mardi 31 mai 2016

Pages Capriotes: Anacapri, Villa San Michele ou le fantôme de Tibère

Le rêve d'un chimérique docteur Suédois ou la Villa San Michele

Sur la montagne d'Anacapri, la "villa San Michele" est un oiseau de pierre gardé par un sphinx de granit rose.
Un songe antique tiré des sources bleues du fleuve de l'oubli, par un chevalier venu des pays neigeux de Scandinavie, fils adoptif des rois de Thulé.
"Ils reviendront ces Dieux que tu pleures toujours" s'écriait Gérard de Nerval à la napolitaine Myrtho. Cette fervente prophétie a pris possession d'un balcon surnaturel; celui d'un archange veillant sur le dernier séjour terrestre de l'empereur Tibère.
 L'ultime escale d'Ulysse aurait pu être ce belvédère sacré. Une nymphe au regard vert, sœur de Circé, confidente de Calypso, guette l'imprévisible voyageur entre les blanches colonnes.
 Un esprit singulier anime les calmes visages de pierre rayonnant d'une noble harmonie, les douces allées accrochées à la falaise d 'or brûlé, les graciles pergolas abritant fantômes de patriciens ou de moines aux yeux grands ouverts sur l'abîme.
Trois cent mètres plus bas, la mer chatoie de sa beauté indomptable et fantasque.
Autour de la maison ,vers la chapelle endormie, un frisson ébranle les arcades immaculées: Homère chante, les Dieux sourient sous les glycines... Ils n'ont pas menti: les voici enfin revenus.
Vers 1890, un jeune étudiant en médecine suédois répondant au nom assez dur à extirper d'une bouche italienne, Axel Munthe, rencontre une fille de Zeus au pied des falaises d'Anacapri. L'ensorcelante Gioia le guide d'un pas céleste vers les 777 marches menant au ciel, c'est à dire vers Anacapri, village de bergers et de vignerons  où l'empereur Tibère, "Timberio" pour les habitants de l'île, contempla , 11 années durant, le soleil se coucher sur la mer couleur de vin.
Les éclats de marbre rouge pleuvent des rochers, les maléfices descendent du haut des sentiers vertigineux, Axel, envoûté, suit la bella Gioia et son adorable petite  Rosina, une ânesse à laquelle l'amour et la courtoisie de sa maîtresse font éviter les charges et la rapidité dans un périple harassant.
Mais Gioia, aussi têtue que Rosina, refuse net de grimper jusqu'au balcon d'Anacapri: la visite habituelle à la "Grotte Matromania " ou à "l'Arco Naturale" devrait suffire à combler ce séduisant visiteur pâle comme une nappe d'autel.
 Le jeune "pazzo", le fou que vient de devenir Axel Munthe, n'écoute pas les exhortations à la prudence de sa belle amie; il faut se mettre à l'ombre... La chaleur de midi foudroie comme une armée de glaives !
Le Monte Solaro irradie ainsi qu'un temple abandonné, Axel entend l'appel du passé. La brûlure du destin l'emporte sur la douceur d'une halte en bonne compagnie: "il fallait que je grimpe sur la montagne".
Une impulsion spirituelle qui va vite se parer d'un nom... Sur son rude chemin, le Suédois mourant de soif se voit nourri d'une orange par une femme sans âge qui escalade courageusement les sentiers glissants à la recherche des heureux destinataires de ses lettres entassées au fond de son panier. Maria Porta-Lettere est une héroïne de la poste insulaire !
Une bien aimable missionnaire du courrier, d'autant plus exemplaire qu'elle elle ne saisit guère les adresses pompeuses gâtant ses enveloppes sacrées. Qu'en termes étranges les noms des braves gens d'ici sont énoncés !
Ainsi, cette mystérieuse Gentilissima Signorina Rosina Mazzarella,
serait-ce, dans le petit monde de Capri, la Cacciacavallara (femme des fromages) ou la Capatosta (testue) ou mieux, la Zopparella (boiteuse) ?
Attendri et ensorcelé par cette magicienne, cette pythie de la baie de Naples, Axel tente d'élucider les énigmes offertes à sa sagacité.
Les Dieux émus se concertent de plus belle: ce barbare nordique mérite sa récompense !
Et une mélodie s'échappe des orangers: "San Michele"... Là, c'est la chapelle de San Michele, dit la pythie porteuse de mots d'amour (Que peut-on envoyer d'autres à Capri ?). C'est une révélation ! Le romantique docteur croit voir tourner, sous ses yeux aveuglés de lumière pure, l'irréfragable roue gouvernée par Chronos. Passé, présent, avenir aboutissent à ce nom d'archange: "San Michele".
Axel Munthe a trouvé le sens profond de son existence !
Un paradis à relever sous l'égide d'un fantôme en manteau rouge, la sanglante marque de l'empereur Tibére...
Une chapelle et les vestiges d'une maison romaine: tout ce champ de débris somptueux est encore davantage ravagé par l'industrieux MastroVincenzo. Cerveau frustre mais fertile, ce menuisier des montagnes marche sur le marbre, casse les colonnes de granit écarlate et envoie valser les pièces portant la "noble tête d'Auguste" comme d'autres les cailloux.
Le cœur d'Axel bat au triple galop quand son nouvel ami lui raconte tout bonnement sa découverte d'une salle magnifique:
 "avec des murs rouges entièrement décorés de peintures; avec des chrétiens en grand nombre, complètement nus, les mains pleines de fleurs et de grappes de raisin."
Hélas, au lieu de se pâmer d'admiration, le brave paysan s'est voilé la face devant ce spectacle impie! Pire: il s'est évertué à recouvrir ces fresques de ciment ! Un dur labeur... Heureusement, la chapelle ne lui appartient pas. On la dit hantée d'un grand moine scrutant la mer, les cloches disparues tintent depuis l'au-delà; et l'empereur Tibère, métamorphosé en un énorme serpent noir, épouvante le trop curieux promeneur.
Axel n'en peut plus: il ne craint certainement pas d'affronter ce fatras de légendes ! Il est chez lui, voilà tout: "J'escaladai le mur, et montai l'étroite ruelle vers la chapelle. Le sol était jonché jusqu'à hauteur d'homme des débris de la voûte écroulée; les murs étaient couverts de lierre et de chèvrefeuille sauvage, et des centaines de lézards jouaient joyeusement parmi les grosses touffes de myrte et de romarin... un gros serpent endormi sur la mosaïque ensoleillée déroula lentement ses anneaux noirs et rentra en rampant dans la chapelle, avec un sifflement menaçant.
Etait-ce le spectre du vieil empereur sinistre hantant les ruines de ce qui avait été sa villa impériale ?"
Qu'importe !
Axel, généreux, idéaliste, compatissant aux douleurs des animaux autant que des humains, veut élever une retraite vouée à l'harmonie et au bonheur, un refuge pour bêtes blessées ou abandonnées, esprits en déroute, amis mélancoliques; un sanctuaire ouvert au dieu des vents, à la clarté invulnérable; un temple affermi dans la certitude de l'immortalité de l'âme:
"Vivre en un tel lieu ! mourir en un tel lieu ! si toutefois la mort peut jamais vaincre un jour la joie éternelle d'une telle vie !"
Mais, un endroit traversé par les fleuves coulant en des royaumes invisibles, dicte ses conditions.
Le jeune homme déborde d'exaltation, de projets, de visions exquises. Soudain, le fantôme en manteau rouge qui, Axel l'ignore encore, deviendra son compagnon imprévisible et tenace, propose un pacte:
" Tout cela sera à toi, dit-il d'une voix mélodieuse, embrassant l'horizon d'un geste de la main, la chapelle, le jardin, la maison, la montagne avec son château; tout sera à toi si tu es disposé à y mettre le prix."
Les hommes de Scandinavie habitués à voir trotter des lutins dans leurs immenses forêts ne montrent nulle sotte mauvaise humeur ou méfiance mesquine quand le surnaturel frappe à la porte. Axel déploie un trésor de bonne volonté afin de convaincre ce spectre intimidant mais assez amical.
Un très respectable ambassadeur dont l'accent âpre, le latin parfait et le glaive court lui rappellent vaguement quelque illustre personnage de la Pax Romana...
Qu'à cela ne tienne ! sans l'ombre d'une hésitation, l'étudiant pauvre accepte, l'ivresse au cœur, de donner sa vie à ce domaine se lamentant sur sa triste incurie ! Un seul détail le gène, presque rien, le son de la réalité au sein de ces prestiges évanouis; peut-être le fantôme, homme semblant doué de bon sens, aurait-il une solution:
"Comment puis-je acheter cette maison, mes mains sont vides ?"
L'homme au glaive  à cette fière réponse:
 "Tes mains sont vides mais elles sont vigoureuses, ton cerveau est impétueux mais clair, ta volonté est saine; tu réussiras. Je t'aiderai."
Axel reçois une leçon de courage , et une indication extraordinaire .Il veut tant de choses , des colonnes de marbre , des guirlandes de vigne , des avenues de cyprès , et , il ne sait pas d'où surgit ce fol désir , un sphinx allongé sur le parapet de la chapelle , un gardien des tombeaux des pharaons comme passerelle étendue sur l'océan des âges . Le fantôme approuve et en son langage clair-obscur , il pousse la magnanimité à ouvrir la route ;  non loin ,le sphinx attend depuis 2000 ans d'être hissé par Axel au sommet de la falaise:
 "Cherche et tu le trouveras, il t'en coûtera presque la vie pour l'amener ici, mais tu le feras."
Les spectres ont la manie déplorable de vous quitter au moment où vous mourez d'envie de les harceler de questions. Le fantôme d'Anacapri ne fait pas exception à cette loi non écrite. Axel est désormais seul maître à bord de son vaisseau de pierre effondrée sous les branches immobiles des pins grillés de soleil.
Le roman de San Michele est né.
En 1895, médecin et humaniste, Axel Munthe achète la chapelle effondrée d'Anacapri et, dans son sillage d'orangers, de pins et de jasmins sauvages, trente siècles de destins entassés sous les morceaux épars de marbre rougeoyants ...
Par une bizarrerie du destin, le jeune médecin mettra ses talents à la fois au service des pauvres de Naples, de la haute-aristocratie cosmopolite s'égaillant entre Rome et Sorrente et des humbles animaux négligés dans tous les milieux. Anacapri accueillera les princes amateurs de ferveur latine et les chiens malades; un petit babouin accablant son entourage de mille facéties sera l'hôte le plus gâté de San Michele...
Cet amour indéfectible des animaux, bien avant la profession de foi d'un Gérald Durrell, contribue à rehausser l'attachante figure d'Axel Munthe. Ce médecin qu'aucune misère ne laissait insensible puisait-il sa bonté dans la terre de Saint-François d'Assise ? La sainte allégresse de sa chapelle, la perfection dépouillée de sa longue maison, patiemment édifiée sur les fouilles romaines, exacerbaient -elles sa générosité ? Pourquoi une maison ne rendrait-elle altruiste si elle vous apprend le bonheur ?
A chaque moment de répit, une fois soulagées les souffrances physiques ou morales de ses malades du grand monde ou du petit peuple, le médecin descend au profond des mystères de sa maison:
 "du lever au coucher du soleil je travaillais dur dans ce qui avait été le jardin de Mastro Vincenzo, creusant les fondations des grandes arches de la loggia devant ma demeure future."
 Toute une famille l'aide avec enthousiasme ! Personne ne sait lire ou écrire, aucune importance:
 le secret des arches les habite de père en fils.
Confiants en ce médecin qui fait maintenant partie de l'île, les fils et filles de Mastro Nicola, se fient aux dessins enfantins d'Axel.
Cela conduirait au drame si une influence étrange ne s'ingéniait à guider le chantier. Les étés de labeur lient encore plus l'idéaliste bâtisseur à ses vaillants amis insulaires. La chapelle révèle sa crypte où deux moines reposent depuis 500 ans, leurs crucifix serrés au creux de leurs mains. Du fond de leur sommeil éternel, ils envoient un sourire paisible au nouveau maître des lieux.
Peu à peu, une foule de miraculeux trésors couvre le champ de ruines: murs blancs, cyprès venus de la villa d'Este, petite maison prête à s'envoler au dessus de la mer, vases d'Urbino ruisselants de fleurs; austérité parsemée de très beaux compagnons de route: tableaux, vitrail irisé, Horus de basalte , Victoire ailée, livres  précieux; et, surtout, accrochées aux nuages, loggias, terrasses et pergolas doucement s'élèvent comme un rempart de chimères éblouissantes:
"une à une les cent colonnes blanches de la pergola se dressèrent dans le ciel... Souvent le soir quand les autre étaient partis, j'avais l'habitude de m'asseoir seul sur le parapet brisé auprès de la petite chapelle où devait se dresser le sphinx de mes rêves, mon imagination contemplait le château de mes rêves surgissant du crépuscule. Il me semblait voir une haute silhouette en long manteau rouge errant sous les voûtes à demi finies, examinant le travail de la journée, éprouvant la force des nouvelles constructions, se penchant sur les dessins rudimentaires tracés par moi sur le sable."
Le fantôme a tenu parole ! chaque nuit, le messager des temps antiques envoie un songe bienfaisant au médecin qui chaque matin se réveille un nouveau plan en tête !
Le spectre s'est fait architecte !
avec un pareil soutien, on ne relève pas seulement des pierres, on construit une  philosophie...
Au fil des chapitres de sa vie de médecin, de ses efforts inspirés de créateur d'un paradis, Axel comprend l'essentiel des destinées mouvantes; une poignée de mots lui suffisent à confier la clef du bonheur invaincu:
"quelques amis, quelques livres et un chien, voilà tout ce qu'il vous faut posséder autour de vous tant que vous vous posséderez vous-même. Mais vous devez vivre à la campagne."
Anacapri n'est guère une banale contrée rustique ! toutefois, sa solitude ensoleillée, encerclé de l'infini bleu-violet d'une mer euphorisante, avive le plaisir de vivre "tout terriblement". La moindre émotion s'enlève vers la passion.
A l'instar de la découverte du fameux sphinx, symbole de l'accord absolu entre paganisme et christianisme: c'est lui, cet immobile et silencieux serviteur de l'ancienne Egypte, que les forces occultes ont choisi comme veilleur à l'entrée de la chapelle dédié à l'archange combattant.
Là encore, un rêve a décidé des sentiers terrestres. Axel prévient son infatigable complice, Mastro Nicola de l'urgence de préparer sa place au sphinx. Le brave homme s'excite, il ne comprend pas très bien s'il s'agit d'un nouveau chien ou d'un lion à la retraite ! qu'importe, les souhaits de ce fou bienfaiteur qui a prodigué l'eau d'une énorme citerne au village tout en donnant de l'ouvrage à la population, seront exaucés.
Axel, ému, s'ingénie à calmer les ardeurs de son ami; le merveilleux sphinx, hélas, est prisonnier des restes effondrées d'une autre villa romaine, peut-être celle d'un empereur dont la cruauté suscite encore l'effroi.
 L'expédition de sauvetage de cet animal légendaire taillé dans un bloc de granit rose requiert le soutien efficace d'une magie plus vieille que la nuit des temps...
Mastro Nicola possède, grâce au ciel, un solide bon sens. Cette chose en pierre sera fort lourde à hisser sur les terrasses de San Michele ! et, avant, si on la transporte par mer, le frêle bateau d'Axel n'en chavirera-t-il pas ?
Songeurs, les deux amis demandent conseil au vin de l'île tandis que les cloches de la chapelle chantent l'Ave Maria.
Endormi sous les étoiles, Axel part dans un cauchemar au parfum de ciste et de romarin. Solitaire devant l'arche de marbre dérobant les poignants vestiges d'une somptueuse maison, un berger maigre à faire peur et tout plissé de rides, égrène un air lancinant sur sa flûte de Pan.
 Serait-ce un dieu déguisé en pitoyable mortel ? De sa main lasse, le voici amenant Axel vers un passage souterrain; là, tout en bas, un loup-garou gronde dans les ténèbres depuis des milliers d'années; c'est une fatalité: chaque visiteur finit dans la gueule du monstre...
Le médecin a une âme d'airain, les périls le tentent prodigieusement, le voici descendant les degrés de marbre, sa torche menace de s'éteindre, une plainte atroce glace son sang.
Nul péril redoutable ne freine pourtant sa marche.
 Au terme de sa quête, celui qu'il espérait le regarde bien en face:
 " je me trouvai dans une salle immense. Deux grandes colonnes de marbre d'Afrique soutenaient encore une partie de la voûte, au centre était accroupi un grand sphinx de granit qui me fixait de ses yeux grands ouverts."
Axel se réveille d'un coup, et, décide d'aller droit au sphinx ! La réalité épouse le fantastique: en deux heures, le bateau et son équipage prennent la mer en direction de la région la plus déserte d'Italie, une plaine, jadis havre de la civilisation grecque au sein de l'empire romain, subissant tremblements de terre et ravages de la malaria. Le yacht ancré dans une crique inconnue, Axel quitte ses hommes, entraîné corps et âme, par une certitude absurde.
Trois jours d'errance et le décor du rêve lui saute à la gorge ! Même le berger couturé de rides innombrables l'attend en jouant de sa flûte ! Mais, le lecteur, avide de sensations troublantes ou d'indices ésotériques, ne saura rien de l'odyssée de cet Ulysse confondant un sphinx avec la brune et tendre Pénélope. Axel nous éloigne courtoisement de sa plus belle aventure, certains mystères dépassent notre pauvre entendement, contentons-nous des balcons de San Michele et de la vue sur Naples...
L'élu, le "voyant", l'homme appartenant à plusieurs dimensions, danse sans souci du vertige
sur le  mince pont unissant ombre et lumière:
"tout ceci est trop étrange, trop fantastique pour être traduit par des mots écrits, d'ailleurs vous ne me croiriez pas si je l'essayais. Ne me posez pas de questions, je ne puis rien vous dire, je n'ose rien vous dire. Vous pouvez interroger le grand sphinx de granit accroupi sur le parapet de la chapelle à San Michele. Mais vous l'interrogerez en vain. le sphinx a gardé son secret cinq mille ans. Le sphinx gardera le mien."
Mystère et clarté, bonheur et sacrifice, c'est cela San Michele.
Et aussi , les autres ,tous les '"San Michele" sauvés par les efforts douloureux de ceux qui s'évertuent, sans trop en deviner la raison,dans des pays bien moins aimables que l'incandescent Capri, à extirper la beauté ensevelie des tours ployées ou forts fracassés, manoirs aux toits béants, châteaux aux murailles lézardées, de vaste ou humble taille, de rare ou seulement pittoresque architecture, de mille ans ou de cent ans d'âge.
Le génie du lieu, présence ineffable et réconfortante à la fois, agit  au moment précis où l'espoir se rompt. C'est lui qui insuffle cet esprit généreux sans lequel aucune pierre ne serait remontée.
Nous avons tous, au sein de nos maisons, un fantôme discret et bienveillant, terrassant les dragons de la peur et de la tristesse et, qui sait, veillant sur nos destinées hasardeuses...
Axel Munthe a cru manquer sa vie ! Au contraire, il en a fait un florissant poème de marbre et de mots. Le "livre de San Michele" traverse sa vie entière en évitant les écueils de l'amertume et l'arrogance de celui qui croit avoir accompli un destin extraordinaire.
Roman vrai, tumultueux, éclatant, toujours modeste, souvent déconcertant à l'extrême, ce fleuve coule de l'âme et émane du cœur d'un homme à l' inépuisable bonté.
 L'amour des autres, l'amour des doux animaux, et l'impossible amour envers une très grande dame de son pays natal, tous ces dons de soi, rythmèrent les jours accomplis de cet homme embrassant l'horizon du haut de sa tour de Damecuta,: son dernier refuge quand il devint presque aveugle pour avoir trop aimé la lumière de Capri ....
En adieu au monde, il s'adresse à nous, amis ombreux, amis spirituels, lecteurs éblouis:
"Plaise à Dieu que l'histoire de ma vie se termine parmi les chants d'oiseaux devant ma fenêtre et sous un ciel étincelant de lumière ".
Mais, à l'entrée de la chapelle d'Anacapri, le fantôme d'Axel, cet homme qui fut "buono come il mare", bon comme la mer, ainsi que le chuchota en mourant son vieux jardinier Pacciale, guette le jour renaissant à côté de son sphinx songeur.
 Et, si vous avez confiance en eux, peut-être vous donneront-ils ensemble, le fantôme bienveillant et la statue énigmatique, la clef de votre destinée...

A bientôt

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse






mercredi 25 mai 2016

Coco Chanel: en Suisse avec Paul Morand

Que se passe-t-il quand le plus distingué des diplomates bavarde avec une femme aussi dure et brillante que le diamant le plus pur ?
Cela se nomme un thé en Suisse, dans un palace de  Saint-Moritz avec Paul Morand, ce gentilhomme au charme ineffable qui tirait d'harmonieux accords de la langue française, et Coco Chanel, déesse casquée de cheveux sombres, armée de sautoirs emperlés et charriant ses mots rudes sur le torrent glacé de sa verve auvergnate.
Un aristocrate de la vie et une guerrière de la destinée.
Autant dire que cette infinie conversation baptisée "l'Allure de Chanel" par l'écrivain-diplomate est un miracle d'élégante cruauté ! Chanel s'adonne au plaisir exquis de brocarder idées fausses, vains snobismes et envoûtements absurdes.
L'amour est écorché, la passion ravagée, la mode outragée, l'éternel féminin traîné dans la poussière: Mademoiselle Chanel se gausse de nos mines scandalisées !
Elle galope sans trêves sur sur le champ des confidences et se livre en nous échappant. Mais, un soleil âpre ranime son unique héros, Boy Capel, l'homme altruiste, l'amant généreux, qui sut deviner en cette gamine insolente la géniale créatrice qui brisa le carcan physique et moral de toute une génération de femmes.
Sous la voix rauque, les phrases assassines, une tendresse subite éclate. Paul Morand, flegmatique et bienveillant, écoute et jamais ne rétorque ou ne contre. C'est une force de la nature qui fustige ou attaque. On se courbe devant Chanel comme l'herbe ploie sous le vent du soir !
Voici, envoyée en pleine figure, l'intransigeante leçon de vie de cette Mademoiselle Chanel, pointant droit sur nous son épée chamarrée et ses diamants glissant comme des rubans  d'écolière.
Celle qui habille, en 1946, une bonne partie de la planète de son irremplaçable "petite robe noire ", uniforme qui agit ainsi qu'un fluide magique en métamorphosant la timide en fauve et la futile en femme d'esprit, s'écoute parler devant un whisky.
C'est déroutant, brutal et délicieux...
Ciel ! Par quelles perfidies commencer ? Qui trouve grâce aux yeux de charbon noir de cette enragée Coco ? Elle-même ?
Eh bien non ! Mademoiselle Chanel, à l'instar de tous les mortels tentant de faire de leur existence une oeuvre d'art, ne craint nullement de se dénigrer avec une sorte de gourmandise voluptueuse; elle incarnerait presque le diable !
Ne crache-t-elle des flammes à l'en croire: "je suis le seul cratère d'Auvergne qui ne soit éteint."
Paul Morand, subjugué,un peu inquiet (mais qui peut vraiment impressionner un voyageur allègre doublé d'un diplomate professionnel ?),  ranime ce volcan crachant ses flammes colorées d'amicale fureur en face de son impavide personne.
Coco est une couturière de l'essentiel, quand elle habille son âme, aucun fil de complaisance ne dépasse. Ce n'est plus une femme, c'est un minéral: "J'ai gardé mes cheveux noirs, pareils à une crinière de cheval, mes sourcils noirs comme nos ramoneurs, mon caractère noir comme le cœur d'un pays qui n'a jamais capitulé."
Chanel, soleil ou cheval d'orgueil ? Créatrice façonnée par ses amants, magicienne volant le feu de Prométhée ?
Loin des racontars absurdes, Mademoiselle incarna l'archétype de la femme passionnée se hissant vers son idéal avec l'énergie d'une travailleuse que rien ne détournera du but ancré en elle comme un fer brûlant. L'enfance l'a marquée d'une empreinte terrible, elle a toujours su que la vie n'était que défi , dureté, perpétuel combat. La voici, à l'aube de ses vingt ans, abandonnant son premier amant pour Boy Capel, un homme d'affaires de génie, un des anglais les plus remarquables de son temps.
Embarrassé de sa trop jeune conquête, il la cache à Paris comme une poupée fragile à protéger des regards. En réalité "j'étais un fauve"... Coco ignore tout des codes de cet étrange monde où évolue son amant. Elle attend même le mariage en bonne petite fille de province ! Extravague-t-elle en confiant cette naïveté à l' irrémédiablement placide et déférent Paul  Morand ?
Fleur bleue Coco ? Cette énigme n'a jamais été éclaircie !
Qui sait ? En tout cas, Boy Capel lui arrache un aveu d'une humilité déchirante chez cette orgueilleuse invétérée: "c'est le seul homme que j'ai aimé ."
Le fleuve des jours a coulé, d'autres illustres mentors ont eu l'audace de cheminer sur la route accrochée aux gouffres de cette ingénue, libertine et très sage, métamorphosée en déesse de la mode, qu'importe, dés que le nom de Boy Capel est prononcé, la voix rageuse s'adoucit...
"Boy était un esprit rare, un caractère singulier. Très sérieux sous son dandysme, autrement cultivé que les joueurs de polo ou les brasseurs d'affaires, avec une vie intérieure profonde qui se prolongeait sur des plans magiques, théosophiques."
La manie superstitieuse de Gabrielle s'enracinerait-elle dans cette curiosité ésotérique de son amant ?
Son goût pour les objets symboliques atténua-t-il le vide torturant qui n'a cessé de l'habiter après la mort  accidentelle de Boy Capel en 1919 ?
Son fabuleux appartement privé dissimulé dans les replis de la maison Chanel, rue Cambon, regorge de talismans inconnus du profane; lion, signe astrologique de la créatrice rugissante, camélias en précieux cristal de roche, souvenir des bouquets prodigués par Boy Capel, fleurs érigées au rang d'emblème de sa joaillerie, fleurs surtout au parfum léger comme un songe nostalgique... L'initié seul mesure la puissance occulte des boules de cristal gardiennes de messages émanant des amours mortes ; qui est capable de ressentir les sortilèges échappés d'une ravissante petite cage où deux oiseaux brillants semblent épier l'invisible ? La mythique cage de Mademoiselle Chanel, celle mise en scène dans les publicités fameuses, c'est celle là !
Ce penchant envers "les choses muettes" réconforte Gabrielle au point de lui inspirer une certitude:
"j'avais l'impression, murmure-t-elle à l'étonné Paul Morand (Coco mystique ! Quelle femme ! Toujours là où on ne l'attend pas !), que de par l'au-delà, Boy continuait à me protéger."
Pour un peu, les larmes monteraient aux yeux de l'ami bienveillant.
Mais, la minute d'attendrissement est passé, cela suffit ! Mademoiselle reprend le fil noir et blanc de ses souvenirs. Après Capel, une fougueuse et bizarre amitié haineuse s'établit entre la désespérée et Misia Sert (première épouse du peintre catalan José Maria Sert), figure inondée de fantaisie audacieuse, créature ne connaissant ni Dieu ni diable; égérie des peintres qui la détestent et l'encensent, mangeuse d'hommes, essayant de croquer une Gabrielle qui l'assassine en paroles trempées de fiel de la plus originale élégance: "Misia est une infirme du coeur; elle louche en amitié et boîte en amour... Elle a toute honte bue, aucun sens de l'honnêteté, mais avec une grandeur, une innocence qui dépassent tout ce que l'on voit d'habitude chez les femmes. Moi, il m'arrive de mordre mes amis, Misia, elle, les avale ".
Maudite ou non, Misia servira de fil d'Ariane à cette amie qu'elle aime autant qu'elle lui veut du mal; sous son égide désordonné, Gabrielle séduira, enchantera, protégera parfois les inspirés de son temps: les artistes fous, bondissants, illuminés, Picasso  Braque, Stravinski et Diaghilev.
Dérivatif superbe ? Agitation oisive ? Que non pas ! Mademoiselle coud chaque jour davantage sa légende parfumée au Chanel numéro cinq...
La louve solitaire construit son oeuvre à bout de bras: "je repris ma vie de dictateur: succès et solitude." L'incroyable succès, suscité  grâce à Boy Capel qui aida sa jeune protégée à ouvrir une boutique de chapeaux "minimalistes", au contraire des avalanches emplumées sans lesquelles les élégantes de la "Belle-Epoque" n'auraient pu concevoir le sens de leur existence, ne se dément jamais. Mademoiselle ose tout, le tissu de "gueux ", le jersey, le tissu d'homme, le tweed des cavaliers, la fourrure de "pauvre", les cheveux courts, et son instinct touche sa cible: les femmes veulent maigrir bouger, courir, oser tout, en un mot: lui ressembler.
Paul Morand , légèrement grisé par son énième whisky, soudain sursaute: voilà que Gabrielle usant d' un langage de hussard de la Haute-Couture cingle, fustige, foudroie l'éternel féminin !
Quelle désinvolture ! Quelle insolente franchise ! Mademoiselle adorerait-elle se rendre odieuse ?
Qu'on en juge : une femme qui prend de l'âge se préoccupe d'elle-même chaque jour davantage; et par un effet diabolique de la justice immanente, s'occuper de soi, c'est ce qui vieillit le plus." (vraiment ?)
"Un homme s'améliore généralement, en vieillissant, alors que sa compagne se détériore. La figure d'un homme mûr est plus belle que celle d'un adolescent. L'âge c'est le charme d'Adam et la tragédie d'Eve ."
Quelle porte de salut s'ouvre-t-elle alors aux malheureuses filles d'Eve ?
Une robe signée Chanel certainement !
Une robe bien sûr noire: " j'ai imposé le noir; il règne encore car le noir flanque tout par terre."
Le noir, selon Coco, on l'arrache au deuil et aux domestiques. On l'adoube, on l'anoblit: c'est l'arme absolu, la pureté suprême qui avive la beauté morale, c'est l'unique antidote au flétrissement. Mademoiselle ne craint pas la méchanceté absolue:
"La tragédie de la femme qui vieillit, c'est qu'elle se souvient tout à coup que le bleu lui allait bien à vingt ans..."
Hélas, malgré l'acharnement de Mademoiselle, les femmes ne comprennent rien de ces vérités: "il y a des femmes intelligentes, mais il n'y pas de femmes intelligentes chez un couturier (ni de femmes morales, elles vendraient leur âme pour une robe.)"
Doit-on rire ou se révolter ? Pourquoi le bleu ne s'accorderait-il avec la douceur d'un visage racontant son émouvante quête de bonheur en dépit de l'âge mûr ?
Ce diable de Mademoiselle persiste à démanteler les faiblesses féminines, rien ne lui échappe !
Une fois ouvert l'épineux chapitre des bijoux, l'infatigable guerrière s'élance: "Pourquoi s'hypnotiser sur la belle pierre ? Autant porter un chèque autour du cou."
Facile, serait-on tenté de rétorquer. Mademoiselle insiste, elle réunit toutes ses malédictions dans son irréfragable dédain des trésors exubérants de la haute-joaillerie, sa langue pointue claque comme un fouet: "Si le bijou est un signe abstrait, alors il est le signe de la bassesse, de l'injustice ou de la vieillesse."
Or, ce mépris n'a guère empêché Gabrielle de créer les parures les plus énigmatiques,
les plus folles, les plus ondulantes en 1932, un scandale, une hérésie à cette époque où une couturière n'avait pas à s'immiscer dans l'univers claquemuré à l'extrême de la haute-joaillerie.
Malgré la coalition des rois de la Place Vendôme et de la rue de la Paix, son audace subjuguera les mondaines en proie aux désirs immédiats ! Toutefois, le bénéfice de la vente de ses joyaux dansants, (étoile filante, rubans de diamants, guirlande couronnant le front d'une fée) ira à deux œuvres de charité.
Un époux accablé se lamentera: "c'est insensé, voilà que ma femme veut que je lui offre un second diamant, sous prétexte qu'un solitaire ça fait démodé."
Hélas pour cette adorable parisienne gâtée par un homme compréhensif, Mademoiselle reste inflexible:
"Il faut regarder les bijoux avec innocence, avec naïveté, comme on jouit d'un pommier en fleurs, sur le bord d'une route, en passant très vite en auto."
La mode serait-elle impie en ce cas ? Absurde ? Inutile ? En quel sombre et maléfique traquenard nous font donc choir les arbitres de nos élégances ?
Se moque-t-on de nous, faibles mortels cherchant une perfection qui dépasse notre absence de moyens et notre manque cruel de discernement ? Qui fait la mode au juste ? Une hautaine poignée d'élus ? Bien moins hiératique que son théâtre ne le laisse croire, Mademoiselle a cette réplique magnifique: "La mode se promène dans la rue, sans savoir qu'elle existe, jusqu'à ce que je l'ai exprimée, à ma façon."
La mode, cette étrangeté futile torturant les gens sérieux, c'est pour Gabrielle, une jeune fille à bicyclette, une simple parisienne (une parisienne peut-elle vraiment être simple ?), qui fait "sa mode". Mais alors, à quoi bon les maisons de couture, les défilés, les créateurs en effervescence, les hordes de journalistes, et les humaines moyennes en admiration devant l'inaccessible ?
La mode, la plus inouïe des fumisteries ?
Paul Morand, épouvanté à cette idée révolutionnaire, abandonne son centième whisky.
Ce problème majeur des sociétés civilisées depuis les plissés affriolants d'Aspasie, les tuniques fendues de Cléopâtre, les plastrons de rubis des endimanchées princesses de la Renaissance, les caleçons suggestifs du vicomte de Valmont et les costumes anglais de James Bond, le tient en haleine.
Ou du moins en parfait diplomate, il fait merveilleusement semblant...
Mademoiselle est une femme d'une fulgurante intelligence. elle ne tombera dans aucun piège !
Oui, la mode est, le monde est, nous sommes. La mode façon Chanel incarne "La" vérité, la marche à suivre:
"Il vaut mieux suivre la mode, même si elle est laide. S'en éloigner, c'est devenir un personnage comique, ce qui est terrifiant. Personne n'est assez fort pour être plus fort que la mode."
Voilà qui est définitif ! L'esprit de révolte commencerait à me titiller si j'étais une femme de l'an 1946! ! Marie-Antoinette se soumettait, béate et muette, à la mode saugrenue et ruineuse de Mademoiselle Bertin, les femmes de 2016 ne se soumettent pas aveuglément à des lois inventées par quelques créateurs autoritaires !
Finalement, l'éternel féminin a bien évolué.
Quel dommage que l'illustre Mademoiselle ne l'ait prévu ! Du fond de son fauteuil en cuir, la grande couturière, des abysses de ce passé immense et récent, continue à nous abasourdir; son enthousiasme redouble, Paul Morand survivra-t-il ? Cette fois, la fabuleuse "peau de vache" de marteler aux oreilles de l'aimable conteur des Ambassades: "Il y a cinq femmes intelligentes sur un million: qui le leur dirait, sinon une femme ? "
Sinon Mademoiselle, c'est évident ! Quelle femme !  Pourtant, son irréfragable assurance baisse pavillon. Surprise: les hommes ont droit au chapitre ! Les hommes sont des animaux doués d'un certain bon sens !
Nous voilà rassurés: l'homme serait l'avenir de la femme:
"Les clientes négligent à tort de prendre l'avis des hommes. Or, les hommes adorent sortir des femmes bien habillées, mais pas trop voyantes. Si leur compagne l'est, ils préfèrent rester chez eux, pour éviter le supplice d'être regardés".
Et Mademoiselle d'ajouter ce qui sonne comme son credo: "Pourquoi vouloir toujours, au lieu de plaire, étonner ?"
L'homme peut étonner, c'est même fortement recommandé; la femme doit charmer par un je ne sais quoi qui aura peut-être coûté excessivement cher, mais qui paraîtra naturel ainsi qu'un jardin bien soigné qui aura épuisé une dizaine de jardiniers.
Aux antipodes du "coup d’œil " acéré des jeunes filles de Park Avenue, le luxe, selon Chanel, c'est ce qui ne se calcule pas aussitôt en espèces sonnantes et trébuchantes.
Un idéal "vieille-Europe" de distinction  charmante, d'allure infinie et de grâce paisible qui, ainsi que ce diamant de Mademoiselle, est éternel...
D'ailleurs, elle l'affirmait à un Paul Morand anéanti et amoureux (ce qui revient au même ), la mort et Chanel sont deux éléments incompatibles:
"Je ferai une très mauvaise morte, car une fois dessous, je m'agiterai, je ne penserai qu'à retourner sur la terre et à recommencer".
Mademoiselle, coeur de fer et coeur de feu, ensorcela les artistes les plus infernalement doués de son époque immortelle. Tous, dans son  ardent sillage, ont fait scintiller le début du 20ème siècle; ces étoiles au nom de Satie, Diaghilev, Picasso, Cocteau, Radiguet, illustrent un état d'âme très "Coco Chanel", une curiosité humaniste, un optimisme volcanique, une musique radieuse: le chant d'un monde fantasque dont l'exubérance nous manque souvent...

A bientôt !

Peut-être,vers Anacapri et la villa de l'empereur Tibère, une maison gardée par un sphinx de granit rose.

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
La belle Coco Chanel


mercredi 18 mai 2016

Le comte de Saint-Germain: un mage à Versailles !

Gabrielle de Chavigny, piquante épouse d'un membre du cercle intime de Marie-Antoinette, Jean-Balthazar, comte d'Adhémar, se montra, tout au long des tempêtes révolutionnaires, un solide rocher d'audace et d'optimisme.
Cette femme "moderne" voyait juste, ne s'embarrassait d'aucun préjugé, se piquait d'insolence et gardait bien ancrée sa mordante lucidité.
 Aristocrate sensible, fine et spontanée, la comtesse savait écrire comme un journaliste de talent. Menus faits, ahurissantes péripéties, usages mondains, confidences et révélations, sa verve infatigable s'emparait de tout ce qui arrêtait au passage sa coriace curiosité !
Son terrain de prédilection n'était rien moins que le "pays" le plus inaccessible au monde: la cour de Versailles, baignée de cette douceur de vivre précédant  une chute inéluctable...
Mais entre 1774 et 1782, l'heure était à la magie noire, blanche ou rose.
Les esprits sérieux, les gentilshommes rassis, les doctes ministres englués au sein de l'abîme de la crise économique, les exquises et fantasques marquises, et l'enthousiaste comtesse d'Adhémar bien sûr, avait pour le ténébreux comte de Cagliostro une fascination défiant le plus élémentaire bon sens.
Le grand mage avait un rival en sorcellerie et sciences occultes: un superbe comte de St Germain, maître en récits diaboliques et prophéties angoissantes.
Rester seul en sa compagnie vous faisait grelotter de peur et dresser votre perruque sur votre tête !
La comtesse raffolait de ces émotions la tirant de son assez vide rituel Versaillais, entre affriolants commérages mondains, envols de plumes d'autruche ou supputations sur les flirts incertains de l'infortunée reine.
Le magicien St Germain avait fort bonne mine !
 Depuis l'an 1743, cet immortel bellâtre émoustillait les dames grâce au mystère parfait qui lui faisait une sorte de manteau de cérémonie. Nul n'avait jamais compris de quelle contrée légendaire était arrivé cet homme cousu de pierres précieuses.
Un génial nouveau riche ? Un bandit, détrousseur de diligences, reconverti dans le mensonge de très haut niveau ? Son attrayante allure éloignait les plus noirs soupçons: "sa physionomie hautaine, spirituelle, sagace, frappait au premier abord." Mais, ce n'est pas son seul charme ! Bien avant l'entrée de la curieuse comtesse d'Adhémar dans le cercle intime de Marie-Antoinette, les cœurs battaient pour ce gentilhomme d'aventures dont le regard vous transperçait jusqu'à l'âme...
Privilège des magiciens, l'intéressant séducteur ne vieillit pas !
 Pour preuve, l'ancienne ambassadrice de France à Venise, une comtesse que, nous dit avec sa délicate méchanceté Madame d'Adhémar, "la mort avait oubliée sur la terre", se souvient de lui voilà 50 ans et le juge rajeuni !
Si la mémoire de cette quasi centenaire ne lui joue aucun tour, c'est qu'elle l'entretient à l'aide d'un élixir que ce bizarre comte de Saint -Germain lui avait généreusement offert...
Vrai ou faux ? Comment mettre en doute la parole d'une aussi respectable ambassadrice ?
On  rencontre cet inventeur de potions miraculeuses dans l'endroit le plus fermé de Versailles: les "petits appartements" servant de citadelle privée au roi Louis XV. En réalité, on se heurte sans cesse à sa trop élégante personne  parlant toutes les langues des nations civilisées et bredouillant les dialectes des purs sauvages.
On le dit agent secret, ou diplomate sans le titre... Sa réputation sulfureuse se forge au jour le jour grâce à de troublantes anecdotes et une fort singulière occupation:
Monsieur de Saint-Germain change l'argent en or !
Madame d'Adhémar tient cette surprenante révélation de son premier époux, l'honnête marquis de Valbelle. De ses yeux grands ouverts, ce brave gentilhomme assista vers 1768 à la transformation d'une humble pièce d'argent en écu d'or pur dans l'atelier de ce diable de Saint-Germain !
Hallucination ? Que non pas !
 Le marquis le jura sur ses ancêtres ! Sa veuve, après s'être remariée au comte d'Adhémar, eut à cœur de conserver cet héritage, la monnaie d'un sorcier. A la veille de la révolution, hélas, l'écu ensorcelé fila vivre une seconde ou troisième vie dans la poche d'un vulgaire voleur.
Autre incongruité, le comte de Saint-Germain présente souvent à son public d'aristocrates,étourdis de stupéfaction comme des enfants invités au cirque, son dévoué valet de chambre, le fidèle Roger. Ce brave domestique ne paye certainement pas de mine. Toutefois, au lieu d'être parfaitement invisible à l'instar de ses semblables c'est la coqueluche de la cour, ce Mr Roger ! On lui donne même un surnom incompréhensible aux nouveaux venus: "les cinq cents ans ".
Pour quelle étrange raison ?
Tout simplement pour avoir rappelé à son maître qui le suppliait de suppléer à une défaillance de sa mémoire, cette vérité d'une exaltante extravagance:
"Monsieur le comte oublie qu'il n'y a que cinq cents ans que je suis avec lui, je n'ai donc pu assister à cette aventure; ce doit être mon prédécesseur."
Ciel ! De quelles brumes antiques sort donc ce comte de légende ? En tout cas, si le passé était son domaine favori, le futur ne lui échappe nullement. Monsieur de Saint-Germain ajoute à ses talents de passionnant conteur d'affreuses histoires de fantômes, la faculté de jauger les drames peuplant l'avenir.
Inquiet car , dés 1774 le spectacle  des jours prochains l'afflige grandement, de retour à Versailles au bout de huit années de voyage, sur la lune ou en ce genre de région inconnue, il demande à la comtesse d'Adhémar de lui obtenir une entrevue confidentielle avec la reine.
Le destin de la monarchie en dépend ! Madame d'Adhémar tient le sort de sa reine adorée entre ses mains ! Face à une injonction aussi péremptoire, la comtesse est prête à se jeter aux pieds de Marie-Antoinette.
Son trouble est extrême, elle a encore en tête les paroles de Monsieur de Saint-Germain: "Ce règne sera funeste. Il se forme une conspiration gigantesque qui n'a pas encore de chef visible, mais il paraîtra avant peu. On ne tend rien moins qu'à renverser ce qui existe, sauf à le reconstruire sur un nouveau plan. On en veut à la famille royale, au clergé, à la noblesse, à la magistrature.
Cependant, il est encore temps de déjouer l'intrigue; plus tard ce serait impossible. Le roi de France n'a pas un instant à perdre."
Afin d'épargner toute angoisse inutile à sa reine, la comtesse a proposé une audience avec le ministre tout puissant, le comte de Maurepas. Sèchement, saint-Germain a refusé: ce ministre précipitera la ruine du pays, essayer de le convaincre serait ridicule et néfaste. C'est la reine qui seule sera capable d'influencer le roi. La-dessus, Saint-Germain a eu l'audace de préciser qu'il allait quitter la France pour un bon siècle ! la comtesse d'Adhémar ne sait franchement plus si elle a affaire à un fou ou à un fin diplomate. "L'homme des miracles" s'impose, argumente, la comtesse se croit soudain investie d'une mission sacrée.
Elle se précipite à Versailles, se fait introduire auprès de la reine et, livide, oppressée,
ose expliquer sans ambages à sa souveraine qui lui demande ce qu'elle souhaite: "Peu de choses, je n'aspire qu'à sauver la monarchie. "La reine la regarde avec l'immense étonnement que l'on devine !
"Expliquez-vous!" dit-elle à cette dame frappée de délire...
La comtesse essaie de se calmer et s'explique ! La reine ne relâche pas son attention. Cette étrange conversation se chuchote dans ce qui deviendra, au fil des ans, un des ravissants boudoirs de Sa Majesté; ses cabinets intérieurs  étincelleront sous les soieries bleus d'une poésie si gracieuse qu'aujourd'hui encore nous ne pouvons qu'éprouver de l'admiration et de la sympathie envers son aimable créatrice. Mais, au début du règne des trop jeunes souverains, cette pièce privée, le Cabinet doré, respire déjà l'harmonie  d'une femme raffinée. Comment, ainsi protégée, croire aux tempêtes, aux catastrophes, aux fins de monde ?
La reine, de façon inattendue, ne se moque pas de cette comtesse bouleversée. Au contraire, la voici qui révèle la teneur d'une lettre juste lue:
"C'est étrange, hier j'ai reçu une lettre de mon mystérieux correspondant;
(Un conseiller anonyme qui se permettait de donner des avis de haute politique à la frivole et impatiente Marie-Antoinette sous couvert du secret absolu: son identité n'a jamais été découverte !):
il me prévient qu'on me fera avant peu une communication importante, et que je dois m'en occuper sérieusement sous peine des plus grands malheurs."
Perplexe, Marie-Antoinette accepte d'écouter ce comte envoyé par on ne sait quelle puissance occulte ! Déguisé en laquais portant la livrée de Madame d'Adhémar, l'ambassadeur des ombres parle sans détours, le feu roi l'honorait de sa confiance, la jeune reine doit suivre ce noble exemple car l'heure est grave.
Le comte accuse carrément le duc d'Orléans, bientôt choisi comme chef du parti des encyclopédistes, ces intellectuels rebelles rejetant le principe de la monarchie; l'orateur a ce mot prémonitoire à propos du cousin du roi:
"on lui proposera la couronne de France et l'échafaud lui tiendra lieu de trône. Mais, avant ce jour de justice, que de cruautés, que de forfaits ! Les méchants saisiront le pouvoir de leurs mains ensanglantés, ils aboliront la religion catholique, la noblesse, la magistrature... Il ne restera qu'une république avide dont le sceptre sera la hache du bourreau."
La comtesse pousse des cris, la reine tremble, puis se reprend. Le comte est congédié avec une certaine froideur. Toutefois, son discours assaisonné de franchise terrifiante hante assez Marie-Antoinette pour qu'elle s'en ouvre au roi. Celui-ci réagit en homme plein de bon sens paysan: qu'est-ce que ce Saint-Germain immortel, cet "étranger" prophète  des pires malheurs jamais supportés par la France ? Un affabulateur ?  Ou un diplomate avisé ? On va le mettre à l'épreuve !
C 'est décidé, le roi ira quérir l'avis de ce Ministre Maurepas tant méprisé par Saint-Germain; s'il affirme que ce conseiller du feu roi est digne d'être entendu par son successeur, alors, pourquoi ne pas prêter une attention courtoise à ses prémonitions effrayantes ?
Or, le ministre de Maurepas n'a aucune envie de recevoir de leçons politiques de la part d'une espèce de fantôme. La Bastille ! La Bastille, voilà une excellente demeure pour les troubles-fêtes !
Mais, le comte de Saint-Germain voit tout, entend tout et se glisse entre les murs; surgissant par surprise devant ce ministre qui veut le jeter au fond d'un cachot, il  s'avance, impavide comme un dieu vengeur, avant de réduire à néant la sotte arrogance du favori du roi en quelques phrases hautaines:
"En vous opposant à ce que je voie  le monarque, c'est perdre la monarchie, car je n'ai qu'un temps limité à donner à la France et, ce temps passé, on ne me reverra ici qu'après la descente au tombeau de trois générations consécutives... N'attendez nul hommage de la postérité; ministre frivole et incapable, on vous rangera parmi ceux qui perdent les empires."
Sur ce, le comte de Saint-Germain s'évanouit dans la nature...
En 2016, peut-être renaîtra-t-il ?
Sous un autre nom, mais toujours doté de son physique de jeune quadragénaire né il y
a des siècles ! Et prêt à sauver, envers et contre les esprits rétifs, un monde s'écroulant comme un château de sable... Qui sait ?
Personne à la cour  de Versailles, n'a eu l'intelligence d'ajouter foi à son effarante plaidoirie...
Que se serait-il passé si le roi avait daigné l'entendre ?
A côté de ce Saint-Germain parcourant les allées des mondes visibles et invisibles, le prétendu comte de Cagliostro paraît bien insignifiant !
Et pourtant, il fit sensation ! Les esprits les plus éclairés se battaient en 1778 afin de participer à ses "soupers des morts "... Une magnifique invention mondaine attirant la "crème brûlé "de l'au delà"aux agapes des princes. Quel organisateur de brillantes soirées aurait cette singulière audace en notre début du XXIéme siècle ?
Le duc de Noailles avoue à la comtesse qu'il a succombé à la tentation...
En un soir de juin 1782, au moment où le soleil s'en va dans un ciel d'or et de pourpre, fuyant la chaleur amassée sur les pelouses d'un parc débordant de roses "cuisses de nymphe" dont les suaves et voluptueuses fragrances éveillent les sens les plus froids, sept convives de haut rang s'assoient autour d'une table dressée pour treize... Sous l'égide de leur hôte, le prince Louis de Rohan, ces nobles personnages arborent une physionomie altière, une réserve hiératique.
Cagliostro entre, toute l'assemblée sursaute et frissonne ! Ces puissants seigneurs redouteraient-ils un charlatan italien ? "Son air grave, ses manières solennelles" annoncent un mage sûr de ses sorcelleries et enchantements. Voici donc ce Merlin de l'ancien-régime écrivant d'une plume trempée de sang, sur un parchemin vierge, les fameux noms des invités du royaume des morts. Sont ainsi priés au festin les estimables Jeanne D'Arc, César, Cicéron, Catilina le cardinal du Perron (homme ayant joué un rôle essentiel dans la conversion du  roi Henri IV) et le grand connétable Anne de Montmorency.
Cela est charmant, toutefois, ces visiteurs hétéroclites quitteront-ils sans peine leur séjour éternel afin de goûter aux plats délicieux qui fument en vain ? L'appétit manque en effet aux convives de ce bas-monde ! Les domestiques sont poliment mis à la porte. L'attente commence, elle ne dure guère: Jeanne d'Arc fait son entrée !:
"Sa taille était ordinaire, sa figure ronde, colorée, ses yeux resplendissaient. Nous remarquâmes sur sa cotte de maille l'écusson d'azur qu'elle reçut de Charles VII. "
Médusés, les seigneurs en oublient de se poser certaines questions ! D'ailleurs, la  spectrale comédie continue: voici César "à l'air simple et grave", Cicéron portant à son cou la marque horrible de l'épée lui ayant tranché la tête, Catilina, dont Cagliostro réprime la colère en étendant, comme il se doit, sa baguette de magicien, enfin, le cardinal, et le connétable !
L'atmosphère un peu tendue s'apaise au point d'n être lassante: les spectateurs flottent entre deux mondes et perdent confiance en ces bêtises...
Cagliostro intervient en ordonnant à ces fantômes fort bien élevés de regagner leurs nouveaux domaines. Catastrophe ! Catilina se rebelle ! Pire: il lance à la figure du narrateur qu'il périra de la main du bourreau... Le pauvre maréchal-duc de Noailles sent un courant glacé descendre le long de son dos. Le souper se poursuit dans un silence morose...
Et personne ne trouve la force de terminer son assiette !
Cagliostro avait-il inventé la mort atroce du duc de Noailles ? Ou, moins illusionniste qu'il n'semblait, avait-il vu la guillotine à l'oeuvre ? Imposteur ou mage ? Espion, agitateur ou prophète mal- compris, cet italien à la belle prestance et aux  actions confuses ?
Il est trop tard pour le savoir.
C'est  un des fantasques romans inachevés de cette société moribonde s'abandonnant à son exquise décadence.
Madame d'Adhémar pétille en répandant le suc doux-amer de ses innombrables confidences, composant de vraies ou fausses "mémoires ", selon le jugement de ses lecteurs.
Journal cocasse, parfois extravagant, souvent haletant, sans cesse éblouissant; récit  tour à tour, enjoué, généreux et exalté, le turbulent livre de souvenirs vécus, ou arrangés en toute bonne foi et grande élégance, de Gabrielle d'Adhémar,  se lit comme il a été écrit: avec passion !

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse






mardi 10 mai 2016

Consuelo Vanderbilt et le bonheur selon Stendhal

La poursuite du bonheur est un chemin semé de cailloux .
Les duchesses anglaises le savent autant que les simples mortels. Surtout si on les a forcés encore adolescentes, à épouser un aristocratique époux obsédé par la grandeur de son rang et l'avenir de sa lignée.
Mais, une âme douée d'une ténacité hors du commun parvient toujours aux rivages paisibles de l'accomplissement suprême: l'amour plus fort que l'or, plus étincelant que les diamants de l'antique mine de Golconde !
Stendhal inventa un singulier et attrayant principe: le bonheur qui ne concerne que soi, ne comble que votre soif d'absolu. L'indépendance égotiste: démon de la création, manie des collections, aiguillon de l'esthétisme, solitude intellectuelle ou découverte imprévue  d'un être adoré; ces soubresauts de la destinée choisis de votre main, sculptés par vos soins, animés de votre foi.
Exister à la manière de Stendhal, c'est attraper votre idéal aux cheveux, ou, à défaut, s'en approcher. Etre heureux devient un art, une illustration insolente d'un savoir-vivre incompréhensible aux sots arrogants ou aux mélancoliques professionnels.
L'excessivement fortunée et admirablement belle Consuelo Vanderbilt incarna, en ces temps enrubannés que les esprits nostalgiques enjolivent sous l'euphémisme de "Belle Epoque",
l'héroïne d'un roman singulier mêlant les secrets de Proust et l'enthousiasme de Stendhal.
 Cette gracieuse brune au regard énigmatique cultivait l'élégance irréelle de la duchesse de Guermantes et la naïveté désarmante de Clélia Conti.
Avec un fol quotidien, cascadant d'aventures cosmopolites en intrigues de cour, tourbillonnant autour des joailliers de la place Vendôme, des peintres les plus talentueux, de Carolus-Durand à Boldini, virevoltant du combat des suffragettes à l'éducation des femmes de prisonniers, pour enfin arriver à bon port, dans les bras du colonel de l'Escadrille Lafayette: l'impétueux pilote Jacques Balsan.
Mille vies en une de 1877 à 1964, et deux passions ferventes et complices: Jacques Balsan et la France !
Voilà une trame qui aurait pu jaillir de l'imagination à la hussarde d'un Alexandre Dumas ou d'un Théophile Gautier !
Mais la jeune américaine Consuelo, fille du  milliardaire Willian Vanderbilt, (héritier d'une inconcevable fortune amassée par "le Commodore" Vanderbilt dans les transports), épouse du 9éme duc de Marlborough, heureuse châtelaine de Normandie et fidèle d'une Côte d'Azur encore intacte, inventa son destin sans demander l'aide de personne, fut-ce d'un écrivain renommé !
Comblée et méprisée à la fois, Consuelo ne fit jamais partie d'une quelconque caste. Elle éclaira ses malheurs en se livrant à une ample et délirante générosité, l'humain était son sacerdoce; aucune misère ne la laissa indifférente. Son fascinant regard devinait autant qu'il voyait. Amie et cousine par alliance de Winston Churchill, elle ne craignit jamais de s'engager pour une cause juste, en politique comme dans le domaine social.
Elle qui fut une des femmes les plus titrées d'Angleterre, mit toujours à la première place le mérite personnel, l'aristocrate forgé par la vie; et elle fit souvent, sans se départir de son raffinement extravagant, un pied de nez aux préjugés du protocole !
Mais, comment devient-on la femme la plus intrépide d'Amérique, l'amoureuse la plus tenace d'Angleterre, la" Française d'adoption" la plus sensible aux ensorcellements multiples de notre pays ?Tout d'abord en affrontant une enfance digne des "Malheurs de Sophie", sa lecture favorite en ces temps reculés où sa mère, archétype de l'ambition mondaine, s'évertuait à l'éduquer comme un objet de collection; une future marchandise de prix, capable de figurer un jour prochain dans la vitrine flatteuse d'une famille ducale soumise à la honteuse obligation de redorer son impécunieux train d'existence !
Ainsi, vers ses 10 printemps, décide-t-on de la doter d'un parfait maintien grâce à une véritable machine infernale: "Une dame devait savoir se tenir assise le dos à la verticale, c'était l'une des preuves essentielles de son savoir vivre. C'est pourquoi, durant mes heures d'étude, je me vis contrainte de porter un équipement atroce, conçu spécialement pour moi; il consistait en une tige métallique ceinturée à la taille, qui grimpait le long de la colonne vertébrale et passait au milieu des épaules, retenue par une seconde sangle qui m'enserrait le front."
La pauvre Consuelo en gardera une allure d'infante rigide suscitant l'approbation des douairières les plus difficiles !
Son cauchemar de petite princesse américaine ne l'empêcha pas, sous l'égide de sa nourrice suisse, Boya, de réaliser qu'il existait bien pire condition. Consuelo rendit un vibrant hommage à cette sainte personne: "sous l'influence de Boya, je considérais avec une certaine gêne l'opulence qui m'entourait. "C'est cette dévouée bonne d'enfants qui , en osant  l'entraîner au chevet d'enfants misérables, ouvre les yeux de la petite fille sur la maladie, la pauvreté, l'inégalité... Cette dure leçon s'ancrera au profond du grand cœur de la jeune Consuelo.
Tenue d'une main de fer par sa mère, elle devient une jeune héritière accomplie, maniant le français, l'allemand, pratiquant le piano et les bonnes manières ! Ignorant ses charmes, la voici ravageant le cœur d' un jeune soupirant américain dont sa mère refuse d'entendre parler !
Consuelo sera duchesse qu'elle le veuille ou non, il en a été décidé depuis sa naissance ou peu s'en faut. Seule la satisfaction de compter une fille au sommet de l'échelle sociale internationale consolera ses parents de l'échec retentissant de leur mariage...
Or, juste avant les noces imposées, les dieux compatissants eurent l'idée exquise de faire se croiser, à Paris, en 1895, le regard timide de la belle américaine au cou de cygne avec celui beaucoup plus affirmé de Jacques Balsan; sans s'en rendre compte, dans l'éclat et l'effervescence d'un bal fastueux chez le duc de Gramont, les deux jeunes gens burent le "philtre": ils ne s'oublièrent pas, se suivirent en dépit de la distance inouïe entre la haute aristocratie anglaise, pays au climat froid où durant 11 années Consuelo tenta de ne pas se perdre corps et âme, et le "ciel", royaume à conquérir pour l'aviateur qui devint l'ami épistolaire de la duchesse solitaire.
Attente romanesque, peur de l'amour interdit, goût de l'indépendance chevillée au cœur pour Balsan
(héros, certes, mais aussi galant séducteur marchant sur d'innombrables cœurs anéantis) quoi qu'il en soit, il fallut 27 ans  à ces deux rebelles avant d'admettre qu'aucun ne pouvait accepter de passer le reste de son existence loin de l'autre...
Cette révélation,proche de celle éprouvée, à l'âge déjà mûr de 65 ans, par l'ambassadeur et ministre Chateaubriand envers sa douce amie de 54 printemps, cette Juliette Récamier, qui réussit, (privilège de l'amour invétéré), à comprendre l'inextinguible soif de séduction de l'incorrigible écrivain, fut l'apothéose de ces deux caractères d'une rare détermination.
La vie garde ainsi en réserve un bonheur que l'on croyait inaccessible, mais en  novembre 1895, à la veille de son douloureux mariage, Consuelo ne s'en doutait nullement.
A 18 ans, de toute façon, une jeune héritière n'avait nul droit de choisir sa vie, et encore moins de l'inventer.
Se soumettre était une preuve du respect reconnaissant dû à ceux qui avaient dépensé assez d'argent
afin de vous modeler comme une poupée de luxe proposée à la fine fleur de la noblesse désargentée d'Europe.
Révoltée, sanglotante, sacrifiée, Consuelo abondamment sermonnée par sa mère, fut conduite, nouvelle Iphigénie, à l'autel par son père tout juste divorcé. Sa frêle personne, alourdie de l'équivalent de 4 milliards d'euros de dot et d'un millier de diamants, confiée pour la gloire des Vanderbilt, au duc de Marlborough qui ne la regardait même pas: "au son des hymnes traditionnels qui glorifient l'amour divin, je lançai un regard timide à mon époux et vis que ses yeux fixaient le vide."
Funeste début ! Et le "vide" ne cessa de s'accentuer tout au long de cette étrange odyssée qui du palais ducal de Blenheim mena Consuelo à son "Ithaque": une vielle et charmante maison sur les hauteurs de Nice choisie afin d'abriter ses fidèles amours avec le héros Balsan.
Le récit de la jeune épousée a de quoi épouvanter même les esprits les plus conservateurs. Une duchesse en ce temps-là, avait à la fois le devoir de mettre sa dot à la disposition des travaux d'entretien et de restauration du domaine familial et l'obligation urgente de donner un héritier mâle à cette lignée qui avait eu la condescendance de l'accepter comme "maillon".
La délicieuse duchesse "américaine" comprit qu'elle n'aurait qu'une légère mission à accomplir: servir d'hôtesse harnachée de colliers de "chiens" emperlés écorchant son cou gracieux, au bout de l'immense table de Blenheim ou au sein des plus sublimes réceptions épanouissant leurs attraits crépusculaires de l'Angleterre à la Russie.
Elle fit aussi la curieuse découverte du snobisme fleurissant chez les dignes domestiques entrés au service de son duc d'époux. Un vrai problème réclamant l'exercice de la haute diplomatie !
Qu'on en juge:
 "Les domestiques supérieurs restaient confinés dans leur salle à manger, dont ils refusaient l'accès aux intrus tels que les chauffeurs, qui devaient se contenter d'un en-cas dans le hall inférieur. Venaient ensuite, dans la hiérarchie domestique, le maître d'hôtel en second, puis 3 ou 4 valets de pied. Au bas de l'échelle, on trouvait d'humbles individus: ils passaient leur temps à remplir de combustible les 50 grilles à charbon ou à nettoyer les vitres qu'ils se vantaient de laver une seule fois par an, puisqu'il leur fallait 12 mois pour faire le tour de toutes les fenêtres !"
Hélas, l'abondance de serviteurs et l'opulence des réceptions cachait une lugubre réalité: l'inconfort et l'humide atmosphère de ce palais glacé où naquit Winston Churchill, cousin germain du duc.
"Il était tout de même étrange de ne pouvoir trouver dans une si grande demeure une seule pièce qui fût vraiment agréable à vivre" confia Consuelo avec une amusante acidité !
Pour achever d'inciter la jeune mariée à la dépression, son cher époux la loge en face d'une devise peinte en noir sur le manteau de sa cheminée, sans doute afin de tuer en elle la moindre  velléité d'espoir: "Poussières, cendres, néant. "On ne fait pas mieux dans le style goujat !
Heureusement, Consuelo cultive contre vents et marées sa touchante passion de la vie.
Son esprit humaniste sait s'accorder à une énergique curiosité surtout quand un voyage lui ouvre des horizons particulièrement passionnants...
Ainsi, à l'hiver 1902, envoyée en Russie, afin d'éclairer ce monde barbare du prestige britannique illuminant l'époque mythique du roi Edouard  VII, l'adorable duchesse sentira se lever un vent violent annonçant la fin d'un monde...
Et ce au moment où le pouvoir du dernier Tsar semblait si bien affermi sur le rempart de l'autocratie. Ce monde, nous dit Consuelo "si sûr de son destin et, hélas, si aveugle aux périls venus de l'extérieur."
Parenthèse aventureuse, témoignage affûté et précieux, ce souvenir russe d'une duchesse américaine vaut largement une halte; avant de laisser notre amoureuse secrète se séparer du duc, et de nobles causes en discours enflammés, forger sa belle personnalité de femme engagée aux côtés des humbles  et des enfants malades...
En 1902, si les grands-ducs et leurs amis raffolaient des plaisirs cueillis à foison entre Nice et Monaco, peu d'européens avaient l'audace ou l'occasion de traverser les steppes gelées de cette terre de légendes qu'était l'Empire Russe. Le duc de Marlborough et son épouse, parents comblés de deux garçons assurant l'avenir de leur illustre famille, ne négligèrent aucun détail  dans la préparation de leurs "vacances en Russie" !
 Costumes d'apparat, robes achetées à Paris, colliers de turquoise et de rubis sortis de l'atelier de Boucheron, nuée de jolies femmes, aréopage de diplomates de haut rang et d'éminents aristocrates: c'est un cortège de contes de fées qui s'élance vers Saint-Pétersbourg !
La duchesse aurait-elle l'âme slave ? Ne nous chuchote-t-elle de sa voix suave:
 "Au cours de notre voyage à travers la Russie, le spectacle surnaturel de ses plaines immaculées sous la pâle clarté de la lune me rendit mélancolique..."
Son sens du concret l'emporte assez vite toutefois. Saint-Pétersbourg la déçoit ! Elle regrette la perte de ses rêves orientaux et déplore de découvrir des "larges avenues balayées par le vent qui alignaient des bâtiments modernes dans un style architectural laissant à désirer" !
 Un bal au palais d'hiver lui ôte grâce au ciel cette morose première impression.
Cette fois, la magnificence slave émerveille les anglais s'évertuant à se montrer les plus distingués du monde.
Entre les parures d'imposants bijoux assorties aux toilettes des invitées russes, les plats en or, les mazurkas endiablées, les rutilants uniformes des officiers cosaques, les flirts avec  de bondissants grands-ducs, Consuelo a l'audace ou l'inconscience de demander au tsar:
 "pourquoi il hésitait à doter la Russie d'un gouvernement démocratique "!
Une autre aurait tremblé, elle n'hésite pas une seconde ! Ce n'est plus une duchesse anglaise, c'est une américaine impétueuse qui s'exprime devant un autocrate !
Va-t-on la jeter au fond d'un cachot ?
Les tsars, comme tous les hommes, pardonnent beaucoup aux ravissantes écervelées, Consuelo, au lieu d'une bonne semonce, obtient une réponse !
 Le tsar avoue tout naturellement que son pays n'est pas prêt:
 "nous avons deux siècles de retard sur l'Europe..." Angélisme ou peur de voir son pouvoir diminuer ? La pétillante duchesse soulève les voiles des faux prétextes et prend soudain la mesure  de cet homme si puissant:
"Il paraissait redouter les millions d'âmes qui constituent la Russie, leur ignorance , leur superstition , leur fatalisme. A le considérer de prés, je le trouvai soudain à plaindre, lui, le Petit Père des peuples, si angoissé, si apeuré, un homme bon, mais faible."
En quelques lignes, voilà un portrait sur le vif, un résumé prenant et troublant d'un système politique maintenu par un homme à bout de forces... Qui dans toute l'escouade de diplomates présents, aurait songé à converser de façon si abrupte avec un empereur ?
D'ailleurs, les ambassadeurs aux petits soins pour l'exquise duchesse et son solennel époux observent une stricte réserve mondaine. Que ce soit le suave ambassadeur d'Autriche, le baron Aloïs von Aechrenthal, ou le courtois ambassadeur d'Angleterre, tous se soucient avec une scrupuleuse énergie de divertir ces hôtes tombés du ciel !
De si nobles et si hardis voyageurs, quelle aubaine ! La diplomatie locale ne refuse aucun délice: courses en traîneau sur la Neva gelée, danses tzigane, ballets offrant la "danseuse de tête" au bon plaisir du tsar, dîners où l'abondance des mets le dispute à la somptuosité de la vaisselle d'or ciselée !
Toutefois, la police secrète veille dans l'ombre, les inoffensives promenades de la petite troupe anglaise sont vulgairement épiées !
Cette mesquine méfiance agace la très lucide Consuelo; un homme, elle le comprend vite, dirige un monde  "parallèle" d'une main redoutable; ce n'est certainement pas le tsar ! C'est le ministre des Affaires étrangères:
"Le comte Lambsdorff me donna l'impression d'un sinistre personnage aux manières onctueuses."
Consuelo passe, avec une verve ironique, du sérieux d'une conversation politique à la description bien féminine du surprenant contenu de coffres princiers où s'entassent des monceaux de pierres prodigieuses; trésor presque barbare qui sauvera, bien plus tard, de l'indigence la tante du tsar... L'acuité d'esprit de la duchesse  ne la quitte pas une seconde tant sa confrontation avec ces russes déconcertants la tire de l'inertie mélancolique de sa propre vie.
Elle observe tout de Saint-Pétersbourg à Moscou.
Le tragique: la misère des habitants qui se pressent, mornes et pitoyables, devant les boutiques d'alimentation; le sublime: le Kremlin "oriental", l'attrait d'un superbe prince: toujours à Moscou ! Le désagréable aussi: la tsarine refuse de la recevoir ! Une faute grave ! Un accroc à la bienséance en usage dans ce grand monde cosmopolite, un affront à toute l'aristocratie anglaise !
Ce manque inquiétant de courtoisie illustre une triste personnalité, explique le désamour des russes et la mise à l'écart de son propre chef de la famille impériale...
Les Marlborough n'en reviennent pas d'essuyer quelques tracasseries: les visas sont aussi exigés pour les ducs ! . Le duc feint, à son habitude, l'absence d'émotions, la duchesse, ravie et anxieuse, réalise qu'elle plonge au sein de l'inconnu : à Moscou, l'Asie entre en trombes !
Au secours ! Que la chère Angleterre est loin ! Fuyons cette démesure russe et réfugions-nous au cœur de la verdoyante campagne anglaise si apaisante et bien tenue !
Une consolation se présente et pas des moindres: le plus bel homme de Russie ! En toute simplicité, cet Apollon occupe la haute position de gouverneur de Moscou, ce qui avive encore ses appâts !
La jeune duchesse se pâme !
 Son cœur palpite, son sens esthétique la titille devant ce monument de force virile, mais, en bonne américaine, sa tête reste froide. Pareil étalage de beauté mâle va,
hélas, de pair avec une arrogance insupportable rehaussée de cruauté ! Ce grand-duc finira mal, Consuelo en est sûre ! L'avenir lui donnera raison: le magnifique grand-duc Serge mourra prématurément, victime d'un attentat à la bombe...
Là -dessus, la duchesse glisse sans vergogne, à la fin d'une critique sévère, un poème en prose dédié à la France, ses vraies amours s'y devinent: "A Saint-Pétersbourg, l'art français et l'architecture italienne avaient inspiré aux nantis des palais aux allures assez baroques... mais il manquait cette perfection de goût que l'on ne trouve qu'en France.
 On ne pouvait s'y tromper, pas plus qu'on ne pourrait confondre un oeuf Fabergé avec une oeuvre signée Cartier.L e génie Russe a trouvé sa pleine expression dans la musique et la littérature davantage que dans les arts plastiques.
Les rivières de France suggèrent un tableau de Sisley, ses villages un Pissaro; les paysages russes évoquent un passage de Tourgueniev ou les échos d'une vieille complainte."
Le séjour russe s'évapore comme un nuage d'hiver.
De retour en Angleterre, le duc et la duchesse voient leur couple décliner.
D'ici quelques années, Consuelo entamera un interminable chemin de croix vers son divorce.
Sa vie évoluera entre soleil ardent et brouillard épais, philanthropie et mélancolie, solitude et renaissance amoureuse. Lire ses mémoires nous fait aimer cette grande dame si émouvante au fil de ses touchantes métamorphoses. Consuelo Vanderbilt ?
Une ensorcelante figure féminine, une envoûtante dame de cœur dont Stendhal lui-même aurait été passionnément épris !
Allez à sa rencontre !
 Cette histoire vraie en apprend infiniment sur ces "civilisations disparues", si proches, si lointaines, sans flatteries, ni mensonges:
les splendeurs insolites de la Belle-Epoque et les tumultes désordonnés de l'entre-deux-guerre...
A bientôt !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse





Consuelo Vanderbilt par Helleu: l'image charmante d'une femme cherchant le bonheur




mercredi 4 mai 2016

Musset à Florence ou le romantisme échevelé


Florence, printemps 1519.
Un  homme d'âge mûr mais encore" vert ", un des peintres les plus doués de l'apogée de la Renaissance florentine marche à pas nerveux dans son jardin, un délicieux sanctuaire épanoui sous les tonnelles qu'avril couvre de mauves guirlandes d'ondoyantes glycines.
Au pied de ses collines couvertes de bosquets d'oliviers, de jardins clos, de vergers impeccables, fermés de haies de cyprès vert-noir montant vers le ciel bleu embrumé de blanc, la ville autrefois merveille des merveilles, s'étire sur les rives de son fleuve aux eaux jaunes, comme un soleil déclinant.
Depuis la mort en 1492, du plus illustre des Médicis: Lorenzo le  Magnifique, Florence veille sur ses fabuleux trésors. Un de ses artistes  est devenu une sentinelle de cette  gloire récente que l'ombre envahit doucement. Il porte le nom fameux d'André del Sarto, et il s'enorgueillit d'avoir été l'ancien et talentueux élève de Piero di Cosimo.
Mais, c'est un maître bien triste qui envisage l'avenir autour de cette maison neuve, surgie de terre sur le Lungarno, en face du Ponte Vecchio résonnant des travaux des orfèvres et des appels des chalands.
Au delà du fleuve, le génial et rebelle Pontormo exerce ses talents dans un atelier florissant, adulé de jeunes disciples voyant en ce maître le reflet de l'avenir.
A côté de cet inventeur d'une peinture en courbes et envols laissant ses modèles s'enlever en une spirituelle lévitation, le maître un peu rassis, André del Sarto, sent peser sur ses épaules le poids des années et l'inertie de son inspiration.
Serait-il abandonné par la destinée ? Appartiendrait-il au passé ?
Son unique rayon de jeunesse c'est sa trop charmante épouse, la rieuse et douce Lucrèce del Fide, une femme accomplie comme l'étaient les aimables dames de la Renaissance Italienne ou Française. Une maîtresse de maison raffolant de l'art de vivre florentin guère tourné vers le sacrifice et l'austérité !
André tremble, pour conserver l'amour de cette adorable esthète aimant faire travailler les incomparables artistes, orfèvres et bijoutiers répandant leurs innombrables tentations au sein de ce marché de l'art qu'est Florence, il a dilapidé les grosses sommes confiées lors de son séjour à Fontainebleau par le roi de France.
Il a abusé de la confiance de ce légendaire mécène: François premier. Tout à l'heure, (la rumeur citadine l'a averti sans pitié et il s'y prépare la  mort dans l'âme), l'envoyé du souverain, le comte de Montjoie, toquera à sa porte... Quelle sera sa punition ? La honte l'accable...
Assez de pénibles interrogations ! Le rideau se lève ! Nous sommes au théâtre !
Peut-être à la comédie Française...
La pièce la moins comprise d'Alfred de Musset se livre aux irréfragables amoureux des poèmes en prose et de la Florence lovée en nos songes de généreuse beauté et de destins démesurés.
Peintres adulés ou maudits, princes bannis ou adorés, sculpteurs insensés et sublimes, amants et poètes: Florence vers 1500, bien avant et longtemps après, les mêla dans son creuset d'or, de marbre et de sang.
Méditation tragique ou invention romanesque ? "André del Sarto" plaide en faveur de la pureté du sentiment amoureux, la passion n'est pas un crime, l'intégrité d'un homme prend des chemins impurs, le bien et le mal forgent nos âmes, la plus grande misère serait de ne pas assez aimer...
Frappé d'interdits ridicules par les chantres véhéments d'une morale confite en hypocrisie, Musset, en 1850, afin de voir sa pièce jouée à L'Odéon, se résigna à la dénaturer.
Devenue correcte et parfaitement insipide, elle tomba dans un sombre oubli.
De nos jours, l'oeuvre véritable est seule imprimée et jouée ! En dépit d'un bavardage fleuri, de péripéties trahissant l'adulation de Musset envers Shakespeare, la pièce mérite plus qu'un condescendant hommage.
Tour à tour, André l'abandonné, Lucrèce perdue par amour, le fidèle Damien, le confus trouble-fête Grémio, l'amant Cordiani, moins inconsistant que bouleversé par l'amour, enfants gâtés d'une Florence de rêve, jettent leurs masques de carton, posent leurs dagues inoffensives et libèrent les mouvances incertaines de l'amour et du hasard...
L'intrigue emprunte son rythme à la comédie italienne au matin, le valet Grémio, vieil homme ayant tenu sur ses genoux son maître adoré André del Sarto, voit un inconnu s'échapper de la maison familiale. Un voleur ? Que non pas, pire, bien pire, le malotru se laisse choir par la fenêtre de Donna Lucretia, l'épouse du peintre... Scandale ? Pas encore !
L'ami le plus cher d'André, son disciple, Damien, est heureusement le premier à accourir.
Saisissant l'horreur de la situation, il s'acharne à calmer le domestique tonitruant: "Va, Grémio, rentre chez toi. Que tout cela soit oublié !"
Hélas !  Pour le malheur des siens, le brave et trop dévoué Grémio n'a pas la mémoire courte.
Damien récolte aussitôt après les turbulents aveux de l'amant en fuite: le peintre Cordiani, un esprit exalté qui embrasse le gazon et prend à témoin la nature exubérante de ce printemps toscan: il aime !
Et, cela va de soi, il n'a jamais aimé, juste semé les aventures, détruit les cœurs, endolori les belles florentines qui ont eu la sottise de l'enivrer:
"ô mon ami ! quel est l'homme ici-bas qui n'a pas vu apparaître cent mille fois dans ses rêves, un être adoré fait pour lui, devant vivre pour lui ? "
Le rêve est réalisé, à l'extrême angoisse de ce Damien dont l'inexpugnable patience finit par s'effriter.
Ainsi donc, le séducteur invétéré que Cordiani n'a jamais caché d'être vient de rencontrer le vrai visage de l'amour, autrement dit celui de l'épouse de son ami d'enfance...
L'amant ne manque d'aucune audace: l'excès de son bonheur lave sa conscience: "Le remords, la vengeance hideuse, la triste et muette douleur, tous ces spectres terribles sont venus se présenter au seuil de ma porte; aucun n'a pu rester debout devant l'amour de Lucrèce."
Musset ébranle de sa verve exquise la morale assommante: c'est l'indéfectible avocat des amours interdites !
 Pour un peu, on plaindrait et envierait à la fois ce fou de Cordiani !
Sa joie égarée est contagieuse...
Mais, ce début est trompeur, la pièce ne cherche nullement à faire l'apologie d'une banale histoire, la tragédie couve sous le trio habituel: vieux mari, jeune amant, épouse fantasque. André del Sarto émeut bien davantage que son tourbillonnant rival. Désabusé, et pourtant plein d'espoir, le voici tentant de ranimer la flamme inspirée de ses élèves; son discours touchant déborde de vérité, de sagesse et d'expérience:
"Que chaque siècle voie de nouvelles mœurs, de nouveaux costumes, de nouvelles pensées. Mais que le génie soit invariable comme la beauté. Que de jeunes mains, pleines de force et de vie, reçoivent avec respect le flambeau sacré des mains tremblantes des vieillards.
A l'ouvrage ! la vie est courte."
Un des disciples manque à l'appel, c'est Cordiani. Damien annonce une fièvre passagère...
Le bon maître André s'inquiète, loin de se douter de la trahison de son ami.
D'ailleurs, pour le moment, c'est lui -même qui lui semble l'homme le plus détestable de Florence.
Ne s'est-il rendu coupable de vol en utilisant à son profit les deniers du roi de France ? En vain, il supplie un usurier de lui avancer la somme. Grémio lui sert d'escorte, et, ce qui devait arriver ne tarde pas: étonné de la maladresse du dévoué serviteur, André apprend qu'un coup de stylet décoché par un visiteur nocturne en est la responsable. Grémio en a trop dit !Son maître reste perplexe. Toutefois, à Florence, les remèdes se nomment épées et dagues quand votre honneur est en jeu.
Grémio reçoit donc l'ordre de guetter le retour de l'inconnu, l'épée en main... La nuit glisse, soyeuse et parfumée, sur les balcons florentins.
Les cloches cristallines de Santa Maria del Fiore sonnent onze heures, la belle Lucrèce prie Dieu de lui pardonner son fatal amour, ses remords inondent ses yeux de larmes, la douleur l'étreint, mais rien ne peut la détourner de son attente: Cordiani va escalader d'ici une minute, le mur menant à sa chambre, les dés sont jetés.
On frappe, c'est André !
Lucrèce est au comble de la terreur. André a deviné, elle le comprend en un seul regard.
Une atmosphère infernale s'installe, rompue soudain  par des cris affreux !
Grémio attaqué par un voleur baigne dans son sang au bas de la fenêtre ! On cherche son assassin autour de la maison, domestiques et amis accourent, bizarrement, Cordiani entre, les habits déchirés. Son  vieux maître  s'étonne, l'autre ,embarrassé, prétexte une querelle, un duel, et s'évapore dans les ruelles étroites...
 André est-il dupe ? Pensif, le peintre attrape la première épée qui se présente sous ses yeux afin de venger Grémio: horreur !
Sa main est souillée de sang frais !
Il tient l'arme de l'assassin, une arme qui appartient à celui qui vient de lui fausser compagnie. Face à un soupçon qui se prolonge en atroce certitude, André repousse la foule venue l'aider, il cherche le silence et la solitude, seuls baumes pour son immense douleur..
Puis, la raison l'emporte sur la nuit noire de l'âme. D'abord, décider l'amant à décamper ! et vite !
André ordonne à Cordiani de s'exiler, c'est l'unique solution de bon sens, l'honneur en sortira vainqueur et, qui sait, l'amour conjugal se réchauffera peu à peu. Le mélancolique peintre s'accroche à cette chimère.
Jeune et ardente, la voix de Musset retentit sur la scène, le poète chante l'espérance en des mots évoquant Virgile:
"Je parle au meurtrier de mon honneur, de mon amour et de mon repos. La blessure qu'il m'a faite peut-elle être guérie ? Une séparation éternelle, un silence de mort, de nouveaux efforts de ma part, une nouvelle tentative enfin de ressaisir la vie peuvent-ils encore me réussir ? Qu'il parte, qu'une liaison coupable, et qui n'a pu exister sans remords, soit rompue à jamais; que le souvenir s'en efface lentement, et qu'alors moi, André, je revienne, comme un laboureur ruiné par le tonnerre, rebâtir ma cabane de chaume sur mon champ dévasté."
André prouve qu'aimer c'est pardonner, cette conviction déferle sur toute l'oeuvre de Musset, elle lui assure son éclat rare et sa puissance immortelle au delà des modes.Le poète croit farouchement en la rédemption, il croit en l'amour infini, invulnérable, franc, pur, éternel.
André est le seul à comprendre où un être humain peut aller par amour; il donnera bientôt sa vie afin d'assurer le bonheur de Lucrèce ...
Mais, avant ce sacrifice surhumain, que de péripéties, de revirements, et même le duel traditionnel, combat obligatoire pour les hardis défenseurs de l'honneur masculin depuis la nuit des temps. Lucrèce est renvoyée chez sa mère comme une marchandise avariée, Cordiani, que tous s'imaginent mourant, blessé par un André repentant, se traîne jusqu'à sa porte.
La malheureuse amante le soigne avec l'indicible foi que nourrit sa passion.
Pendant cet épisode providentiel ou néfaste, comme on voudra, l'ambassadeur du roi François Ier,
le comte de Montjoie découvre en la personne du célèbre André del Sarto, un vieillard à demi fou, tenant des propos incohérents et semblant sous le coup d'une fièvre violente:
 "Est-ce-là l'homme qui vivait en prince à la cour de France ? dont tout le monde écoutait les conseils comme un oracle en fait d'architecture et de beaux-arts ? "
Lionel, un brave disciple du maître, sauve ce dernier de l'opprobre en suppliant le comte de ménager un homme bouleversé.
André offre ses deux meilleurs tableaux en compensation des sommes dépensés, Montjoie, admire et compatit... Il laisse André en paix.
Mais la tempête gronde de plus belle: Lucrèce et Cordiani, venant de recouvrer de fragiles forces,
s'enfuient vers le Piémont; que faire ? Les rejoindre, les tuer ? Ou... André s'écrie soudain:
"Qu'ais-je à faire en ce monde ? Ils s'aiment, ils sont heureux. Leurs chevaux s'animent, et le vent qui passe emporte leurs baisers. La patrie ? la patrie ? Ils n'en ont point ceux qui partent ensemble."
Musset songe-t-il au départ de son amante, George Sand l'abandonnant à Venise, en l'insignifiante compagnie d'un médecin italien ?
Sans doute, ce déchirement l'aura-t-il marqué à jamais...
La pièce finit ainsi par une apothéose dramatique: au moment précis où Lucrèce et Cordiani écouteront le dernier message d'André, celui-ci, empoisonné de son plein gré, sera descendu vers le  fleuve Achéron .
"Pourquoi fuyez vous si vite ? La veuve d'André del Sarto peut épouser Cordiani."
Liberté est prodiguée aux amants, toutefois, en se donnant la mort, André ne vient-t-il  de leur ôter toutes  chances de bonheur terrestre ?
Le remords les meurtrira irrémédiablement... Sacrifice ou vengeance suprême ?
Le mystère d'André del Sarto reste aussi vaste que le génie de Musset !
Pièce hétéroclite, touchante, précieuse sans sombrer dans le ridicule, "André del Sarto se pare des grâces de l'amour infini: vive le romantisme absolu !
A bientôt,
Lady Nathalie- Alix de La Panouse


        


                 


Château de St Michel de Lanès