubriand éprouva un indéfinissable vague à l'âme, un tiraillement du cœur, un souffle de tendresse, un brin d'émotion,  une intuition singulière qu'il ne put, lui l'habitué des passions extraordinaires, déchiffrer sur le moment.
Une grande dame de Genève, sans le savoir, venait de réunir devant son lit de mort, les deux héros de la plus incompréhensible histoire du XIXe.
Mourante, Madame de Staël, fille du ministre tant controversé de Louis XVI, Necker, avait, dans un esprit de crânerie sublime convié ses amis proches à un dîner d'adieu avant de descendre en la vallée où coule le Styx.
Placée à côté de Chateaubriand, blanche à l'instar de sa robe, Madame Récamier, gracieuse égérie du petit cercle d'artistes et d'écrivains inondés par les bienfaits de cette Suisse mécène prodiguant la plus généreuse des hospitalités dans son château de Coppet, sur les rives du lac Léman, était en proie à une obscure rêverie.
Pour la première fois de sa vie de tempêtes, le vicomte éprouva la désagréable certitude d'être une sorte de fantôme insignifiant.Une pareille hérésie aurait pu le rendre tranchant, arrogant et irrité à un point excédant l'imagination ...
Mais, un dieu surgi des mythes grecs rodait en ces beaux salons endeuillés et ce fut exactement l'inverse qui eut la malice de se réaliser. François-René allait, sans le vouloir, devenir en un battement de coeur l'unique être vivant méritant d'exister sur cette Terre  pour son exquise et taciturne voisine de table.
Pire: il fut très près d'éprouver ce même coup de folie !
Que se passa-t-il en ce dîner de deuil annoncé ?
La chose la plus incroyable et la plus banale : un arrêt hors du temps, un sortilège, un envoûtement.
Un saut dans l'absurde: la malédiction de Madame de La Fayette, mauvaise fée de "La princesse de Clèves et du duc de Nemours", foudroyant deux êtres qui n'avaient finalement aucune raison de s'aimer.
Or, l'amour est sans raison ou il n'est pas !
Au moment précis où leur amie expirait, le regard embrumé de larmes de la ravissante Juliette, adolescente de quarante printemps, croisa les yeux sombres de François-René de Chateaubriand, enchanteur craignant par dessus-tout d'être à son tour "enchanté".
La malice hasardeuse du coup de foudre frappa avec délectation ces mondains qui croyaient avoir déjà épuisé réserves de jeunesse et emportements sentimentaux.
Conte de fées ou sublime embrouillaminis ?
L'écrivain nous confie en son style bruissant ainsi qu'une brise vespérale:
"Je tournai la tête, je levai les yeux et je vis mon ange gardien debout à ma droite. Je craindrai de profaner aujourd'hui par la bouche de mes années un sentiment qui conserve dans ma mémoire toute se jeunesse et dont le charme s'accroît à mesure que ma vie se retire."
Ces mots tombent en gouttes bleues, leur pure musique nous fascine; hélas, le chemin fut long avant que le vicomte ne parvienne à goûter cette plénitude harmonieuse.
 Long surtout pour la patiente Juliette, souvent martyre du séducteur le plus en vue de son temps.
La divine  belle personne, en dépit d'un caractère attaché à la paix, rendit parfois la monnaie de sa pièce à cet immense écrivain qui avait fait de la neurasthénie un ensorcelant art de vivre au gré de ses orageuses lamentations.
Juliette se rebella sans perdre son élégance et aussi, il faut l'avouer, son sens d'une coquetterie maladive. La très délicate Madame Récamier avait un défaut assez encombrant: sa volonté naïve de plaire à tout prix  depuis sa prime jeunesse .
Même un réverbère se devait de l'admirer !
Les hommages sincères et répétés, les aveux, les tourments d'honorables galants (dont l'écrivain suisse Benjamin Constant et le prince Auguste de Prusse) tous deux proches de Madame de Staël, lui permettaient de respirer  à son aise.
Ne pas avancer entourée de soupirants l'aurait menée au tombeau plus vite qu'une crise cardiaque.
De son côté, Chateaubriand adorait souffrir des douleurs qu'il s'ingéniait à susciter par son égocentrisme puissant et sa manie d'absolue.
En résumé, c'était un couple invivable qui ne commit jamais l'erreur de vivre ensemble.
La légende enleva ces amants mûrissants bien plus haut que la réalité souvent tissée de ruptures hautaines, trahisons élégantes, bouderies à Rome, retrouvailles ferventes et incompréhensibles à Paris.
Pourtant ils sont entrés dans la nuit étoilée des amours littéraires !
Et ce fut Juliette Récamier qui recueillit l'ultime soupir de Chateaubriand, l'émanation de son dernier rêve...
L'ironique complice Jean d'Ormesson mêle sa voix à celle plus grave d'André Maurois ("René ou la vie de Chateaubriand") afin de nous raconter les fougueuses errances de ces amours mille fois perdues et retrouvées.
Elles ont commencé par choquer et attrister épouse et "belles amies " en titre.
La duchesse de Duras, "soeur honoraire" à défaut d'avoir les privilèges d'une amante, et la vicomtesse de Chateaubriand, épouse négligée et quantité négligeable, unirent leurs doléances...
Mais, rien n'empêcha le vicomte de continuer sa cour empressée à la mystérieuse Juliette invariablement vêtue de blanc. Une statue aux formes antiques qui se terrait chez elle, dans son minuscule logis de l'Abbaye-aux Bois.
Ruinée sans regretter son ancienne opulence, séparée d'un mari bien plus âgé, qui ne la connaissait guère et ne l'avait guère "connue", la discrète Madame Récamier  recevait les esprits éminemment cultivés en son salon aussi fermé qu'un club anglais.
Elle savait également y contenir par son angélique amitié les déclarations de ses admirateurs de la très bonne noblesse; en particulier Mathieu de Montmorency, jaloux et furibond des avances du grand écrivain que l'on payait de retour semblait-il...
Alors qu'il avait tant souffert lui-même des caprices de cette étrange créature affectant d'aimer de loin... souci d'élégance absolue oblige !
L'idéaliste Juliette descendit de sa tour d'ivoire afin de combler le seul homme qui justement était incapable de se contenter d'une unique amante.
Paradoxe affreux qui scanda de ruptures ou de rancune un lien si bizarre qu'il ne rompit jamais.
A l'automne 1817, déçu par la Restauration autant qu'il l'avait été de l'Empire, Chateaubriand ne jouait aucun rôle politique.
Libre, excédé par la  classe politique entière, il se consacra à sa conquête.
Madame Récamier, fière citadelle invulnérable aux yeux de leur petit univers, ne résista que l'espace d'un matin à cet éternel jeune homme qui eût l'audace de l'enlever corps et âme sous les ramures du parc de Chantilly.
Ce mot chatoyant de Chantilly résonna au gré de leurs bourrasques à la façon d'un refrain apaisant. Comment oublier Chantilly et les soupirs cachés, les premiers serments, l'abandon parmi les appels fantasques des oiseaux nocturnes ?
Chateaubriand ne cessa de citer ce jardin où dort pour toujours le souvenir d'une étreinte; folie au delà du bien et du mal qui scella leur lien tourmenté:
"N'oubliez pas la forêt de Chantilly" disait-il, et Juliette retrouvait l'espoir d'un prochain bonheur...
Puis vinrent les rites, (chaque couple n'a-t-il à cœur d'en inventer ?) ceux du vicomte et de Madame Récamier furent de se donner des rendez-vous à L'Abbaye-aux-Bois, aux portes de Paris.
Comme cela ne pouvait suffire à nourrir le vide passager de l'absence, ils se rejoignirent en griffonnant des "billets " rapides, exhalant le parfum d'une passion si naturellement sincère que le temps n'en altère pas la flamme claire.
Il faudrait être fabriqué de fer et de bronze pour ne pas tressaillir en lisant ces phrases ardentes tracées par une Juliette éperdue, le 20 mars 1819,  à trois heures de l'après-midi, d'une main tremblante, la main d'une amoureuse qui ne s'appartient plus:
 "Il ne dépend plus de moi, ni de vous, ni de personne, de m'empêcher de vous aimer; mon amour, ma vie, mon cœur, tout est à vous."
François-René abdique, à l'ébahissement de tous, son incommensurable égoïsme et cette inaltérable faculté d'amasser les conquêtes féminines.
C'est momentané, mais il se convainc sans peine de sa neuve situation de chevalier épris d'une seule reine;
"Ne vous désolez pas, mon bel ange. Je vous aime, je vous aimerai toujours je ne changerai jamais.
Je vous écrirai; je reviendrai vite et quand vous l'ordonnerez."
Le vicomte se ment à lui-même, Juliette n'est nullement dupe de sa folie amoureuse, mais ils feignent tous deux d''ignorer les orages qui ne manqueront guère d'éclater.
Monsieur de Chateaubriand caresse le dessein de devenir ambassadeur à Londres, la politique, son démon acariâtre lui réservant d'injustes ou favorables secousses, ne l'éloigne pas de Juliette.
Ses visites à sa douce amante logée dans une chambre pareille à une cellule de nonne, se déroulent selon un protocole amoureux les élevant au rang d'oeuvre d'art:
"La chambre à coucher était ornée d'une bibliothèque, d'une harpe, d'un piano, du portrait de Madame de Staël et d'une vue de Coppet au clair de lune. Sur les fenêtres étaient des pots de fleurs. Quand tout essoufflé, après avoir grimpé trois étages, j'entrai dans la cellule, à l'approche du soir, j'étais ravi.
La plongée des fenêtres était sur le jardin de l'Abbaye, dans la corbeille verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des pensionnaires.
La cime d'un acacia arrivait à la hauteur de l’œil; des clochers pointus coupaient le ciel et l'on apercevait à l'horizon les collines de Sèvres.
Le soleil couchant dorait le tableau et entrait par les fenêtres ouvertes. Madame Récamier était à son piano; l'angélus tintait; les sons de la cloche, qui semblait pleurer le jour qui se mourait se mêlaient aux derniers accents de l'invocation à la nuit de Roméo et Juliette.
Quelques oiseaux venaient se coucher dans las jalousies relevées de la fenêtre.
Je rejoignais le silence et la solitude, par dessus le tumulte et le bruit d'une grande cité.
Dieu, en me donnant ces heures de paix me dédommageait de mes heures de trouble."
Toutefois, la vie mouvementée du conteur flirtant avec l'ambition d'un homme épris de gloire brisa ce mélodieux accord.
Ambassadeur et infiniment fier de l'être à Londres, une revanche éclatante sur son passé de jeune émigré souffrant d'une violente misère, le vicomte mena grand train; le fringant quinquagénaire en profita, entre deux négociations sérieuses, pour ravager, avec une magnifique conscience professionnelle, les rangs des belles et remarquables anglaises que sa haute situation ravissait.
Trente années s'étaient englouties dans l'océan du regret, Londres était aux pieds de l'ancien rescapé de la guillotine.
Il revit son ancien amour, l'exquise Charlotte Ives, et l'outragea profondément de sa condescendance bienveillante. Le présent seul se devait de bruire.
Bientôt Madame Récamier osa quelques tristes allusions épistolaires qui déclenchèrent l'ire exaspérée du très puissant diplomate:
"Vous mériteriez bien une légère infidélité, j'ai vu un temps où vous vouliez savoir si j'avais des maîtresses et où vous paraissiez ne vous en soucier."
Le style d'un homme qui n'a aucune envie de rendre des comptes afflige par sa banalité, même quand il s'agit de l'Enchanteur des Lettres Françaises.
 Mais, l'épouse de Chateaubriand et la duchesse de Duras, pauvre femme sacrée une bonne fois pour toutes, à son immense désespoir, "meilleure amie" de l'écrivain, recevaient bien pire !
Or, en Angleterre le glorieux ambassadeur se souciait de l'Espagne, pays en proie aux convulsions d'une guerre civile mettant en péril le roi Ferdinand VII.
On était encore dans "l'Europe des congrès",cette fois, c'était à Vérone, la cité de Roméo et Juliette, que devait se décider le sort du monarque espagnol menacé par les Cortès insurgés.
L'Europe volerait-elle à son secours ?
Chateaubriand se retrouva donc dans la ville italienne  accompagnée de Madame Récamier.
 Il brilla de mille feux et ne craignit pas de l'annoncer:
 "Je quitterai Vérone laissant la réputation d'un homme capable et à craindre."
 Cette conviction vaniteuse se vérifia. Et, la récompense ne tarda guère: le vicomte accéda au poste envié de ministre des Affaires Etrangères.
Il planait dans le ciel diplomatique, pour lui l'antichambre du paradis;
 pour Madame Récamier, c'était, au contraire, l'antichambre du purgatoire sentimental...
L'exercice du pouvoir est un mirage des plus fascinants: le nouveau ministre, fort occupé à rétablir le roi d'Espagne sur son trône, fut très vite l'objet de flatteuses entreprises de séduction.
La plus volcanique des aristocrates de la cour, une blonde Circé répondant au nom sonore de Cordélia de Castellane tendit ses ravissants rets et le ministre se fit une joie de s'y précipiter.
La suave Juliette déjà pour l'époque d'âge mûr en dépit de son charma élégant, ne pouvait lutter contre cette  très jeune femme à l'allure de reine des neiges avec son teint d'opale, son regard bleu vif et  surtout ses manières de jolie créature ravie de son ascendant sur les hommes en général ... et le vicomte de Chateaubriand en particulier !
Le ministre en devint complètement fou!
De toutes ses belles amantes, Cordélia est la seule qu'il tutoie, à laquelle il invente des mots délirants, des déclarations de jeune homme qui soudain découvre le sentiment dans sa splendeur adolescente. Juliette oppose à sa rivale ses armes favorites: douceur et silence...
Puis, se lasse, car le vicomte se rend ridicule !
Au point de confondre de surprise un jeune diplomate venant lui apprendre  une nouvelle fraîche affermissant la prise du Trocadéro: ce bastion des Cortés tombé grâce aux français le 31 août 1823. Cette fois, c'est Cadix s'écrie le charmant attaché, c'est Cadix qui se rend !
 Mais le ministre semble lointain...
Que se passe-t-il ?
C'est que cette victoire française du 4 octobre 1823 oblige le vicomte à se priver d'une nuit entre les bras de Cordélia:
 "Tu vois mon malheur", écrit-il sauvagement;
 et son style s'emporte comme la marée montant vers les remparts de son Saint-Malo adoré:
"Que m'importe le monde sans toi ? Tu es venue me ravir jusqu'au plaisir de cette guerre que j'avais seul déterminée et dont la gloire me trouvait sensible. Aujourd'hui, tout a disparu à mes yeux, hors toi. C'est toi que je vois partout, que je cherche partout."
C'en est trop pour Juliette !
Elle se doute de tout, comprend tout et, accablée sans le dire, prend le parti de s'échapper en Italie.sur un coup de tête, elle décide de fuir à Rome.
Sans explications, sans scène, sans pleurs, et presque sans lettres. mais pas sans admirateurs.
Ses habituels soupirants l'escorteront!
Son ex-amant accepte son pittoresque exil et la rupture qui en découle.
Cordélia l'obsède, tant pis pour Juliette. L'une est jeune, l'autre a des cheveux mêlés de blanc, tout est dit.
Pourtant, le grand séducteur est vexé, et ne se l'avoue pas.
 Le voici  tentant une trêve au sein de la discorde:
 "Ce voyage est très inutile. Si vous partez, vous reviendrez au moins promptement."
En réalité, Juliette Récamier ne reviendra à Paris et à François-René de Chateaubriand qu'au bout de deux interminables années d'errance italienne et d'ennui mélancolique...
En deux ans, Chateaubriand a subi les griffes de la "Fortune", qui, dit Machiavel, "est chatte et vous griffe après vous avoir caressé". Il n'est plus ministre depuis le 6 juin 1824.
Son rival invétéré, Villèle, le premier ministre de Louis XVIII a réussi à le faire destituer: la lettre fatale lui apprenant sa chute le rejoint  au moment où il croit être à l'apogée de son influence politique; un lumineux matin de la Pentecôte, les fées mauvaises sabrent son mérite éclatant.
 Il a beau traiter sa dégringolade en incident mineur, le vicomte est cruellement atteint; et aussi fort appauvri...
Cordélia, en maîtresse ingrate, l'a abandonné. Aussi envoie-t-il, enfin, envoie encore quelques lettres agacés à Juliette.
La voyageuse, adulée à Rome malgré ses cinquante ans, irrémédiablement attirante, consolée et choyée par la gent masculine la plus prestigieuse, n'écrit plus, ou peu.
Pourtant son périple italien, de Naples à Venise, la ramène en France.
Se languit-elle  de Chateaubriand ?
Bien mieux: ayant appris ses infortunes, elle revient vers lui.
Toutefois, la crainte affreuse d'être rejetée par ce collectionneur invétéré noircit son retour,  et l'amante fidèle se hâte lentement.
La voici, au printemps 1825, aux portes de Paris...
Aime-elle encore cet amant qui la regrette peut-être ?
L'âme humaine est mouvante, certaine et incertaine, les cœurs ont d'étranges abysses inconnus aux esprits privés de passion.
Juliette s'interroge, hésite, et finit par écrire sans y croire à François-René.
Répondra-t-il ?
Son amour-propre passera-t-il avant les braises de l'amour étouffé depuis  plus de deux ans ?
Il faut croire aux miracles parfois .
La réponse de Chateaubriand à la lettre de Juliette c'est lui !
Le mardi 31 mai 1825, il se rend au rendez-vous de cette amante à la fois fidèle et capricieuse qu'il ne peut oublier.
Juliette, émue à s'évanouir, guette son pas faisant crisser les marches montant à sa chambre ensoleillée de l'Abbaye-aux-Bois.
Deux ans, voici deux ans qu'ils sont absents l'un de l'autre, pourvu que ne fusent nuls reproches mesquins, nulle parole hautaine, nulle flèche injuste, ce ne doit pas être une stérile et vulgaire confrontation.
C'est une aimable invitation, d'ailleurs le thé en usage chez les gens bien élevés sert de prétexte charmant; deux êtres qui se sont adorés se revoient dans le vacarme des oiseaux et les reflets d'ailes sur les murs.
La nièce de Juliette a laissé un tendre récit de ces retrouvailles; mais Jean d'Ormesson semble y avoir assisté, caché on ne sait dans quel recoin:
"Ils se jettent, sans un mot, dans les bras l'un de l'autre.
Et puis ils se dégagent, ils se regardent longuement.
René regarde Juliette: elle a beaucoup de cheveux blancs. Juliette regarde René: il a beaucoup de rides. Mais ils sentent leur cœur qui se remet comme jadis à battre à l'unisson. Ils n'ont pas besoin de parler: ils se sont déjà retrouvés.
Dix-huit mois de défiance, de jalousies, de mensonges, de chagrin s'abolissent d'un seul coup."
Juliette et François-René reverdissent !
Heureuse fin ?
Ce serait trop facile !
La ronde des amantes, les houles perpétuelles du destin reprennent leur cours.
Chateaubriand, l'homme des sublimes pamphlets, l'homme de la phrase harmonieuse, précise,limpide, retentissante comme la mer, reste un génie littéraire sujet aux emballements voluptueux.
Ce ne sera qu'à l'aube de ses 65 ans et des 57 de Juliette, (à la beauté à peine effleurée par le temps)   un soir d'automne 1832, que l'incorrigible séducteur, touché par un envoûtement imprévu, lors d'un pèlerinage sur la tombe de Madame de Staël, au bord du lac Léman, confie à une page blanche ce poème en prose éclairé d'un rayon de lune:
"Maintenant, en écrivant cette page à minuit, tandis que tout repose autour de moi et qu'à travers une fenêtre je vois briller quelques étoiles sur les Alpes, il me semble que tout ce que j'ai aimé, je l'ai aimé dans Juliette, qu'elle était la source cachée de toutes mes tendresses, qu'amours véritables ou folies, ce n'était qu'elle que j'aimais."
Plus tard encore, Juliette refusera d'épouser Chateaubriand veuf de son épouse Céleste (pour laquelle il éprouvait une vague affection).
Les deux amants légendaires se virent chaque jour, et chacun de leurs rendez-vous fut une oeuvre d'art...
Jusqu'à la mort de François-René en 1848. Inconsolable, Juliette le rejoignit vite au Ciel des amours incompréhensibles et sincères.
Chateaubriand nous a donné "Les mémoires d'outre-tombe", Juliette l'exemple pur et tendre d'un attachement proche de la dévotion.
Qui peut être assez fou pour donner son coeur en échange de si peu ?
François-René  était en vérité assez souvent prisonnier de son amour-propre. L'adoration de Juliette venait-t-elle d'une imagination exacerbée ou d'une envie irrésistible d'aimer un "grand homme"?
Ces interrogations sont finalement absurdes, Juliette était incapable de ne pas aimer "l'enchanteur".
C'est si simple et si étrange et c'est la clef des amours impossibles ou insolites.
Il faut relire Chateaubriand, cet égoïste de génie qui fut aimé de façon absolue par une femme exquise et séduit par une armée d'admiratrices excitées .
Magicien du cœur humain, musicien des mots, mortel amoureux d'une étoile ou d'une sylphide, gouverneur des nostalgies et chantre des émotions éternelles.
Sa voix réveille les harmonies cachées et sa simplicité mélodieuse ranime nos amours...
Laissez-vous enlever ! et n'oubliez pas Juliette, musicale présence veillant depuis l'autre monde sur son amant libéré de ses orageuses contradictions terrestres...

A bientôt !
 Nathalie-Alix de La Panouse
Juliette Récamier par François Gérard :
un merveilleux portrait
 de la plus charmante, la plus mélancolique,
 et la plus étrangement fidèle des amantes de François-René de Chateaubriand

Château de St Michel de Lanès



Cabinet St Michel Immobilier CSMI


mardi 7 juin 2016

"Fortune de France": la belle aventure de Robert Merle

Un vent de "Fronde" se leva un beau matin dans le Paris tortueux, boueux et véhément  de 1648.
Le peuple, les Bourgeois de Paris, les grands seigneurs, les membres du Parlement, tous étouffés par les impôts, s'unirent dans une révolte qui faillit emporter le maigre enfant roi Louis XIV et, avec sa frêle personne, le cardinal le plus méprisé et abhorré de France: Mazarin.
Pourquoi tant de haine, de violence et d'arrogante frénésie ?
 La France de Louis XIII sous l'intègre et implacable gouvernement de Richelieu, ministre accompli luttant afin de ramener paix intérieure et prospérité en dépit des incessants complots des Grands, s'était-elle envolée comme un songe ?
Où étaient passés la fidélité des sujets confiants dans les efforts d'un roi qui s'était évertué à sauver son pays envahi par les espagnols, et à maintenir l'unité au sein de ses provinces disparates ?
Un fil d'Ariane nous guide dés 1635 vers ces péripéties périlleuses:
c'est  tout simplement un homme et un fort bel homme  , le cavalier du roman  de Robert Merle ,"Le glaive et les amours "! Duc depuis peu et farouchement fier de l'être, titre gagné par sa bravoure lors du siège de la Rochelle en 1628, mais duc tout de même, séducteur passionné de la gent féminine, bon époux et bon père, ce qui indique une admirable largeur d'esprit, cavalier infatigable, bretteur émérite, et, ce qui ne gâte rien, d'une intelligence aussi aiguisée que la pointe de sa rapière sans oublier un sens de la ruse en tout point digne d'Ulysse d'Ithaque.
D'ailleurs sa chaste et fidèle épouse emprunte beaucoup de traits à la reine Pénélope !
N'a-t-il de qui tenir cet être éminemment prodigieux ?
Il est le fils du plus sympathique héros jamais inventé au 20ème siècle: Pierre de Siorac, l'habile gentilhomme d'aventures qui galope sur sa vaillante jument Accla tout au long des complots, duels, escarmouches, et autres furieuses algarades, dont déborde le fleuve tempétueux de "Fortune de France ".
Pierre mit son ardeur de languedocien pauvre et intrépide à suivre le panache de son béarnais de roi: Henri IV. Sa vie se coula dans les vagues de l'épopée qui fit de la France un royaume où chacun, catholique ou protestant, paysan ou homme de guerre, devait vivre ensemble, dans l'harmonie des
"labourages et pâturages"...
Le duc d'Orbieu, Pierre II de Siorac, compagnon d'enfance du roi Louis XIII, juché sur "Accla" bis, emboîta le pas à son père en sacrifiant lui aussi  à la dure loi des "chamaillis", (les combats), si la Fortune de France, le sort de notre pays, l'exigeait.
Le vent de l'Histoire exalte ainsi ces héros fiers et hardis, collectionneurs de victoires et de jolies "drolettes" (jeunes filles) de père en fils, à condition qu'elles se refusent à jouer les "pimpésouées"(mijaurées !) passant le plus inutile de leur temps à se pimplocher (se farder).
L'auteur de ces pittoresques aventures fleurant un humanisme vigoureux trempé dans la petite et la grande Histoire, Robert Merle, fut aussi un gentilhomme de la vie. Mais, s'il sortit son épée, ce fut pour défendre le goût des siècles ignorés et la saveur d'une langue: le français du XVIIe !
Parler incisif et voluptueux, étourdissant, croulant d'images; charriant les étincelles de mots colorés, tendres, exubérants, entêtants à l'instar d'une musique charmeuse, et précis comme le bout d'une plume traçant de virevoltants jambages sur une lettre d'amour.
Il s'en explique avec sa verve aimable dés son premier volume:
"Ce fut une entreprise longue, difficile et passionnante que de créer une langue archaïque qui parût être celle du temps, de lui donner, au surplus, un timbre personnel et de soutenir cette gageure au long de trois mille pages."
Ces efforts de soldat romain en valaient la peine ! Les nobles actions des deux beaux cavaliers Siorac, père et fils, rehaussés de cette verdeur d'un avril de la langue française captivent, enivrent et ragaillardissent même les esprits en proie aux mornes humeurs et aux tristes ennuis de l'an 2016.
Angoisses, agacements, soucis multiples, tout ce fatras épais s'évapore dés que les vastes embrouillaminis politiques de 1635 frappent à la porte: l'écrivain fait des palpitations du temps la respiration de chacun de ses lecteurs.
C'est la profonde puissance, la magie du roman historique façonné de sang, d'espoir et d'amour !
Les abondants tumultes des années du règne de Louis XIII précédant la naissance du futur Roi-Soleil
retentissent encore à grands fracas. Menaces du siège de Paris par l'armée espagnole, complots du frère du roi , Gaston d'Orléans, titré "traître de service", sotte tentative d'assassinat du Cardinal de Richelieu menée par la main malhabile et le cerveau insignifiant du splendide éphèbe Cinq-Mars, fringant favori du roi... On n'en finit plus !
Mais, qui se souvient qu'avant de combler la France d'un dauphin, en 1638,la belle reine Anne d'Autriche, immortalisée (et même déifiée) par son plus fringant amoureux, Alexandre Dumas dans "Les  Trois Mousquetaires ", avait frôlé la disgrâce, l'exil, en un mot: la chute absolue ?
Heureusement, Pierre duc d'Orbieu adore rafraîchir les mémoires, surtout celles d'un aréopage de gracieuses amies qui lui prêtent la plus attentive des oreilles.
En particulier, la sublime princesse de Guéméné qu'en homme galant, notre cavalier console, à heures perdues, de la perte  d'un époux dont l'absence éternelle ne lui laisse qu'une poignée de regrets. Cette créature de feu a beau atteindre un âge très risqué à cette cruelle époque où l'on vous croyait  un pied au bord de la tombe à l'orée de vos trente ou quarante printemps, elle éclate de jeunesse, et met une extrême ardeur à l'amoureux ouvrage...
Son secret n'a rien de diabolique:
"Elle avait passé trente ans, cela est sûr, et se peut bien davantage, mais il n'y paraissait pas, tant à la différence de nos hautes dames, paresseuses comme chattes sur leurs couches damassées, Madame de Guéméné prenait soin de sa guenille, comme disent nos dévots, lesquels du reste ne sauteraient pas un seul repas pour rejoindre plus vite leurs créateurs.
En ce siècle de goinfres, Madame de Guéméné mangeait peu, ne croquait jamais de sucreries, buvait plus d'eau de source que de vin, et se donnait beaucoup de mouvement."
Cette princesse préfigure les femmes modernes ! Elle n'a peur de rien, se jette dans l'eau froide de son étang et galope chaque jour sur ses terres, ô scandale, sans se jucher sur sa monture à l'élégante manière d'une amazone...
Mais, ce qui la rend exceptionnelle, à la vive exaspération de Catherine, l'ancienne maîtresse du duc d'Orbieu dûment épousée sur ordre du roi, c'est son bel esprit !
Affûtée et perspicace, la sulfureuse princesse de Guéméné devine sans peine les ahurissantes intrigues de la cour. Ainsi celle de la trahison de la reine en 1637 ! La reine ! Oui, hélas, Anne d'Autriche délaissée, méprisée, reléguée au fin fond du Louvre à l'instar d'une porcelaine usagée, venait de se rendre coupable de, oh, d'une petite chose, juste d'une petite lettre... Bien pire qu'un
billet à un amant, une lettre à un ambassadeur !
Un mot très simple, très naïf s'ingéniant à n'évoquer que certains renseignements des plus secrets aux ennemis espagnols et adressé à leur ancien ambassadeur à Paris, le marquis de Mirabel, ministre de l'Infant d'Espagne et homme de confiance du roi Philippe IV. L'affaire racontée de la jolie bouche de la princesse de Guéméné transporte le beau duc d'Orbieu au point de l'amener à dépasser "le seuil lumineux de l'amitié" .
C'est que cet épisode politique tourna vite à la comédie un tantinet érotique.
De quoi induire en tentation l'impatient Siorac, toujours prompt à enlever une citadelle féminine dont fort souvent on lui offre aimablement les clefs...
Voici la teneur de cette affaire annoncée dans les gloussements des "pimprenaux de cour" comme celle de la  "lettre aux tétins": l' imprudente reine, tête légère ne mesurant guère les dangereuses conséquences de sa missive, finalement assez imprécise, la confia à son valet, La Porte, serviteur loyal, qui se fit prendre en un clin d’œil.
L'homme garda le silence, dévouement louable mais inutile, le cardinal ayant tout compris. Toutefois, il fallait bien interroger la reine, lui jeter à la figure son évidente trahison, la faire trembler d'effroi, et réduire à néant son irréprochable complice: la mère supérieure du couvent du Val-de-Grâce.
Anne d'Autriche avait soulevé la suspicion de Richelieu, sans cesse à guetter ses allées et venues, en conversant de façon exagérée, sous l'inoffensif et pratique prétexte de dévotions indispensables, avec cette mère jouant un jeu bien trouble pour une servante du Seigneur:
"le cardinal se douta bien qu'il ne s'agissait pas de clabauderies d'oiselles pipiotant dans les ramures".
Richelieu exige ainsi du ministre le plus intègre, le plus froid, le plus austère que la France ait jamais engendrée, le chancelier Séguier, qu'il tire de la reine de complets aveux. La cour est au comble de l'impatience: le chancelier osera-t-il  ? Obéissant aveuglément au cardinal, le chancelier, empêtré, se borne à énoncer les faits: il détient une lettre de la reine contenant quelques informations sur les armées du royaume.
La reine nie avec véhémence, et d'un geste preste, attrape la lettre embarrassante et la glisse à l'abri de son corsage!
Plantant son beau regard gris-vert dans les yeux exorbités d'horreur du digne chancelier, la voilà qui le met au défi ! S'il veut cette pièce à conviction, eh bien, qu'il la prenne ! Le chancelier ne balance pas une seconde; entre l'indélicatesse de fourrager sous les seins opulents d'Anne d'Autriche et la terrible obligation d'affronter l'ire du cardinal, le choix  s'impose: "le chancelier, alors, s'avança hardiment vers la reine, et immobilisant son bras gauche, plongea la main dans son décolleté.
A vrai dire, il tâtonnait pas mal, n'étant pas coutumier de cet exercice."
On imagine les dames de la reine en train de s'étrangler de rire, le chancelier rouge comme la crête d'un coq, la reine feignant d'être offusquée, mais la mine réjouie, en dépit de la gravité de sa situation, la main levée afin de fustiger l'impudent d'un bon soufflet... Enfin, la crise diplomatique atteint son apogée. Ne tolérant plus la maladresse du chancelier, Anne d'Autriche sort la lettre de son tiède refuge, tant pis, à Dieu va ! le piteux chancelier s'enfuit, honteux d'avoir touché de prés "les tétins de la reine de France !".
Bon prince, le cardinal se donne le luxe infinie de pardonner son erreur "gravissime" à cette femme-enfant qui se confesse de grand cœur. La raison de cette étrange mansuétude est toute politique: la reine et le roi vont dorénavant être annoncés comme le couple le plus uni du monde. Il est urgent d'éliminer l'infatigable Gaston d'Orléans qui, faute d'héritier de Louis XIII, se voit déjà ceindre le couronne. La reine écrit donc une supplique au roi, ce dernier pardonne ses égarements, un peu à contre-cœur, mais le moyen d'agir autrement ?
D'ailleurs, tout est de la faute des espagnols:
"nos ennemis, explique haut et clair Richelieu devant les envoyés de Venise (diplomates excessivement doués afin de répandre vrais et faux bruits dans toute l'Europe) se servent de certains moyens dont j'ai répugnance à parler. Ils recourent à des religieuses pour pousser la reine à la faute (la reine, en vérité, n'avait besoin que d'elle-même pour ce résultat !)"
Le cardinal prouve ensuite qu'il mérite le titre de roi des diplomates passés, présents et futurs en affirmant sans l'ombre d'une hésitation: "La reine est une bonne personne, pleine de mérites, elle n'a pas fait de fautes, sinon, parce qu'étant femme, elle s'est laissé conduire par affection et par les sentiments qu'elle a pour sa maison."
La trahison d'Anne d'Autriche se métamorphose en une ode à l'esprit de famille ! Personne ne se laisse abuser, qu'importe, l'honneur de la reine est sauf, et la route vers la réconciliation du couple en duel grande ouverte... Le ciel dans sa bonté intervient avec célérité et bonne humeur. Voilà qu'au soir du 5 décembre 1637, le roi eût le caprice d'aller séjourner à Saint-Maur, juste après s'être offert un aparté exquisement mélancolique avec sa dame de cœur, Mademoiselle de La Fayette, évanescente créature qui, incapable de songer à un lien torride, horrifiée à l'idée d' une passion charnelle sauvage et irrépressible, avait préféré mettre entre sa délicate personne et son royal amoureux l'éternelle grille d'un couvent parisien.
Moqueuse, la Providence veillant sur la "Fortune de France" mit à profit ce sentiment éthéré unissant Louis XIII à son amour impossible afin d'expédier le roi tout droit dans le lit de la reine. Un orage épouvantable éclate ! Tonnerre, éclairs, grêle, foudre, trombes, le ciel se fond en eau, le roi court au Louvre, malédiction !
Son mobilier, ses vêtements, ses domestiques, sa nourriture, tout cet attirail indispensable a sagement obéi aux ordres prodigués tôt matin, tout est à Saint-Maur !
Trempé, affamé, perdu entre ses murs vides, gelé, le monarque se réfugie dans le seul appartement chauffé et confortable qui puisse convenir à sa royale déconfiture: celui de la reine !
Que va-t-il se passer ? La reine le voudra-t-elle ? Et bien, oui et davantage: le duc d'Orbieu, un brin égrillard, s'amuse à raconter ce secret d'alcôve obtenu grâce à une de ses anciennes servantes.
Louis XIII est déshabillé, essuyé, douillettement enveloppé de la propre robe de chambre de son épouse hilare, puis, enivré de vins capiteux et... la suite ne tarde guère; Angélique, la jolie servante tire les courtines et, chuchote-t-elle: "l'huis reclos je les entendais rire encore."
Louis XVI aurait ainsi été créé dans un éclat de rire !
La reine s'est libérée d'exquise manière de sa dette envers le cardinal... En janvier 1638, notre cavalier ducal apprend, en même temps que la France des villes et des campagnes, qu'un dauphin
fera bientôt sa brillante apparition: le peuple tombe en prières, Pierre de Siorac  a besoin d'un réconfort d'un autre genre.
Madame de Guéméné toujours et encore ! Son affection paisible envers l'adorable Catherine, son épouse tant dévouée, mère exemplaire et incarnation élégante des vertus du foyer, Monsieur le duc d'Orbieu brûle pour cette sirène en pleine maturité.
La sécurité du royaume semble assuré, les espagnols reculent, l'influence du cardinal atteint son apogée, le roi est aimé de ses sujets et en aime un à l'excès: Cinq-Mars, "le plus insufférable coquelet de la Création". Qu'importe cet attachement pour le moins étrange, la reine va sauver la dynastie; au repos, le guerrier d'Orbieu  court se consacrer à ses amours.
Or, le voilà qui se heurte à son rival et frère d'armes, le comte de Sault, un homme de fer,
un Apollon doublé du dieu Mars; cette armoire à glace écrase une larme. Spectacle absurde, indigne d'un pareil gentilhomme. Furieux, anéanti, humilié, le comte essaie de lutter contre une naturelle amertume:
"Babillebahou, dit-il. Cher duc, elle (la princesse bien sûr!) est tout à fait raffolée de vous et j'enrage!
A peu que je ne vous appelle sur le pré pour en découdre!"
Menace qui n'intimide certes pas notre bretteur de Siorac, à l'instar des gascons de sa noble race, il sait manier sa rapière dans les règles de l'art, sans oublier la fameuse "botte de famille" !
Par contre, les deux prétendants à la couche de Madame de Guéméné risquent d'avoir la tête tranchée net si on les prend en train de tirer l'épée... Le comte de Sault, se souvenant de leur ancienne complicité militaire, s'efface, la mort dans l'âme; et, notre Siorac s'en va à son rendez-vous galant.
Madame la princesse de Guéméné aurait bien à le maudire: n'est-il pas homme à bonnes fortunes ?
Marié, passe encore, mais reçu de lit en lit, de province en province, par des hôtesses généreuses,
cela met en doute les déclarations passionnées...
Tant pis, l'amour a frappé, on s'accommodera des faiblesses de l'amoureux auquel on demande d'ôter ses bottes et son pourpoint, une fantaisie de grande dame... Puis, la situation se noie dans une agréable confusion: " M'ami, dit la belle princesse, courez fermer le verrou, et mettez de l'ordre dans votre vêture. Je n'aime pas les hommes à demi habillés ou à demi nus."
Que comprendre ? Un cavalier sachant saisir son avantage, le duc choisit ce qui convient le mieux...
"Monsieur ! A l'instant où vous entrâtes dans mes draps, sachez que je me suis dessaisie de mon commandement."
Laissons ce répit à notre beau Pierre de Siorac le deuxième, les épreuves se déchaîneront assez vite, la "Fortune de France " reste fragile, autant que la santé défaillante à la fois du roi et du cardinal...
N'hésitez pas à partir au grand galop, sous l'égide de Robert Merle, vers ce royaume infini, prophétique et vibrant qui se nomme l'Histoire  .
Une contrée qui ne vous décevra jamais ...

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse