lundi 29 février 2016

Lawrence Durrell et la drôle de vie des diplomates !


L'enfer sur Terre et la vie diplomatique se côtoient parfois au vif amusement des simples mortels que nous sommes.
 L'insolence à la bouche, armé de son inimitable humour britannique, Lawrence Durrell s'ingénie ainsi avec ses  "Affaires urgentes" à briser net les idées fausses que l'on se fait sur les dieux vivants de l'Olympe diplomatique.
Ces chroniques trempées dans un bain de saine ironie illustrent le dur quotidien des ambassadeurs, souvent empêtrés au sein de leur illustrissime position au fin fond d'un pays méfiant ou hostile.Sans négliger le rôle constructif de la foule d'attachés et secrétaires divers et variés; tous, gens de devoir, au service de rois, reines ou autres chefs d'Etats semblant les avoir indignement oubliés.
 Les plus chanceux pourvus d'épouses endurantes, les plus malheureux titillant le goût saumâtre de l'exil grâce à la débauche de soirées vigoureusement arrosées.
Cette évocation pour le moins originale d'un milieu sachant fort bien fabriquer son secret fascinant abat les mythes en nous secouant de crises d'hilarités inextinguibles: certains passages sont d'ailleurs impossibles à lire à haute-voix tant le rire le plus délirant s'empare de vous. Wodehouse lui-même a quelque chose de pâle, d'anémié à côté de Durrell acharné à détruire la citadelle éminemment respectable du corps diplomatique international cloîtré  à Belgrade, dans un pays qui s'appelait encore la Yougoslavie, vers 1952.
Le vrai héros de ces souvenirs, le solennel Antrobus, est un ambassadeur vétéran d'une distinction à tuer les professeurs de savoir-vivre et autres bonnes manières s'évertuant à rédiger d'édifiants manuels en vue de l'éducation des masses.
En dépit de sa raideur, à croire qu'un parapluie a été glissé dans son dos, Antrobus a vécu des moments particulièrement incongrus, il ne se hasarde pas à dire "désopilants", et son vif plaisir reste d'égrener ces instants de folie diplomatique sans perdre son admirable flegme.
Les aventures de ces charmants diplomates relégués derrière "le rideau de fer" débutent par une poignante odyssée: "l'épisode du train fantôme ". Selon Antrobus, "rien n'illustre mieux les risques de la vie diplomatique." Un train, cela semble pourtant des plus inoffensifs ! Surtout s'il s'agit du convoi "des fêtes de la Libération", un train chamarré, ciselé, pomponné, astiqué, dont la mission  est de transporter le corps diplomatique tout entier de Belgrade à Zagreb. Périple audacieux, organisé par de hauts dignitaires afin de témoigner de la supériorité de l'industrie lourde d'un pays méritant et travailleur face aux "dégénérés de l'Ouest Capitaliste". Cette ambition louable épouvante bizarrement les heureux bénéficiaires !
C'est que contrairement à nous, lecteurs de l'an 2016 ayant une très vague notion du quotidien de l'ex-Yougoslavie, ils mesurent aussitôt les énormes dangers les menaçant sur une banale voie ferrée:
"On le sent dès l'instant où l'on débarque de l'Orient-express à Belgrade: il y a quelque chose d'étrange dans la construction même de la gare, elle penche d'un côté. Un train sur quinze environ franchit les butoirs, se fraie un chemin à travers la zone de fret et vient s'enfoncer dans le guichet de location. Il n 'y a jamais de blessé. Les gens ont l'air assez fiers de cette habitude particulière. Cela fait partie de la vie serbe."
Les diplomates affectent ainsi un humour élégant mais le cœur n'y est pas.
L'ambassadeur de France au nom de poète, Mr Du Bellay( la carrière comme on disait alors exigeait une particule, parfois  un "de" depuis "peu, Durrell, en bon anglais, s'amuse aux dépens des français) ose émettre une réticence dans un langage assez rude:
 "si ces animaux veulent jouer aux locos avec le corps diplomatique..."
 Prendrait-on les imperturbables membres de cet inaltérable corps pour de vulgaires jouets livrés aux caprices des aiguilleurs ou conducteurs ferroviaires serbes ?
 Hélas oui !L'ambassadeur de Sa Majesté, sir Polk-Mowbray s'angoisse de façon anormale;cet engin
serait-il capable d'outrager Son Excellence britannique ?
Si le pire survenait, les représailles interviendraient immédiatement:
 "écoutez, si par la faute de l'industrie lourde yougoslave, je suis blessé, ne fut-ce que très légèrement, au cuir chevelu, je veillerai à ce que cela donne lieu à un incident diplomatique. "
Nous frissonnons ! Mais qu'est-ce au juste "un incident diplomatique " ? Le mystère demeure !
Ce mot sibyllin ouvre les frontières de l'imagination ...
Durrell nous incite à espérer un drame affreux, et le voici qui arrive bon train.
Sous les rauques accords de la fanfare engagée pour signifier l'importance de ce train de La Libération, le corps diplomatique mort de peur s'ébranle vers un sort incertain à travers mornes plaines et immenses solitudes.
Le vacarme est insoutenable, des boiseries jaillissent les sons les plus lugubres du monde,
la seconde voiture s'incline à toucher les rails:
"quand on regardait par les fenêtres, on avait l'impression que le sol touchait les roues".
Ce train si étincelant cache une réalité désagréable: la machine hors d'usage crache du feu ! Le chauffage monte, monte, monte jusqu'à étouffer les infortunés voyageurs; la situation accable surtout les chefs de mission s'arrimant à n'importe quoi afin de survivre dans le fameux wagon prêt à s'écraser sur la voie...
 Privés de sommeil, privés d'eau, privés d'obscurité, les lumières ne s'éteignant pas plus que le chauffage, privés de silence, privés d'espoir d'arriver en bon état à Zagreb, pleins de contusions et de bleus, les prestigieux invités filent à une vitesse folle au sein d'une nuit qui sera sans doute la dernière.
Les réactions des passagers éclairent la passionnante diversité des tempéraments cosmopolites: "L'ambassadeur des Etats -Unis était si accablé qu'il passa la nuit à chanter Plus près de toi mon Dieu; Mme Fauzia, l'ambassadrice d'Egypte, resta toute le nuit en prière à genoux sur le plancher de son compartiment. "
Les secours divins, hélas, n'empêchent nullement la chevauchée ferroviaire fantastique d'arracher la verrière d'une petite gare en semant une panique de fin de monde !
Avec sa redoutable franchise, Durrell nous confie à quel point les atroces cris diplomatiques l'emportent sur les hurlements des simples mortels. Ciel !
Il y a de quoi se lamenter; voila que les délicieux ornements du "wagon suspendu " si gracieusement au dessus des rails, chérubins et bouquets sculptés par les mains expertes d'artisans poètes, éclatent sous le choc !
 Une triste perte et une grande peur car les débris de ces joyaux délicats inondent les voyageurs horrifiés. L'inconnu engloutit ces effrois intempestifs, le train fantôme rugit et s'emballe de plus belle; nos diplomates éperdus prient tous les saints qui leur viennent à l'esprit, des royaumes d'en Haut, on les entend:
"L'ange gardien de l'industrie lourde yougoslave devait veiller sur nous: rien de pire n'arriva."
Ouf !
Le jour se lève sur une armée d'ambassadeurs, attachés, secrétaires, épouses, passablement fripés, moulus, affamés, livides, mais vivants ! L'heure des festivités de La Libération approche ! Les plus hautes instances de Zagreb piétinent déjà sur le quai, curieuses d'être confrontés à ces capitalistes excessivement bien vêtus, remarquablement soignés et certainement fort reconnaissants d'avoir eu droit à un convoi d'exception.
Quelle déception ! au lieu de visages rayonnants, de gestes spontanés, d'embrassades ou salutations émues, que voit-on se dessiner sur les vitres du train ? Une foule braillante et débraillée tapant du poing afin d'indiquer que portes et fenêtres sont irrémédiablement fermés !
Sir Antrobus d'expliquer avec une suave désinvolture:
 "Nous devions ressembler à une colonie de singes forains expropriés ravagés par la nostalgie de leur vie d'antan dans les arbres."
Comment s'extirper de ce convoi sans donner l'image du ridicule absolu ? On résout cette épineuse question en sautant par l'arrière, un rictus aux lèvres, les dames furieuses d'être malmenées, les ambassadeurs tentant de conserver une très vague dignité... L'empressement sincère des autochtones dissipe un court moment la fatigue des aventures nocturnes; on écoute, d'une oreille vague, la mélopée des discours officiels vantant le destin  lumineux de l'industrie lourde du fier pays.
Soudain, les épouses soumises sursautent !
Voici, qu'en fait de lendemain radieux, on les informe gentiment que le train de l'horreur a reçu la glorieuse mission de les ramener à Belgrade ! C'en est trop ! Une fois réfugiés dans leur hôtel au luxe fané, les diplomates se révoltent ! C'est la fronde ! le corps diplomatique se soulève d'un coup !
On dirait des Français en train d'organiser un piquet de grève ! Quelle honte ! Quelle décadence ! Le savoir-vivre est foulé aux pieds, le sens du devoir relégué au placard.
Egyptiens, Finlandais, Norvégiens et Slaves emplissent le salon d'apparat d'imprécations imagées ! Le retour à bord du train perdant ses entrailles en chemin est refusé à l'unanimité; et tant pis pour les déclarations de guerre de la Serbie en perspective !
Seuls les Grecs arborent une mine détendue... Leurs bras levés vers un ciel hostile cachent une grande satisfaction:
"ils avaient déjà loué les seuls six taxis de Zagreb et proposaient des places pour le voyage de retour à mille dinars par tête.
"Les exhortations péremptoires du doyen glissent sur les consciences, l'amour national est invoqué en vain, l'égoïsme fait des ravages ! Laissant le train funeste s'émietter en sens inverse, les peureux diplomates sautent comme des lions enragés dans les miraculeux taxis...
Doit-on leur jeter la première pierre ?
Antrobus a l'âme trop noble pour s'appesantir davantage sur ce  lamentable exemple ferroviaire... D'ailleurs, tant de choses nuisent au bon fonctionnement des rouages diplomatiques; par exemple, affirme ce gentleman , "un petit rien peut causer votre perte."
Et même un insecte innocent, une mouche  bourdonnant avec application dans un espace clos...
Une mouche détiendrait le pouvoir de rompre les traités de paix et la bonne entente entre deux nations ! Sir Antrobus souffrirait-il de gâtisme élémentaire ? Eh bien non !
Des profondeurs de son fauteuil de cuir fauve, le regard impavide et la parole feutrée,
son whisky à la main, il fait revivre une tragédie: celle d'un ambassadeur d'Angleterre avalant, un beau soir de fin décembre 1952,  une mouche en plein banquet de réconciliation entre les paysans Serbes et les capitalistes au service de Sa Majesté.
Malgré les efforts savamment déployés par des diplomates en pagaille,la méfiance est tangible du côté du camarade Bobok, chef de la délégation des marchands de bois du pays. On entendrait une mouche voler par dessus l'aérien ballet des assiettes.
 Sir Antrobus, maniant sans pitié l'exquise condescendance de ses pairs, évoque une
 "conversation au niveau du bas néolithique: grognements, feulements et bizarres moulinets exécutés au couteau et à la fourchette."
L'ambassadeur, toujours le très remarquable glaçon répondant au nom de Sir Polk-Mowbray, trône, comme il se doit, entouré de deux camarades aux sourcils froncés et à la fourchette levée afin de parer à toute attaque des "hyènes capitalistes ", les rébarbatifs Bobok et Popic.
 En dépit de cette atmosphère gelée, Antrobus et Spalding, l'attaché commercial ont la touchante conviction que ce repas de fête ragaillardira des liens un peu fragiles entre les travailleurs Serbes et le monde anglo-saxon.
 Une mouche s'invitant au festin aiguise les nerfs des convives en tournoyant de plat en plat; les anglais font semblant de rien, la mouche continue ses vols, se brûle les ailes à la flamme des bougies et finit sa courte existence par un plongeon inattendu dans la gorge de l'ambassadeur...
C'est cet instant douloureux que choisit le camarade Bobok afin de porter un toast enthousiaste au camarade Tito !
Horreur et confusion ! Polk-Mowbray "poussa un cri rauque, vibrant de désespoir et d'ailes de mouches carbonisées. "On s'imagine bien sûr que dans ces circonstances extrêmes, les diplomates montent au créneau, raniment l'harmonie, apaisent le scandale et sauvent leur ambassadeur de la mort diplomatique, autrement dit du ridicule absolu.
 C'est faire montre d'un bel optimisme...
Avec une intense délectation, l'impertinent Durrell, nous brosse le portrait de charmants attachés étranglés de rire soutenant un diplomate de haut rang crachant sa mouche sous les regards méprisants des braves camarades assistant à la déroute du monde capitaliste...
Les délicieuses chroniques vagabondent à saute-mouton en enlevant le lecteur mélancolique loin de ses sombres humeurs. On retiendra les effets néfastes de la culture importée de France: assommantes conférences infligées aux anglais sur de parfaits inconnus bien français et totalement ineptes, Messieurs" Flowbear et Goatyeh". Un léger sourire éclairera les visages moroses en apprenant les conséquences d'une orgie de champagne sur la froide réserve de l'ambassadeur Polk-Mowbray;:
cet homme fort hautain retrouvé, à notre vive surprise, dans un adorable état de complète ébriété, enfoui sous les massifs de fleurs de sa propre ambassade...
Le mot de la fin appartient au distingué Antrobus, esprit angoissé à ses heures:
 "où vont les diplomates quand ils meurent ? existe-t-il des limbes diplomatiques ?"
Rêvons un peu à ces îles fortunées remplies de spectres en smoking ...
Où vont-ils nous mener ces ambassadeurs fantômes ?
Prions pour que ces êtres étranges renaissent de leurs cendres !

A bientôt !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
                                                    


lundi 22 février 2016

Pline le Jeune : un rescapé du Vésuve !


A l'été 79, plusieurs années avant d'être un spirituel avocat adulé par les patriciens romains, l'aimable Pline, grand jeune homme de 18 ans, adolescent rêveur et fort peu rebelle, vécut une aventure extraordinaire depuis l'élégante villégiature de son oncle, le naturaliste Pline l'Ancien, dans la baie de Naples. Il n'aurait pu imaginer que ses vacances studieuses en face d'un volcan endormi appelé Vésuve seraient source d'aventure extrême, d'émotion intense et de péril épouvantable.
Bien plus tard, les souvenirs de ce jour marqué d'horreur déferlèrent de sa mémoire et embrasèrent son récit douloureusement vécu... Deux lettres d'une précision et d'une vérité dignes des meilleurs films d'épouvante nous font ainsi frissonner en ranimant ces journées noyées dans les pluies brûlantes et livrées à une panique incoercible.
Tacite, l'historien latin par excellence, ami de l'avocat, reçoit d'abord le récit de la mort de Pline l'Ancien, savant insatiable qui par son immense soif d'études, d'analyses et sa curiosité scientifique hors pair faisait l'orgueil de Rome. Ce grand homme inventa les sciences-naturelles et succomba à 56 ans, victime de son enthousiasme héroïque ! N'écoutant que son devoir scientifique, il s'approcha, au lieu de fuir, au plus près de ce qui était pour lui  un rarissime cas d'étude: le Vésuve libérant sa colère fatale... Au contraire, Pline le Jeune, son charmant neveu, doué d'un bon sens sympathique, sauva sa vie et celle de sa mère in extremis.
Son cœur resta blessé d'avoir laissé son oncle le naturaliste se jeter dans la gueule de ce monstre crachant des flammes qui le matin-même était une montagne paisible... La seconde lettre n'est pas destinée, explique l'avocat à son ami Tacite, à la postérité; il s'agit d'un souvenir vécu confié à un intime. Mais Pline le Jeune ne brillant guère par sa modestie, le lecteur ne croit pas ces protestations faussement humbles.
L'avocat écrit, à l'instar de la mordante Marquise de Sévigné, afin d'amuser ou fasciner un cercle de mondains sensibles à l'éclat de sa verve épistolaire.
Les aventures d'un jeune patricien romain flegmatique à l'aube du plus inouï des cauchemars antiques ne cessent d'ailleurs de captiver les visiteurs de Pompéi et d'Herculanum; sans oublier les amateurs de la vie quotidienne de ces habitants du monde romain, étranges à priori, fort proches de nous si nous allons à leur rencontre...
Retrouvons notre ami Pline le Jeune à Misène, délicieuse petite cité balnéaire au nord du golfe de Naples. Confiant en les heureuses surprises de sa jeune vie, il s'apprête à goûter les fruits apportés par un paysan aux nobles citadins et le lait caillé d'une brave fermière des environs. Sa mère et son oncle le rejoignent sur la terrasse de leur maison carrée, surplombant le spectacle enchanteur de la méditerranée alanguie sous le soleil d'un matin calme. Les vacances s'annoncent propices à la lecture et l'oncle suggère au neveu quelques passages de l'historien épique Tite-Live.
Peut-être le sage neveu se prépare-t-il, en secret, à certains divertissements beaucoup moins austères; baignade en compagnie de jeunes romaines osant le "bikini", déjà en vogue à cette époque lointaine, et s'évertuant à nager gracieusement. Ou pique-nique sans façon, et surtout sans oncle vous forçant à vous détourner des joies de votre âge... Pline le Jeune rêve et sursaute quand sa mère pousse un cri en regardant la baie, une masse sombre barre le ciel pur: "un nuage extraordinaire par sa grandeur et son aspect". L'oncle saute de son lit de repos et découvre de minute en minute un phénomène inconnu: "une nuée se formait ayant l'aspect et la forme d'un arbre et faisant penser à un pin".
Piqué au vif par la tarentule scientifique, Pline l'Ancien qui, cela tombe à pic, est justement l'amiral de la flotte ancrée à Misène, commande un bateau rapide, un croiseur léger inventé par les pirates de Liburnie, et se précipite; comptant sur toute la force de ses deux rangs de rameurs afin de contenter sa curiosité de naturaliste intrépide.
Le neveu, étonné de l'enthousiasme intempestif de son oncle, ne partage pas sa manie scientifique et refuse tout net d'embarquer.
Il prétend avoir du travail, beaucoup de travail ! L'oncle parti, nous le devinons, vive la liberté !
Hélas, au fur et à mesure que le matin avance, la fin du monde semble engloutir ces rivages merveilleux chantés par Virgile un siècle auparavant. La température monte, la mer charrie des pierres, le ciel vire au noir infernal. Malgré ces signes effrayants, Pline l'Ancien n'entend pas renoncer à sa frénésie de chercheur.
Toutefois, c'est un homme bon, en une seconde, sa détermination scientifique irraisonnée cède la place à son sens du devoir amical; voilà qu'on lui remet un message affolé d'une vieille amie, la Matrone Rectina: "effrayée du danger qui la menaçait, sa villa était en bas et elle ne pouvait fuir qu'en bateau, elle suppliait qu'on l'arrachât à une situation si terrible ".
L'oncle, sans le savoir, évite alors aux marins du bateau rapide un sort atroce; abandonnant son projet égoïste, il laisse le croiseur au port, et ordonne à de gros navires à quatre rangs de rameurs de ramener les infortunés vacanciers, Rectina et tous ceux qui étaient dans la même affreuse situation du côté de Pompéi.
"Il gagne en toute hâte la région que d'autres fuient et vogue en droite ligne en droite ligne le cap droit sur le point périlleux". Or, si l'équipage tremble, si les romains guettant l'arrivée des secours invoquent la clémence des dieux, Pline l'Ancien affronte la mer furieuse, les pluies de cendre et les jets de pierre ponce avec le flegme aristocratique du naturaliste concentré sur sa mission; que fait-il au milieu des lamentations et hurlements pitoyables ?
 Il  dicte  ses impressions de l'instant, imperturbable, la mine attentive, le sourcil relevé, à un pauvre secrétaire, son" notarius "apeuré !
Le péril augmente de seconde en seconde, Rectina s'impatiente, se lamente, se désole sur sa plage inondée de cendres brûlantes. Les rameurs vont-ils se mutiner ? Que non pas, Pline l'ancien obtient que le cap soit mis sur la villa de son ami Pomponianus, à Stabies.
De là, il espère rejoindre Rectina...
Pline le Jeune n'a nullement vécu ces moments terribles mais il les tient des compagnons fidèles de son oncle. Son imagination fertile l'aide à brosser à grands traits précis le tableau de l'escale chez l'ami Pomponianus terrorisé ! On se le représente si bien ce rond et débonnaire Pomponianus "décidé à fuir si le vent contraire tombait ", un romain perdant courage auquel l'oncle tente de transmettre son calme olympien: "mon oncle arrive, embrasse son ami tremblant, le console, l'encourage et voulant calmer ses craintes par le spectacle de sa tranquillité à lui, se fait descendre dans le bain; en sortant il se met à table et soupe avec gaîté, ou ce qui n'est pas moins beau, en feignant la gaîté".
Pline l'ancien a donc un grand cœur ! Et une bravoure à toute épreuve, c'est un vieux lion romain !
Son neveu le présente sous un jour si attachant que le feu du volcan paraît s'éloigner... Illusion !
La montagne gronde et flamboie dans la nuit tombée, le naturaliste cherche à rassurer les braves gens qui se serrent contre lui, il ment sans l'ombre d'une hésitation afin que la panique ne s'empare de ces esprits épuisés. Ces flammes ne sont rien d'autres "que des foyers laissés allumés par les paysans " !
Puis, le naturaliste, fataliste, s'endort ! Il est bien le seul !
Pomponianus et ses amis ou domestiques guettent l'aube en écoutant les sonores ronflements du savant doté d'une copieuse surcharge pondérale...
Aux premières lueurs, la crise éclate, les bonnes paroles sont inutiles: cendres et pierres ponces engloutissent cour et chambres, la terre tremble, il faut fuir d'urgence ! Encore plus angoissant :" le jour était levé partout, mais autour d'eux une nuit plus épaisse que toute autre nuit ". Comment embarquer sur une mer "grosse et redoutable" ? Soudain l'admirable contenance du savant le quitte: sa respiration gênée par les vapeurs de souffre se bloque: le monde antique a perdu son enragé naturaliste... Le récit ne nous apprend pas si la mystérieuse Matrone Rectina sera elle aussi victime des fureurs du Vésuve, nous ignorons le destin du bon Pomponianus... une consolation éclaire cette obscurité: le sauvetage de Pline le Jeune !
Le second chapitre des aventures de nos héros s'ouvre sur la naïve attitude du neveu après le départ de l'oncle; Pline le Jeune, avec la touchante inconscience de l'adolescence, se plonge dans l'enrichissante lecture de Tite-Live. Une exquise civilisation s'écroule autour de la baie et le jeune rêveur se consacre aux éléphants d'Hannibal trébuchant sur la neige des cols alpins !
Sa mère se borne à prier les Dieux d'accorder leur protection à son cher frère Pline le Naturaliste. Pourtant les maisons se fissurent, le sol se fend, la lumière décroît, la réalité frappe de plein fouet mère et fils. Mais, de sa voix  tranquille, Pline se contente de préciser: " notre sortie de la ville fut décidée". La tragédie tournerait-elle au comique ? On le voudrait, il n'en est rien bien sûr.
Drapés dans leur réserve de patriciens bien-élevés, les deux romains subissent les humeurs de la foule en proie à l'hystérie la plus délirante. Une fois échappés de la petite ville, mère et fils croient le salut assuré en grimpant dans leurs voitures que les ébranlements de la terre font zigzaguer. La fin du monde fond sur eux comme un ouragan noir de cendres épaisses.
Quel Dieu aura-t-il pitié de leurs misérables personnes ? Se sauver sans nouvelles de l'oncle bien-aimé leur est impossible: tous deux choisissent de s'attarder aux environs de Misène. Cette affection légitime causera-t-elle leur perte ?
Un ami les met en garde, puis les "quitte précipitamment". Ont-ils fait une sottise ? Les éléments se déchaînent de plus belle: "peu de temps après, la nuée descendait sur la terre, couvrait la mer; elle avait caché la pointe qui s'avance à Misène".
C'en est trop, la mère du jeune Pline, face à une mort qu'elle pense inéluctable,
en bonne matrone romaine capable de sacrifice, supplie: "ma mère se mit à me prier, à m'exhorter, à m'ordonner de fuir à tout prix. "La digne femme alourdie, à l'instar de son frère, de rondeurs conséquentes, a peur de ralentir son fils! Mais l'adolescent est également un patricien ayant le sens du devoir filial chevillé au corps et à l'âme. Empoignant sa lourde mère, il la force à avancer alors que l'apocalypse les talonne... Que faire ? Le jeune homme décide de s'abriter loin du chemin envahi d'une coulée de cendres et de patienter au sein d'une nuit atroce; nuit totale, peuplée de gémissements et d'appels, de prières et de hurlements insensés.
Pline ne manque pas cette occasion de se présenter à la postérité sous un jour admirable, sa fatuité amuserait si les circonstances étaient moins effroyables: "Je pourrais me vanter de n'avoir laissé échapper ni un gémissement ni une parole marquant la faiblesse au milieu de tels dangers, si je n'eusse trouvé dans la pensée que je périssais avec le monde et le monde avec moi, chétif, une grande consolation à ma condition mortelle".
Ce chevalier romain, (sa famille appartenait à l'ordre équestre des plus honorables), s'instruit à l'école de l'héroïsme. Sa mère meurt-elle de peur à ses côtés ? Il n'en souffle mot, ce qui ne nous empêche pas de plaindre la matrone croyant sa dernière heure arrivée quand soudain les flammes trouèrent les ténèbres.Tout le monde retient son dernier soupir...
Miracle ! "Heureusement ce feu s'arrêta à une certaine distance." Le péril reste extrême, les rescapés ne risquent-ils d'être étouffés sous les cendres ? Le salut revient avec le jour, l'univers a pris la teinte de la cendre, la mer s'est retirée; incroyable mais vrai: Misène existe encore ! Mère et fils s'y traînent tant bien que mal, animés par l'espoir d'y retrouver l'oncle naturaliste.
La terre continue à trembler, les rumeurs folles courent et, Pline, à notre infinie déconvenue, achève son récit !
Nous ne saurons jamais comment mère et fils eurent la chance de revenir à Rome ! Cette pirouette de l'avocat après ces tumultes, cette angoisse, ces descriptions d'un rivage paisible dénaturé par le monstrueux réveil d'un volcan, nous déçoivent un peu, même si tant de siècles nous séparent...
Il ne faut pas en exiger trop ! Pline ne nous inspire-t-il l'envie de nous glisser au premier siècle  grâce à sa correspondance spontanée, sensible ,souvent moqueuse, parfois émouvante, jamais ennuyeuse.
Bon voyage chez ces romains que l'on a un vif plaisir à fréquenter !
 La "petite histoire " de l'empire romain, se coule dans la grande, les menus incidents, un convive en retard gâchant une soirée, l'achat impulsif d'un bronze de Corinthe, un mot tendre à son amie fidéle , la douce et patiente Calpurnia qui lui pardonne tout, les conseils enthousiastes dispensés aux jeunes avocats, amusent ou étonnent, le ton familier de Pline nous met en confiance.
Sa toute nouvelle maison de Toscane devient la nôtre, ses verts et frais jardins prolongent nos songes. Son esprit vif et sa fausse modestie, son entrain, sa touchante passion de la vie en font un ami insupportable et charmant, irremplaçable !
Il suffit de dénicher les "Lettres de Pline" aux Editions "Les Belles Lettres" ! Un jeu d'enfant ...
A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse



mardi 16 février 2016

Contes du vieux château: Les vertes amours d'Henri IV:"Passer le mois d'avril loin de sa maîtresse, c'est ne vivre pas."



"Passer le mois d'avril loin de sa maîtresse, c'est ne vivre pas".
Quelle femme ne rêverait d'une pareille déclaration? Le roi Henri IV, qui au moment où il traçait cette déclaration printanière n'avait pas encore conquis son royaume, les envoya à une créature aux cheveux dorés et à la réputation fort sulfureuse. Les vraies, vives, et belles lettres d'amour, hélas, volent souvent vers des êtres qui ne les méritent guère.
Tant de trouvailles délicates, de pensées exquises, de compliments fleuris inventés en vain à l'intention de goujats dénués d'une once de cœur ou de coquettes avisées se moquant des débordements sentimentaux !
Quel gaspillage ! Quelle tristesse ! Mais aussi, quel bonheur pour ceux qui ouvrent ces trésors et en tirent une leçon d'amour pur écrite dans le plus élégant des langages...
Le galant volage qu'était sans honte aucune notre bon roi Henri, le vert Béarnais qui sema sa descendance sur tous les pâturages français, allant des bergères aux comtesses (et se faisant mettre à la porte des manoirs, fermes et palais par une armée de maris jaloux ou de beautés irascibles), éprouva les tourments de l'amour irrésistible, jusqu'à l'audace folle, envers trois magnifiques déesses de ces temps mouvementés.
L'histoire  amoureuse chante encore la légende galante de Corisande, Gabrielle et Henriette; les trois égéries du bon roi Henri: ravissantes de figure, gracieuses de silhouette et souvent infernales de caractère.
Toutefois, si la première à avoir su retenir ce roi séducteur, l'intelligente Corisande de Gramont lui inspira une passion assez intellectuelle en jouant à la maîtresse d'école plus qu'à la maîtresse tout court, l'impertinent gascon se prit, en 1592, aux rivages de la quarantaine, d'un empressement fougueux et juvénile pour l'amante d'un de ses frères d'armes.
Cet homme, grand guerrier mais esprit limité, le grand écuyer Roger de Bellegarde, fut assez fat pour se vanter d'avoir arraché à une foule  d'admirateurs les faveurs d'une adorable jeune personne belle à ravir de la tête aux pieds: Gabrielle  d'Estrées.
La charmante amoureuse n'en était nullement à sa première conquête ! En dépit de son jeune âge, Gabrielle marchait fort accompagnée sur les sentiers de l'amour. Bellegarde, pourtant, signifiait beaucoup au sein de sa jeune vie agitée.
Malgré quelques années capricieuses, l'experte fille du Marquis d'Estrées se languissait pour le grand écuyer et attendait ses visites, entre deux batailles au service du Béarnais, avec l'impatience la plus enflammée.
Henri de Béarn est en fâcheuse posture militaire, Paris n'abdique pas, la France tarde à accepter ce prince galopant aux trousses d'une chimère: arriver à la paix entre protestants et catholiques tous gens de conviction décidés à s'entre-tuer avec un acharnement singulier.
La fortune de guerre en attendant mène le combattant chez sa belle mystérieuse, au château de Coeuvres, près de la bonne ville de Chartres passée aux mains des ligueurs. La ville ne serait que fort mal défendue, absolument incapable de soutenir un siège, donc, la prendre et se rapprocher de cette merveille de Gabrielle tente terriblement le roi au blanc panache. Mais, la belle est cruelle ! La voilà qui s'amuse à laisser le Béarnais avancer en Normandie sans lui donner la moindre récompense alors qu'il enlève Chartes, avant d'être blessé devant les remparts de Rouen.
Par vengeance, Henri oblige l'ingrate toujours attachée à cet embarrassant Bellegarde à épouser un affreux baron, Nicolas d'Amerval.
Un mari de complaisance ! Cette plaisante manigance porte ses fruits assez vite.
Gabrielle tombe ainsi à la fin de l'été 1592 dans les bras du Béarnais, qui, grâce à cette ravissante
conseillère bien moins sotte que la rumeur ne le laissait méchamment croire, dira bientôt: " Paris vaut bien une messe !".
La paix tant espérée par un pays exsangue exige ce prix: un roi converti, un roi de bon, de grand, de noble cœur catholique.
Et, en prime, ce cadeau inattendu comblant les fervents admirateurs des correspondances amoureuses, un cortège de sept années de lettres bondissantes, vertes, vivaces. De mots prestes et fringants, bruissants du fracas des épées, du galop fou des messagers, tuant leurs montures afin de mettre au plus vite sous les yeux de l'amante le fiévreux panache épistolaire du roi Henri ! Toutefois, avant même le dimanche 25 juillet 1593, le plus beau des dimanches français, celui qui vit un roi changer de religion pour l'amour de son peuple et promettre d'apporter paix, bonté et prospérité à la France épuisée par une atroce guerre civile, les mots d'amour allaient un train d'enfer entre Henri et Gabrielle.
Le 10 février 1593, préfigurant notre Saint Valentin, Henri fit don à son amante, autant qu'aux âmes enflammées qui se succéderont jusqu'à la fin du monde, de cette lettre extraordinaire:
"je ne sais de quel charme vous avez usé, mais je ne supportais point les autres absences avec tant d'impatience que celle-ci, il me semble qu'il y a déjà un siècle que je me suis éloigné de vous.
Vous n'aurez que faire de solliciter mon retour, je n'ai ni artère ni muscle qui à chaque moment ne me représente le bonheur de vous voir, et ne me fasse sentir du déplaisir de votre absence."
Gabrielle en profite afin de quémander bijoux, elle ne se cache pas d'être insatiable comme une enfant éblouie, preuves d'amour et faveurs sonnantes et trébuchantes !
Serait-ce une âme cupide ? L'entourage du roi le craint sans oser le dire...
En tout cas, Henri est un séducteur incorrigible, Gabrielle le sait et prend ses dispositions: "étant bien instruite du danger que le roi oublie ses maîtresses lorsqu'il est séparé d'elles, je me tiens assidûment à côté de lui. Je suis comme la lune qui éclipse le soleil sans pour autant perdre sa propre lumière."
Le roi de Navarre métamorphosé en roi de France aurait grand besoin d'une reine jeune et féconde: sa maîtresse décide d'assouvir cette ambition ! Coûte que coûte !
Malgré la passion jalouse, la verdeur opiniâtre  qu'il se plaît à lui témoigner, le Béarnais reste insaisissable. Pour s'assurer son cœur, loin de jouer les princesses glacées. Gabrielle affirme:
"Je suis la princesse Constance et sensible pour tout ce qui vous touche et insensible à tout ce qui reste au monde, soit bien ou mal."
Hélas ! Les mots sont des mots, et la" princesse Constance "agaçait parfois son amant par son inconstance ! Bellegarde gardait en secret son cœur...
Au printemps 1593, Henri, on le sent est bien prêt de la brouille car Gabrielle se fait désirer: "je n'eus point hier de vos nouvelles je ne sais à quoi il a tenu. Il est midi et je n'en ai point encore, c'est bien loin de l'assurance que vos paroles m'avaient donnée de vous voir. Quand apprendrez-vous à tenir votre foi ? Je n'en fais pas ainsi de mes promesses."
Calcul, vanité mal placée ? La coquette de continuer son jeu. Henri court après la France et sa maîtresse tout au long de l'été 1593, l'une comme l'autre lui menant la vie dure; Gabrielle, un mois avant la conversion du roi, est-elle restée insensible à cette lettre d'un amant la suppliant de le rejoindre devant les murs de la ville de Dreux ?
Il faudrait avoir le cœur bien dur pour résister à l'injonction d'un guerrier abandonné !
"J'ai patienté un jour de n'avoir point de vos nouvelles, car mesurant le temps, cela devait être. Mais le second je n'en vois raison que la paresse de mes laquais car de vous en attribuer la faute n'advienne mon bel ange. J'ai trop de certitude de votre affection qui m'est certes bien due, car jamais mon amour ne fut plus grande ni ma passion plus violente, venez, venez, venez mes chères amours, honorer de votre présence celui qui, s'il était libre, irait de mille lieux se jeter à vos pieds pour n'en bouger."
Gabrielle se plaint semble-t-il de ces insinuations... Le roi de siège en siège, de ville reprise en ville conquise, pose les armes et se jette sur la plume; les humeurs de son amante deviennent belliqueuses et cette fois le roi promet de ne plus se perdre en inutiles querelles !
"Vous savez bien la résolution que j'ai prise de ne me plaindre plus, j'en prends une autre: de ne me fâcher plus "
Henri aurait un motif de se plaindre et fâcher: Roger de Bellegarde suit à la trace la belle en prétextant de la campagne militaire. Mais, le roi a des soupçons et nullement des certitudes.
Il veut la paix partout, dans son royaume et avec sa véhémente maîtresse.
Le Béarnais pour le moment a rendez-vous  avec la France qui le reçoit comme son monarque en la Cathédrale de Chartres  le 27 février 1594, sous le regard attendri de Gabrielle osant présenter ses rondeurs de future mère. Le scandale n'éclate pas, heureusement. D'ailleurs le roi est porté au sacre par son peuple et son clergé: il se fait sacrer grâce à l'assentiment de cent dix-huit évêques sur cent quarante, son royaume l'adoube; sauf Paris qui ne se rend pas !
Les portes de la capitale s'ouvriront enfin le 24 mars 1594 grâce à une stratégie inspirée par Gabrielle; tout simplement corrompre le gouverneur de la ville en lui promettant le bâton de maréchal à l'entrée du roi. Paris, libérée de la sanglante dictature de la Ligue, acclama son roi en chantant un mémorable Te Deum à Notre-Dame: le chant d'un pays réconcilié. La guerre ne s'éteint pas sans souffrances toutefois; le roi galope à francs étriers vers la Picardie combattre les ultimes sursauts de ses ennemis jurés. Gabrielle le suit en se moquant du danger ! Fini les retards et les rendez-vous remis, Gabrielle ne quitte plus le roi et ne pense plus à son cher Bellegarde. Que se passe-t-il ? Elle va être mère d'un prince ...
Son enfant à naître a de fortes chances d'être l'héritier du royaume. Cette conviction ôte à la future mère toute prudence, toute paresse; adieu le raffinement ! La voici soignant son roi blessé sur une paillasse. L'affreux spectacle des pieds écorchés du guerrier ne l'épouvante nullement. Son destin royal, qu'elle s'imagine à portée de main, lui donne une endurance héroïque !
L'enfant ne pâtit en aucune façon de ces chevauchées maternelles, bon sang ne saurait mentir. Le 7 juin de cet été victorieux, Henri, roi de France et de Navarre, est père d'un ravissant petit César.
Les mauvaises langues se font le délicieux plaisir de se gausser de ce prénom glorieux. Le roi raconte-t-on aurait choisi Alexandre, mais il recula en réalisant que l'ancien amant de Gabrielle  avait pour titre "M. le Grand", haute fonction de grand écuyer oblige... Gabrielle régnera-t-elle à force d'amour et de persuasion maternelle ?
Le roi tente alors un siège autrement plus périlleux que ceux des villes tombées sous la coupe de la Ligue.
Le chemin des épousailles passe par celui de son divorce avec la troublante Marguerite de Valois, fille d' Henri II et Catherine de Médicis. L'épouse du Béarnais ne l'est que de nom. Henri a eu la cruauté d'exiler dans un château délabré, vrai" Hurle-Vents" hérissant une montagne d'Auvergne, cette femme brillante, qui fit un paradis de leur cour de Nérac.
La vengeance est un plat qui se déguste froid ! La reine Margot  refuse tout net la dissolution de son mariage en cour de Rome: il ne manquerait plus que son goujat d'époux offre la couronne à sa maîtresse !
Et, de l'affirmer dans un langage aussi tranchant qu'une épée, jamais elle n'acceptera si "c'était pour mettre en sa place une femme de si basse extraction et qui avait démené une vie si sale et vilaine comme celle dont on faisait courir le bruit..."
Plaignons le fidèle Sully d'avoir eu la délicate mission de rapporter ces doux propos au roi...
Chose étonnante:
Gabrielle ne se lamente ni ne s'irrite. Qu'importe le dédain de la cour, le refus méprisant de la "première épouse" de son amant, et tant pis si elle suscite la colère du peuple.
Les français appauvris, ruinés, affaiblis par tant d'années de guerre civile, jugent  bien outrancières les substantielles pensions octroyées par le roi à cette femme faisant de l'art de vivre sa réalité quotidienne. Mais l'amante adorée tient bon son cap en dépit des tempêtes: mère des enfants du roi, tôt ou tard, elle sera reine ! Le ciel ne l'approuve-t-il d'une curieuse façon  ? Par le plus étrange des hasards, son second fils a la fort judicieuse idée de naître à Nantes dans les jours qui suivirent  la promulgation de l'Edit  du même nom, rédigé en grande partie par le roi décidément maître de son style, assurant la liberté de culte à tous les français. Henri IV sauve, en avril 1598, par cet Edit de Nantes à l'esprit profondément humain et à la clairvoyance absolument humaniste son pays d'un mal pire que le peste: le fanatisme.
On passe trop sous silence l'influence de Gabrielle dans l'élaboration de ce projet salvateur. Pourtant, la favorite n'épargna pas sa peine en tentant de concilier protestants et catholiques issus de très puissantes familles. La France lui doit beaucoup en dépit de sa vie "dissolue", ainsi que le proclamaient les esprits imprégnés de la rigoureuse morale de l'époque. Son acharnement diplomatique lui gagna l'admiration des esprits doués d'une vue moins étroite; et un torrent d'injures de ceux nourris d'amers préjugés...
La malheureuse est traînée dans la fange ! Le peuple ne désarme pas et la couvre de qualificatifs haineux qui arrivent aux oreilles royales... Henri IV s'en moque !
Le mariage s'approche à grands pas, on se passera de l'approbation du Pape, des nobles, du peuple !
La passion du roi ne varie pas. Ses lettres répètent un refrain envoûtant dont le parfum nous monte à la tête depuis le gouffre du temps:
"Mes chères amours, il faut dire vrai: nous nous aimons bien.
Certes pour femme il n'en point de pareille à vous. Pour homme, nul ne m'égale à savoir bien aimer.
Ma passion est toute telle que quand je commençais à vous aimer, mon désir de vous revoir encore plus violent qu'alors. Bref, je vous chéris, adore et honore miraculeusement."
Pauvre Gabrielle, riche d'un si bel amour, elle mourra, sans doute assassinée par un poison violent,
seule et défigurée, aux portes du trône, le dix avril 1599.
Ne l'abandonnons pas dans la nuit du tombeau: ce bel orage n'inspira-t-il les plus tendres mots d'amour jamais écrits d'une main royale ?
"la racine de mon amour est morte, elle ne rejettera plus..." soupira Henri IV
C'était parler un peu vite, mais les amours de notre roi Béarnais sont une autre histoire !

A bientôt !
Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

 Gabrielle d'Estrèes:
 la belle qui inspira tant de lettres d'amour au vert-galant Béarnais, le roi Henri IV

jeudi 11 février 2016

Contes du vieux château: Invitation chez Périclès et Aspasie



La Grèce antique est un songe éternel .
 Athènes, au temps où coulait le ruisseau de l'Ilyssos entre les hauts platanes de la plaine, était un rêve prêt à s'éveiller dans les âmes des poètes.
En 2020,le monde grec reste le plus beau des mythes,
et Périclès le plus bel homme de l'antiquité!
Des siècles durant ,le voyage en Grèce fut l'école de la beauté pour des générations de jeunes aventuriers engendrés par  la vieille-Europe.
 Sous le soleil rouge du couchant, le suave prénom d'Aspasie murmure sa musique ténue sur les rivages de la mer violette chantée par Homère .
Pourquoi, à la fin de l'hiver, laissant de côte les lourds tracas ,ne pas suivre, du matin au soir, celui sans lequel le monde aurait été privé du Parthénon: Périclès.
 L'homme légendaire qui sut créer l'harmonie suprême entre le goût des arts, la maîtrise de la philosophie et la force de la liberté L'homme qui fut la Grèce, et qui incarnera toujours son génie humaniste, sa grandeur au sein des épreuves, son esprit de renaissance, sa lumière infinie, son panache juvénile .La Grèce, c'est une  très vieille dame en laquelle palpite un cœur de jeune fille !
 Et Périclès en est le cavalier sans peur et sans reproches !
Abandonnons ce mois de février 2018, partons 25 siècles plus tôt. L'hiver a fui, le printemps s'alanguit, l'aurore étend son voile argenté sur le beau ciel d'Athènes.
Apollon conduit d'une main ferme le char du soleil, le jour flamboie, la mer, irisée de  nacre, bouge à peine, ses vagues s'étirent avec volupté sur la grève, la ville dort encore.
Périclès , le maître de cette cité merveilleuse est déjà au travail.
La démocratie entre 460 et 430 avant J-C s'est choisi un stratège élu qui en réalité détient les pouvoirs d'un souverain. Périclès est de noble naissance, d'une droiture à toute épreuve et doué d'une passion exceptionnelle envers Athènes; l'éclat de sa cité lui importe plus que sa vie. Son destin se confond avec celui de tous les athéniens. La foule a beau s'exciter, les jaloux, les ingrats, les caractères mesquins inventer fausses rumeurs et lamentables calomnies frappant sa compagne étrangère (la trop fascinante Aspasie que les lois lui interdisent d'épouser), autant que l'intégrité de l'impassible stratège , rien n'ébranle sa détermination.
Ce matin de mai ou juin 440, notre regard le suit au fil de sa promenade quotidienne à travers orangers, vignes et oliviers; le stratège est, à cette heure encore fraîche, un propriétaire terrien qui se plaît à réfléchir à la politique athénienne en scrutant champs et vergers.
 Il est suivi de son intendant, un brave homme vêtu d'une tunique claire qui l' écoute respectueusement avant d'oser avouer qu'il est chargé d'une liste de courses à faire par les enfants du stratège: gâteaux, sucreries, vins doux, épices; un festin a été décidé en cachette. Le grand homme l'ignore ! Connaissant les goûts exagérément économes  de son maître, l'intendant est pris entre deux volontés. Mais Périclès reste impavide. Il ne s'emportera pas pour si peu !
 "Tu diras à mon fils que le luxe doit être absent de ma maison, mon rang exige que ma famille montre l'exemple: il ne faut susciter ni l'envie ni le soupçon. "L'intendant s'assombrit; rapporter cette leçon l'accable d'avance ! C'est bien de Périclès de refuser la moindre chose à ses enfants sous ces prétextes de vertu civile, par contre, lui, pauvre homme devra endurer cris et colère de sa belle-fille mise, dira-t-elle, à la diète forcée !
Insensible à la mauvaise humeur de son dévoué serviteur, Périclès revient chez lui. Sa maison se dresse  au bord de l'Ilyssos, dans un jardin fleuri d'asphodèles et planté d'opulents figuiers; les anémones d'avril ne sont plus qu'un chatoyant souvenir, mais la lumière subtile jaillit de la terre comme une eau transparente. Les lointains se rapprochent, la montagne de l'Hymette semble toucher le toit en terrasse blanc comme neige.
Périclès aime méditer en contemplant la vue sur l'Acropole; son regard observe depuis de longs mois un chantier prodigieux: une montagne de marbre d'où résonnent appels, chocs, coups réguliers, une multitude d'artisans, diligents comme des fourmis, sont les acteurs enthousiastes de ce désordre organisé.
A l'entour, des bosquets de cyprès et d'énormes oliviers cachent tout un quartier éloigné des rumeurs vibrantes des marchés, des rues déjà en mouvement sous les pas des marins ou des soldats
mercenaires, les bavardages intarissables des paysans chargés de fruits ou de volailles, les cajoleries des revendeurs de bijoux ciselés ou de parfums arrachés aux lointains comptoirs flattant les dames de la bonne société; toujours escortées par les servantes aussi curieuses et dépensières que leurs maîtresses ravies de s'échapper de leurs gynécées !
Périclès apprécie cette animation, preuve flatteuse de la vitalité d'Athènes, mais il préfère s'en tenir assez  loin. Ce qu'il recherche avant tout c'est la paix absolue dans son foyer avant d'affronter l'assemblée, ses ennemis multiples et une grande menace dont nul ne comprend l'importance: la guerre promise par Sparte.
L'heure s'avance, les serviteurs déférents accourent au service du grand homme qui sort de leurs mains aussi resplendissant qu'Ulysse retrouvant Pénélope.
Justement, une adorable femme lève une tenture de lin et se jette au cou de l'impassible maître des lieux. Aspasie, la plus ravissante créature d'Athènes enlace son amant Périclès comme si elle l'avait quitté depuis des mois et non quelques heures.
Le monde entier meurt d'envie de voir de près cette brillante Aspasie, un mystère aux yeux d'or vert, une brune capiteuse au teint de lys, une étrangère à la cité, venue d'une province inconnue ou presque et, pire que tout, une bibliothèque faite femme !
Audacieuse et impertinente, amie du vieux philosophe Anaxagore, (précepteur  de Périclès), et même admirée par Socrate qui, grâce à elle, réalisa que l'intelligence pouvait parfois toucher l'esprit féminin ,Aspasie vient d'apprendre, ce matin, une mauvaise nouvelle.
Un artisan protégé du sculpteur Phidias, se meurt sur le chantier de reconstruction de l'Acropole... Périclès a décidé de relever le monument symbole de la citée en utilisant sans complexes le trésor de la Ligue de Délos, tout simplement les impôts versés par la confédération des citées soumises à Athènes; il est l'instigateur, le maître d'oeuvre, son devoir est de voler au secours des ouvriers ou artistes blessés.
Aspasie parle doucement mais son regard se charge d'une autorité singulière. Aucune amante ou épouse n'aurait le courage d'imposer sa volonté à son amant ou époux, le silence accompagne la morne condition féminine tout au long de cet âge d'or du fameux siècle de Périclès; l'unique rebelle c'est Aspasie ! Et Périclès de s'exécuter ! Ce qu'Aspasie veut, Zeus le veut !
La vie d'un élève du sculpteur Phidias, le génie recevant l'inspiration des Dieux, le seul capable de faire palpiter le marbre brut, mérite les efforts du maître d'Athènes
. Chaque artiste travaillant à la gloire de la citée bénéficie de la protection d'Athéna. Périclès se hâte sur le chemin menant vers ce Parthénon, la maison du trésor de la République, temple d'Athéna Polias, qui doit pour les siècles à venir conserver entre ses colonnes élancées et majestueuses, la puissance spirituelle de la citée .
L'air est si pur que la marche du stratège devient une course ;à ses côtes, dans la poussière éclatante se pressent les ombres des héros, les silhouettes de ces dieux olympiens qui jamais ne quittent les mortels .Périclès les invoque, il sait que la vie de l'artiste mourant repose entre leurs mains. Au sommet de la colline, parmi les blocs de marbre, les statues à l'expression humaine, les hautes murailles que s'évertue à ciseler Phidias, on entoure le malheureux d'une sollicitude bruyante et parfaitement inefficace.
Périclès se précipite, sa bonté évidente rassure déjà la foule, le génial sculpteur Phidias est à genoux, le visage angoissé. Le blessé attend  un secours divin. C'est un tout jeune artiste, les yeux enfoncés, le nez pincé, il ne respire qu'à force de volonté. Que s'est-il passé ? Une chute du haut des Propylées: cette entrée monumentale menant au temple d'Athéna victorieuse. Les ouvriers se rassemblent autour du stratège toujours serein. Périclès sait qu'Athéna ne l'abandonnera pas.
 Soudain, comme il serre la main du blessé, un éclair le secoue: il voit sa mère, la guérisseuse Agariste, il entend sa voix ! Il tressaille et s'écrie: "Athéna a parlé ! Que les plus agiles d'entre vous courent à la source Callirhoé, qu'ils en ramènent les fleurs blanches couvrant le sol sur ses bords ! "On se rue vers la source sacrée ,au pied de la colline; on apporte du miel de l'Hymette; le mourant sentant ces efforts lutte avec l'énergie du désespoir. Périclès broie les fleurs, ajoute des feuilles humides, fait boire l'artiste gémissant...
Effet du remède improvisé ? Miracle dû à la forte constitution du jeune sculpteur ? L'agonisant se redresse ! il vivra ! Athéna a montré sa généreuse protection ! Périclès est acclamé, mais, le stratège reste humble. Il se doute que l'Assemblée des citoyens, tout à l'heure ne lui témoignera pas la même ferveur.
Phidias le distrait en lui dévoilant l'avancée de son chef d'oeuvre destinée à célébrer Athéna au sein du Pathénon: une merveilleuse statue, un rêve d'une parfaite beauté à la troublante physionomie humaine.
Périclès admire et, quittant pour une fois son masque impassible, il interroge le sculpteur aux mains guidées par les dieux; a-t-il raison, lui, d'accepter d'être représenté par l'artiste Crésilas ? Bien sûr, il accepte que son image perdure dans la pierre. Pourtant, le doute est au rendez-vous: Aspasie se moque de ce visage figé au point de ne plus rien exprimer. L'insolente affirme que si le buste  presque achevé est superbe, le visage hiératique lui parait celui d'un autre ! Que penser  de cette inspiration de l'artiste ?
Phidias, embarrassé s'en tire par un compliment ! Périclès ne désire-t-il donner l'image d'un homme respirant la lucide raison, la ferme volonté, la noblesse de l'âme ? Sa supériorité, sa hauteur morale ne méritent-elles d'être gravées dans le marbre pour les hommes de l'Athènes future ? Si Crésilas a réussi l'essentiel, pourquoi déplorer quelques détails insignifiants ? Une barbe épaisse, un nez épais, des pommettes  accusées ? L'avenir ne retiendra que le regard inflexible prouvant le prestige d'un stratège hors du commun.
Périclès esquisse un léger sourire face à cette éloquence digne de Socrate .
"Les hommes de l'avenir sauront-ils même qui j'étais quand le gouffre des âges nous aura tous englouti ...Vois-tu , le monde ne comptera peut-être que des barbares incultes chez lesquels les temples de l'Acropole ne fourniront qu'un vague sujet de curiosité. "
Phidias épouvanté devant une aussi terrible perspective prend congé !
Périclès s'en revient vers la cité . Plongé dans un songe éveillé , il tente d'imaginer ces hommes de l'avenir et prie les dieux pour que l'esprit de sa civilisation ne s'éteigne jamais .Le vent se lève ; ainsi que des nuées éblouissantes , les voiles se gonflent joyeuses sur les vagues couleur de pourpre;
 le Pirée  semble une forêt mouvante de mâts étincelants , un murmure arrive, porté par l'ample souffle de la mer .
Périclès s'arrête , écoute .Enrouée d' émotion fervente, une voix rauque  parle en une langue inconnue, pourtant nul étranger ne se montre .
Périclès, soudain croit, comprendre ce langage grossier, si lourd à l'oreille, un barbare parle;et ce barbare dit:
"O noblesse ! O beauté simple et vrai ! Déesse dont le culte signifie raison et sagesse, toi dont le temple est une leçon éternelle de conscience et de sincérité, j'arrive tard au seuil de tes mystères... Le monde ne sera sauvé qu'en revenant à toi, en répudiant ses attaches barbares."
Puis, le silence s'abat à nouveau, un silence hanté... Périclès reprend son chemin, perplexe, étonné, et ,au fond de son cœur, heureux... Un poète de l'avenir aurait-il parlé ?
Plus tard, seul face à l'Assemblée houleuse, quand les citoyens entassés sur les gradins l'accableront de leurs incessantes revendications, il ne haussera pas le ton. Il affrontera l'habituelle attaque, celle des dépenses jugées somptuaires ! Athènes coûte fort cher à construire, relever, élargir
. Le Pirée augmente sans cesse ses jetées, ses quais, ses chantiers où naissent vaisseaux de commerce et de guerre. L'Acropole, ravitaillé en marbre blanc grâce aux carrières ouvertes dans les flancs généreux de la montagne du Pentélique voisine, se couvre de colonnes et de frises vibrantes du cortège populaire et sacré des Panathénées.
Embellir la cité, la métamorphoser en une des merveilles du monde ruine le "Trésor", Périclès frôle souvent l'ostracisme condamnant à l'exil honteux ! Encore et encore, il résiste: Athènes emporte toutes les colères, tous les sacrifices.
Le Parthénon: " Périclès avait voulu en faire autant un assemblage de tous les chefs-d'oeuvre du génie et de la main de l'homme qu'un hommage aux dieux. Ou plutôt, c'était le génie grec tout entier s'offrant, sous cet emblème, comme un hommage à la divinité. Les noms de tous ceux qui ont taillé une pierre, ou modelé une statue du Parthénon, sont devenus immortels."
Thucydide, l'historien, de cet âge d'or  qui vit s'épanouir cette subtile harmonie de la beauté ineffable, de l'idée transcrite au sein du marbre, du poème enlevant l'homme vers l'infini, fait de Périclès le chef charismatique par excellence. "Ce grand homme tenant son autorité de son prestige et de son intelligence, et manifestement inaccessible à toute corruption par l'argent, s'imposait à la foule sans attenter à sa liberté."
A la fin de sa longue journée, Périclès voit le soleil sanglant se coucher sur une mer apaisée. Il sait qu'Athènes après son apothéose livrera de durs combats, il ignore heureusement que Sparte ravagera sa noble civilisation, il ignore qu'en accueillant les réfugiés de l'Attique entre les "Longs-Murs" de la cité, il laissera une épidémie de peste dévaster Athènes; il ignore que sa générosité le perdra aussi...
Mais, en ce soir  résonnant du chant vermeil des cigales, le stratège ne sait qu'une chose: sa vie est un poème offert à Athènes, et aussi à la rieuse Aspasie qui s'impatiente sur le seuil de sa maison...
Le mot de la fin ou du commencement, comme on voudra, appartient à Sophocle, le poète absolu de ce "miracle grec ":
comment ne pas éprouver une poignante tendresse en lisant et relisant le "Chant de l'homme"?

Nombreuses sont les merveilles du monde
Mais la plus,grande des merveilles reste l'homme.
A travers la mer blanchissante
Il court , le vent du Sud en poupe,
Il va , sous les vagues gonflées
Dont le bruit l'environne.
Et la divinité qui ne cède à personne,
La terre inépuisable et porteuse de grains ,
Au soc de ses charrues chaque année ramenées,
Il l'a usée et retournée
Avec les fils de ses poulains .
Sage dans ses moyens ,
Inventif au delà de toutes espérances ,
Il va tantôt au mal et tantôt vers le bien.

Thucydide existe en édition de poche à l'instar de Sophocle, Socrate, et tous les poètes antiques ou modernes, Ritsos, Cavafy, Séféris, la Grèce est à portée de pages; la mer étincelle même sur le papier en chantant la musique des mots clairs, brillants, comme le regard vert d'Athéna !
Bon voyage !

Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse


Les Olympiens veillant sur Athènes au temps de Périclès


vendredi 5 février 2016

Biarritz 1859 : naufrage en crinolines !



Pauline de Metternich avait un grand nom, un drôle de petit nez, une belle position d'ambassadrice d'Autriche en France sous le règne de Napoléon III.
Surtout les bonnes fées l'avaient doté d'un esprit rieur mordant et terriblement spontané.
Qualité originale qui lui permit de raconter les anecdotes les plus surprenantes et les aventures les plus intrépides qui aient jamais embelli mémoires historiques ou potins mondains.
La cour impériale était en 1859 une assemblée presque familiale de dignes personnes un peu compassées.
 L'arrivée de la jeune princesse, croquant la vie en tout bien tout honneur, solide dans les épreuves, exubérante et inventive dans les divertissements à offrir aux cosmopolites invités que l'impératrice Eugénie voulait émerveiller, secoua d'importance ce petit-grand monde très fermé.
A la fois délicieusement aristocrate ,délicatement futile, infiniment cultivée, férue de musique, acharnée à faire apprécier Wagner en France, recevant écrivains et poètes en son joyeux salon, lançant le couturier anglais, le légendaire Worth en échange d'un prix modique sur deux robes magnifiques (ce qui prouve qu'une princesse peut avoir le sens des affaires !), ce tourbillon semblait une fée venue  égayer les tristes mortels.
Lire ses chapitres relatant les péripéties survenant sur son "Olympe" parisien, c'est souvent mourir de rire et remonter le temps à une allure folle; l'enjouement et l'entrain de la princesse débordent de cette société si martyrisée de préjugés: l'entourage immédiat de l'empereur Napoléon III.
Les figures célèbres apparaissent en pleine lumière, dessinées d'un trait allègre et précis; aucune méchanceté n'est à craindre !
Jamais l'ombre de la perfidie ne vient assombrir ces descriptions cocasses ou acérées.
Au rythme ondoyant des crinolines, plumes et volants, les événements courent à un train d'enfer !
En ce chaud mois de septembre de l'an 1859, rejoignant son ambassadeur d'époux à Biarritz, à peine après avoir salué l'impératrice Eugénie en villégiature dans sa toute nouvelle villa, (une maison rouge et blanche à la mode basque où le couple impérial invite ses proches comme l'acide Prosper Mérimée), Pauline de Metternich accepte les devoirs de sa situation.
 En laissant éclater sa bonne humeur !
 La voici aussitôt compagne d'excursion de l'énergique souveraine.
Emule de Sissi, l'impératrice Eugénie marche comme une sportive moderne: à toute allure ! L'ascension de la montagne de la Rune est décidée. Une bagatelle en vérité; du moins c'est ce que promet l'impératrice à ses dames; une ballade paisible à 900 mètres d'altitude, et une récompense au bout des lacets du chemin: la vue sur l'océan, la forêt des Landes en pleine plantation et les Pyrénées éclaboussées de neige en cette fin septembre de l'an 1859.
La jeune princesse, refusant  de se hisser sur une mule rétive, s'efforce de grimper hardiment à la conquête du fameux sommet bien plus escarpé que l'on s'y attendait.
Elle reste vite la seule à suivre l'impératrice grâce à  son jeune âge, sa légèreté de valseuse émérite et ses talents d'alpiniste exercée dans son enfance à Ischl, lieu mythique de la rencontre entre Sissi et François-Joseph...
Pendant cet exploit, les dames d'honneur de l'intrépide Eugénie s'effondrent, gémissent et refusent tout net d'avancer. La révolte gronde sur les sentiers bordant le précipice:
"C'était devenu un concert de jérémiades... mais il n'y avait pas à dire, il fallait continuer la route !
La comtesse de la Bédoyère, dame du palais, n'avançait plus, et allait soutenue d'un côté par mon mari et de l'autre par son beau-frère. Comme elle était très forte, et par là très lourde, ces deux messieurs en la portant presque n'en pouvaient plus et s'épongeaient sans cesse. Enfin ne voilà-t-il pas que cette pauvre Mme de la Bédoyère s'effondre et demande qu'on la laisse mourir sur place!" Alarmée, inquiète de la nuit rattrapant les promeneurs, Eugénie en femme pratique propose un brancard; inspiration miraculeuse !
 Hélas, les cris s'élèvent:
"on réclamait de tous côtés des brancards comme s'il yen avait eu à revendre ! Ce qu'il y eu de pleurs et de grincements de dents dépasse toute description. Les dames du palais s'insurgeaient, les invitées se sentaient prises de velléités révolutionnaires. "
La situation tourne au cauchemar, le pittoresque est renié face à la rage de ces marcheurs mondains trébuchant en file indienne.
On menace, honte suprême, d'étrangler Sa Majesté!
Finalement, seules l'impératrice et la princesse de Metternich conservent fière mine et chaussures intactes jusqu'au bout du supplice. L'ambassadrice d'Autriche refuse avec modestie les éloges, on devine toutefois la satisfaction de son époux épuisé.
 Pauline a gagné par sa vaillance de montagnarde les faveurs de l'impératrice des français !
La mission de son ambassadeur d'époux, fils du célèbre diplomate ennemi de Napoléon premier, s'annonce sous d'encourageants auspices. Les dames du palais, par contre, sentent la moutarde leur monter au nez devant cette princesse audacieuse et infatigable , qu'importe !
Eugénie désire prendre sa revanche sur cette escapade vociférante; c'est évident, si ces dames sont malades sur terre, une croisière au contraire leur fera grand bien. Pauline se permet une réticence... L'impératrice de lui répondre outragée:
"Ah! mais que pensez-vous donc ? Ces dames seraient donc toujours malades sur terre et sur mer ? Ce serait vraiment trop fort !"
La jeune princesse de Metternich ne manquait pas de bon sens:
"et le fait m'a donné raison: elles sont toujours malades sur terre et sur mer."
La promenade en mer qui suivit se transforma ainsi en une mémorable bataille contre un ennemi redoutable: l'océan  au large du golfe de Gascogne !
Ce récit écrit d'une plume vigoureuse, un tantinet acerbe, déclenche un fou-rire incoercible à chaque détail pris à chaud, sans aucune pitié pour les malheureux passagers de l'aviso impérial, la Mouette; nom charmant pour un bateau qui ne le fut pas...
Pourtant, cette nouvelle lubie impériale enchantait en ce début d'après-midi d'automne les dames du palais et amies de Sa Majesté; troupeau gracieux couronné de chapeaux en paille rehaussé de grandes plumes; aréopage d'un raffinement très parisien; silhouettes à taille de guêpe déroulant des mètres de mousseline blanche ou de soie mauve sur le sable de la plage des Basques.
Eugénie, elle-même semblait prête à poser pour Winterhalter; pourquoi pas un rayonnant tableau titré l'impératrice prend la mer ?
Les plumes volent sous la brise, les invitées roucoulent, s'amusent, pépient, inconscientes du piège maritime qui les accablera bientôt.
Seule la princesse de Metternich, sans doute averti par son instinct de randonneuse terrestre, se méfie des flots singulièrement nerveux. "Tout le monde était ravi, plus que ravi, enthousiasmé !
 Moi seule, je me sentais envahie par d'étranges pressentiments et je marchais la tête baissée avec des airs de victime qu'on mène au supplice:
 "On se moque d'elle, on lui vante les joies du goûter qui sera pris "avec un appétit dévorant" en dépit du roulis... Il n'est plus temps de reculer !
Une fois enfournée dans le canot emportant l'impératrice, Pauline reprend espoir  et bonne volonté.
Eugénie déborde d'un "admirable entrain", comment l'ambassadrice d'Autriche oserait-elle bouder ?
Les choses se gâtent quand on passe à l'abordage de la Mouette au balancement inquiétant. L'impératrice est carrément jetée sur l'escalier d'abordage par deux robustes officiers de marine ! Pauline suit le même chemin et les dames subissent cette entrée en matière dont la rudesse masque l'efficacité. Le résultat ne se fait pas attendre:
"La comtesse Przezdziecka avait poussé des cris à fendre l'âme; la comtesse Walewska crut qu'elle allait tomber à l'eau; Mme de la Bédoyère (toujours elle !) avait été mouillée du haut en bas; Mme de Montebello avait reçu une avalanche d'eau; miss Vaughan, l'Anglaise (on sent une légère pointe de la part de la princesse autrichienne!), si habituée aux excursions en yacht s'était foulé le pied; les déboires commençaient !"
La Mouette, détail d'une extrême importance est déjà en pleine mer, ballottée sur des vagues comme seul l'Océan atlantique sait en fabriquer: d'une hauteur et d'une puissance alarmantes...
A force de courage et de hurlements, les invités de Sa Majesté se serrent les uns contre les autres sur le pont d'un navire tanguant avec conviction.
L'impératrice, au milieu de cette foule d'élégants moulés dans d'étroites redingotes, et de dames raffinées étouffant dans leurs corsets serrés à l'extrême pour cette grande occasion, bavarde en faisant remarquer le charme des embruns. Heureuse femme !
Manifestement, Eugénie ignore les horribles souffrances du mal de mer... elle est bien la seule:
"les figures pâlissaient et verdissaient mais personne n'eût, pour un empire, voulu convenir que l'agrément tant vanté par Sa Majesté n'était pas aussi réel qu'elle s'acharnait à nous l'affirmer."
Et pour cause !
 Un premier invité hors de lui court, juste à temps, au dessus de la rambarde...
Mais le signal de l'anéantissement général arrive en même temps que les babas au rhum du goûter tant souhaité sur terre. Pauline, toute honte bue, donne l'exemple fatal !
 Puis, tournant le dos à la troupe mondaine gémissante, elle se fie à son bon sens qui lui dicte une étrange conduite; s'étendre sur le pont aux pieds de l'impératrice épouvantée afin de calmer son affreux malaise.Tout le monde l'imite: la souveraine est transformée en infirmière de l'hôpital flottant, on la supplie de dénicher châles, coussins et cuvettes;
 "Le petit médecin de service vint seconder l'impératrice qui était haletante."
La Mouette est un navire de guerre, aucun confort ne soulage les malades; très vite, le pont de
l'honnête aviso de Napoléon III évoque assez bien l'effarant tableau "Le radeau de la Méduse" ou peu s'en faut.:
"l'aspect de ces cinquante personnes couchées là, pâles, défaites et hurlantes, était navrant..."
 La mer grossit à vue d’œil !
 Une lueur d'espérance ranime les mourants aux entrailles torturées: le port de Fontarabie est proche ! L'impératrice promet des canots, des voitures, le salut, la délivrance:
"Un véritable cri de joie sortit de toutes les poitrines. Les mourants se lèvent et ramassent leurs dernières forces ! A peine quelques coups de rame sont-ils donnés que le chef pilote déclare que la mer étant devenue de plus en plus mauvaise, il était de son devoir de nous ramener à la Mouette !"
Que faire ? Que devenir ?
 Les malheureux seraient-ils condamnés à errer dans la tempête jusqu'à la mort ?
 On cingle vers Biarritz, la plage s'étend sous les regards lugubres, une flamme vacille,dans leurs yeux larmoyants en voyant hissé à bord un messager de l'empereur.
 Fausse joie !
Le pilote vient de risquer sa vie afin de délivrer un ordre impérial: personne ne débarque !
 L'océan se déchaîne et le danger est immense, Napoléon ne mâche pas ses mots:
 "le capitaine a à reprendre la haute mer, et ordre lui est intimé de n'entrer dans aucun port où l'entrée n'offrira aucun danger."
Le navire fend les eaux tourmentées, l'équipage cherche un port, les mondains pleurent et se désolent. Pauline, remise mais fatiguée, trouve la force d'observer; le capitaine a reçu l'autorisation d'entrer dans l'estuaire de l'Adour, le péril est énorme, l'initiative peut amener la perte du navire, des passagers et de l'équipage; tant pis !
 Fier et hardi comme dit la chanson, le brave officier, lassé d'entendre le concert de lamentations, tente le tout pour le tout.
Pauline, on le devine, adore l'aventure !Aucune manœuvre n'échappe à sa curiosité que plusieurs heures de mal de mer n'ont pas ravagée:
 "le capitaine monte sur la passerelle, les officiers se postent comme s'il s'agissait de s'apprêter à un combat, on attache l'homme de barre moyennant des cordes, on met également des cordes au gouvernail."
Et on se lance ! C'est inhumain ! Une vague prodigieuse submerge le bateau ! Puis une seconde ! Une troisième ! Le calme s'abat soudain, l'aviso glisse sur le fleuve, le capitaine vient d'enlever sa victoire. Un miracle, c'est un miracle:
 "Si l'homme de barre avait fait dévier pendant l'entrée son navire d'un mètre seulement de la voie tracée, nous étions irrévocablement perdus..."
L'hôpital du tout-Paris parvient devant l'empereur qui, face à cette vision infernale, gronde pour la première fois de leur vie conjugale la pauvre impératrice, toute déconfite d'avoir frôlée la catastrophe pour assouvir son caprice de délicieuse promenade en mer. La "punition" ne tarde pas: Napoléon oblige la compagnie lamentable à dîner à la villa Eugénia.
Pauline de Metternich se refait une santé en décrivant la piteuse allure des convives.
 Son âme de journaliste se réveille, oubliant qu'elle vient d'endurer les très vexants malaises de ce petit-grand monde, elle se donne à cœur joie de peindre le plus sinistre des tableaux de cour:
"Aussi longtemps que je vivrai, je garderai le souvenir de ce repas ! On n'imagine pas l'aspect qu'offraient les convives qui ressemblaient à des cadavres et dont les vêtements en loques donnaient l'impression du banquet de l'Evangile auquel on avait appelé tous les miséreux qu'on avait pu ramasser dans les rues. C'était cependant là la fine fleur de cette cour de Napoléon III dont l'élégance était réputée dans les cinq parties du monde !"
Il faut lire  la princesse qui ne se rendait nulle justice en assurant de son ton aimablement ironique: "Je ne suis pas jolie, je suis pire!"
Or, sur le portrait que fit de Pauline le peintre Winterhalter, manifestement amoureux de ce pétillant modèle, la princesse de Metternich irradie la beauté du diable, celle de l'héroïne d'autant en emporte le vent". Celle de toutes les femmes éprouvant la vraie passion de la vie: créatures piquantes, captivantes, sensibles sous le masque de la coquetterie, profondément humaines, inoubliables !
Ses mémoires vous ensorcelleront au point de croire entendre la voix cristalline de la rieuse Pauline chuchoter d'enivrants secrets à votre oreille...
Une chronique allant des bals de l'impératrice  à la chute de l'empire; bonheur, gaieté, drame, effondrement, Pauline ne se contente pas du rose, mais elle sait endurer le noir.
Le propre des âmes fortes qui font de l'optimisme un élément essentiel du savoir-vivre.

A bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse

Pauline de Metternich par Winterhalter: la plus ravissante des beautés du diable !


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mardi 2 février 2016

On ne badine pas avec l'amour: le plaidoyer éternel du beau Musset

L'amour toujours l'amour !

Musset ou le théâtre du sentiment :

"On ne badine pas avec l'amour"

Le romantisme, petit-fils de l'amour courtois, a été inventé par le plus beau des enfants de son siècle, un dandy blond, pâle et tourmenté ne vivant que pour la déchirure amoureuse: Alfred de Musset.
L'amour fait mal mais rien ne vaut l'amour .
 Cette devise annonce un cortège d'êtres charmants et voluptueusement torturés, une foule de jeunes amants se frappant le cœur "là où est le génie", et un flot limpide comme un torrent d'avril d' écrits dont on aurait l'incommensurable tort de se moquer.
Une pièce surtout garde à l'aube de l'an 2018 la passion bouleversée des adolescents éternels:
 "On ne badine pas avec l'amour"; rivière insolente qui vous ramène au rivage, l'âme en capilotade, après la traversée de ses péripéties prestes, joyeuses et cruelles.
Musset ne se lamente pas; il court, humble ver de terre, armé de son espoir fougueux afin de séduire une étoile qui ne veut pas descendre de son firmament glacé.
Il lance ainsi dans la bataille de l'amour un héros qui est son double: Perdican, jeune séducteur lassé des conquêtes faciles, cherchant l'éblouissement, l'amour pur, la rencontre avec une femme entière se donnant sans chicaner  pour toujours ou, du moins, le plus longtemps possible.
Nous sommes en 1834, mais le temps ne griffe pas une pièce écrite pour être lue et non jouée.
pièce de théâtre ? On dirait en vérité une rêverie tissée par un auteur blessé du piteux accueil fait à sa première comédie...
 Par une bizarrerie du destin, ce fut en russe, 17 ans plus tard qu'une autre fantaisie théâtrale d'Alfred de Musset, "Un caprice" oscillant sur le fil de l'orgueil tendu au dessus du précipice de la désunion amoureuse ensorcela les âmes romantiques de Saint-Pétersbourg.
Portée sur les ailes des passionnés russes, cette pièce, revint en France où l'attendait la fine fleur des amants français. D'un trait de lumière, le théâtre de Musset devint à la mode !
Lecteurs et spectateurs affluèrent afin d'honorer l'auteur enfin compris, enfin adoré des jeunes rebelles littéraires !
Ces caractères entiers, ardents, ciseleurs du sentiment, ces mondains, poètes, dandys, hobereaux  ou lycéens découvrant l'ivresse des aveux, tous firent du duel sans merci opposant Perdican à sa cousine hautaine Camille leur étendard de prédilection.
Ainsi, sur la scène de la Comédie- Français, au fond des théâtres de province, à l'ombre des jeunes filles en fleur, "On ne badine pas avec l'amour", reste le chant tempétueux de la cruauté de l'amour...
A l'instar de l'ensemble du vaporeux et piquant théâtre de Musset, cette pièce évite le ridicule par sa sincérité et son dédain des situations convenues; les caractères faibles ou forts sont taillés dans la vie, les réflexions sur le destin, l'amour, la fragilité des sentiments appartiennent à toutes les époques.
Le grand charme de ce badinage qui n'est est un que de non, c'est surtout de mélanger les figures sérieuses et cocasses, les moments de bonheur au village et le drame final au château; les sourires de Rosette, la tendre paysanne, les retrouvailles émues de Perdican avec le monde de l'enfance.
Douceur, puis tristesse ténue, avant le malentendu fatal...
La pièce commence sous de mauvais auspices. Impression que renforcent vite la mine grave de Camille, jeune personne que l'on serait tentée de qualifier d'enfant gâtée  aux humeurs assez éprouvantes pour les nerfs fragiles, et les paroles lucides et acides de Perdican, jeune homme de bonne famille habitué à ce que ses désirs soient des ordres.
Pourtant, le décor de l'action est celui d'un conte de fées: on songe au film "Peau d'Âne ! On murmure autour d'une fontaine, on se cherche sur les pelouses, une fête se prépare au château .
Nous sommes en France, le ciel est bleu, avril neige en fleurs sur les vergers et
 ""Doucement bercé sur sa mule fringante, messer Blazius s'avance "vers un personnage multiple, tiré de l'antiquité; "le chœur" qui, tout au long de la pièce, pose les bonnes questions et en tire les bonnes conclusions...
Messer Bazius, amateur de bon vin avant toute autre considération, annonce une charmante nouvelle: le retour du fils et héritier d'un sympathique baron. Ce gentilhomme de province, bon-vivant et grand cœur nourrit une louable ambition qu'il va révéler à un second personnage burlesque "Dame Pluche",
une gouvernante colérique, épinglée au passage par le choeur :
 "D'où venez-vous, Pluche, ma mie ?vos faux cheveux sont couverts de poussière, voilà un toupet de gâté et votre chaste robe est retroussée jusqu'à vos vénérables jarretières."
Dame Pluche affronte ces désagréments pour la nièce du baron, la jeune Camille qui a quitté le couvent afin d'obéir à son oncle. C'est tout simple, le cher homme à l'âme fleur bleue a décidé d'unir son savant de fils, Perdican, fraîchement diplômé de latin et botanique,à sa nièce que nul n'a revue depuis de longues années.
 Comme la plupart des beaux et respectables projets, celui-ci risque d'être un désastre complet !
 Les deux futurs fiancés arrivent, l'un à droite, l'autre à gauche, ils éblouissent l'assistance en irradiant l'une de beauté, l'autre de distinction. Le baron éclate de joie et son enthousiasme intempestif se traduit par cette touchante injonction:
 "Embrassez-moi, et embrassez-vous."
 Perdican étourdi de surprise devant cette cousine s'écrie sans honte, spontané à l'instar de l'enfant qu'il se sent redevenir dans sa maison familiale:
 "Comme te voilà grande, Camille ! et belle comme le jour ! "
Hélas ! Camille a perdu la vivacité de l'enfance; froide et réservée, elle recule, et refuse les chastes accolades d'une phrase imprégnée de morale bien austère pour une si jeune fille:
 "L'amitié et l'amour ne doivent recevoir que ce qu'ils peuvent rendre."
Dans quel livre édifiant a-t-elle lu ce précepte de pacotille ?
Quel manque de généreuse spontanéité!
C'est l'hiver au printemps ! Une averse glacée gâche la fête chaleureuse !
Le baron, mortifié, confie sa déception à maître Bridaine, l'aimable curé de la paroisse:
 "Avez-vous vu qu'elle a fait mine de se signer ? Je suis vexé, piqué."
Camille a bien changé...
 Tant pis, le banquet  mettant aux prises des convives singulièrement gloutons, aura lieu; on verra bien ensuite si le froid perdure  entre les jeunes gens. Musset s'amuse en contant un repas dégoulinant de victuailles dont l'engloutissement prodigieux oppose "deux formidables dîneurs, le vorace maître Bridaine et l'intempérant Messer Blazius.
Le choeur se tord de rire et sa bonne humeur efface l'incompréhensible conduite de la glaciale Camille.
Mais, celle-ci ne se détend guère !
 Plus son cousin insiste pour ranimer les souvenirs d'une enfance heureuse et champêtre, plus la jeune personne le rudoie:
 "Je ne suis pas assez jeune pour m'amuser de mes poupées, ni assez vieille pour aimer le passé."
Perdican, renvoyé comme un laquais, se présente seul au village où ses façons courtoises, son émotion à fleur de peau, son naturel lui valent à nouveau l'affection générale.
 Encore mieux, il reconnaît, chantant à sa fenêtre une ravissante amie, Rosette, la sœur de lait de sa désagréable cousine. Perdican, toujours étourdi, toujours prêt à prendre la vie comme elle vient, lance alors une invitation qui contient déjà le drame en dépit de la tendresse de l'intention; insouciant des conséquences, le voici s'écriant à Rosette:
 "Va-t-en vite mettre ta robe neuve et viens souper au château."
Camille aurait-elle une rivale ? Comment l'acceptera-t-elle ? Perdican joue-t-il avec la délicieuse bergère ? Ou ses discours sur l'immuable vérité de l'existence agreste l'entraînent-ils  vers une timide paysanne qui semble mériter un meilleur sort que des noces rustiques ?
Peut-être ce séducteur est-il tombé réellement amoureux, qui sait ?
Le château bruisse, le baron se scandalise, et Camille affecte une parfaite indifférence, elle ne songe qu'à organiser son départ. Outré, Perdican la quitte en feignant la même attitude:
"Eh bien adieu ! J'aurais voulu m'asseoir avec toi sous les marronniers du petit bois, et causer de bonne amitié une heure ou deux. Mais si cela te déplaît n'en parlons plus; adieu, mon enfant ."
Adieu ?
C'est le mot que Camille aime à prononcer, par contre, elle déteste se l'entendre dire !
Cet "adieu" la provoque, fracasse son orgueil puéril, brise sa méfiance de jeune fille ignorante des fougues et délires de la passion amoureuse. Une autre Camille naît !
Impulsive, inattendue, elle ose écrire à Perdican malgré l'ire horrifiée de la vertueuse Dame Pluche. Mais Perdican ne se doute de rien et continue à faire une cour trop empressée à l'innocente Rosette. Le billet de Camille le rejoint au moment précis où il abdiquait tout espoir; c'est ni plus ni moins qu'un rendez-vous ! La statue de glace fondrait-elle ?
 Perdican en tout cas éprouve une flamme nouvelle qui lui tourne la tête. Cette fois, son rêve se réalise, Camille s'apprivoise, se rapproche, Perdican, oubliant qu'il vient d'embrasser amoureusement Rosette, croit la conquête de l'orgueilleuse cousine proche...
Mais Camille s'éloigne ! L'instant de grâce se rompt en une seule question:
 "Connaissez-vous un homme qui n'ait aimé qu'une femme ?".
Cette intransigeance arrête net les élans du pauvre cousin.
Voilà Camille qui s'entête:
 "je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir; je veux aimer d'un amour éternel, et faire des serments qui ne se violent pas."
Une seule voie s'ouvre en ce cas: prendre le voile et s'ensevelir au couvent jusqu'à la mort.
 Perdican laisse sa cousine, impétueuse et irréaliste, discourir sur les bienfaits de cette vocation bien davantage inspirée par la crainte de la trahison que par l'amour de Dieu.
 Puis, il éclate.
Et, son admirable diatribe est un soleil noir ranimant en chaque être, capable de passion et d'oubli de soi, l'immense mystère de l'amour vrai;
Musset s'emporte, Musset nous enlève, il fait reverdir nos âmes, repousser de brillantes feuilles au secret de nos cœurs amers et douloureux.
Ces paroles sonores s'impriment en nous; elles scandent et scellent la foi en l'amour fou, puissant, indomptable; écoutons cette musique vibrante et victorieuse, poudrée d'éclairs d'avril, même en pleine saison d'automne ou au sein des givres de l'hiver:
"Adieu, Camille , retourne à ton couvent , et lorsqu'on te fera de ces récits hideux qui t'ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire: tous les hommes sont menteurs, inconstants faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches, méprisables et sensuels;
toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses curieuses et dépravées; mais il y a  au
monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux.
On est souvent trompé en amour, souvent blessé, souvent malheureux; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit:
j'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé.
C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui."
Musset songeait-t-il à Georges Sand en écrivant ce poème de l'amour sauveur ?
Les lettres des amants de Venise vagabondent au hasard, libres et sauvages, passant en rafales sur "On ne badine pas avec l'amour " avant de s'enfuir pour revenir.
A l'instar de Perdican fuyant Camille, de Camille fuyant Perdican, tous deux prenant en otage la pauvre et naïve Rosette; incapables tous deux de se comprendre, de se deviner, de se pardonner aussi.
Camille envoie une lettre fort sotte à sa confidente religieuse, Perdican l'intercepte.
 Qu'y découvre-t-i? L'intolérable fausseté de sa cousine se vantant de lui avoir mis "le poignard dans le coeur ".
Furieux, l'amoureux ainsi moqué et méprisé invente une vengeance égalant en méchanceté et vanité les vantardises de Camille.
 Rendez-vous galant est donné à Rosette devant la petite fontaine, le même est fixé à Camille; l'odieux Perdican veut faire la cour à la paysanne ingénue sous le regard de la grande dame afin de prouver à cette orgueilleuse qu'elle n'est nullement aimée. Stratagème dangereux qui déchaînera la tempête.
 En attendant que tombent les foudres du destin, Perdican déclare à la jolie villageoise effrayée:
 "tu sera ma femme, et nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-puissant. "
Cachée sous les feuillages, Camille, anéantie de jalousie manque s'évanouir !
Cette déclaration l'offusque, la meurtrit, lui semble inconcevable; il faut qu'elle tire cela au clair.
Convoquant l'infortunée Rosette, elle rend perfidie pour perfidie:
 "tu l'aimes, pauvre fille; il ne t'épousera pas; rentre derrière ce rideau, tu n'auras qu'à prêter l'oreille..."
L'habile Camille titille Perdican au point de lui arracher un aveu assez déplacé pour quelqu'un qui vient tout juste d'en demander une autre en mariage:
 "Je ne mens jamais, dit-il avec une remarquable
inconscience, je t'aime Camille, voilà tout ce que je sais."
Rosette perd connaissance en entendant pareille trahison... Camille triomphe en jetant ses faussetés à la figure de l'inconstant perpétuel. Mais, Perdican la prend à son propre piège: oui, il épousera Rosette ! Rien ne le fera changer d'avis.
Et certainement pas le désespoir de son père, le baron effondré, prêt à se vêtir de noir afin de signifier son chagrin devant une union aussi peu assortie.
Camille se fâche, pire, elle a l'outrecuidance de reprocher à son cousin d'épouser "une fille de rien";
parole assassine à laquelle Perdican rétorque:
" Elle sera donc quelque chose, lorsqu'elle sera ma femme. "
Camille redouble de colère, elle enrage, Perdican, imperturbable la repousse. Le mariage est convenu une fois pour toutes !
Camille se réfugie à la chapelle et implore le Seigneur de lui pardonner; elle ne peut plus prier, son amour envers Perdican la brûle et la consume elle se perd sans se retrouver. Perdican a tout entendu, il joint ses regrets aux lamentations de sa cousine:

" le vert sentier qui nous amenait l'un vers l'autre avait une pente si douce... il a fallu que la vanité, le bavardage, la colère vinssent jeter leurs rochers informes sur cette route céleste ! Il a bien fallu que nous nous fissions du mal, car nous sommes des hommes. O insensés ! nous nous aimions."

Hélas, le jeu du mensonge et de l'orgueil cause la perte de Rosette.
 La mort de cette innocente sonne le glas de ce qui aurait pu être une belle histoire...
Les mauvaises fées ont gagné, le conte est maudit.
Perdican reste seul, humble mortel voyant son étoile s'envoler vers un ciel interdit.
Peut-être, du fond de son couvent silencieux, Camille griffonnera-t-elle des lettres remplies de feu, de sang et de cendres, des lettres folles comme celles de Georges Sand à Musset:
"Adieu tout ce que j'aimais, tout ce qui était à moi. J'embrasserai maintenant dans mes nuits ardentes, le tronc des sapins et les rochers dans les forêts en criant votre nom et je tomberai évanouie sur la terre humide."
Perdican de son côté enverra ces mots inutiles à un fantôme:
" Je t'aime, je t'aime, je t'aime, adieu. Adieu ma vie, mes lèvres, mon cœur, mon amour."
Musset les écrivit lui-même, à Georges Sand.
Que d'amour ! ne faut-t-il  espérer dans le désespoir, aimer sans rancune, aimer sans vain orgueil, sans sots préjugés, aimer libre des erreurs du passé, renaître en osant tenter une chance imprévue ?
C'est le testament spirituel de Musset ...
La leçon de ce jeu de l'amour et de la vanité ...
Pourquoi pas ? Rien ne vaut la passion afin de se sentir humain ! ou d'une tristesse à mourir...
La passion c'est l'enfer sur terre !
N'oscille-t-elle sur son fil fragile de la haine à l'espoir ? n'égare-t-elle coeur ,corps et âme  en vous retenant  prisonnier de sa danse folle ?
L'amour ivre de passion ôte le goût des bonheurs purs et simples, pourtant un jour de passion remplit le coeur bien davantage qu'une année de tendre affection.
Les descendants spirituels de Musset n'en finiront jamais de se consumer d'amour douloureux, superbe et inutile: doit-on les plaindre, les envier ou les imiter ?
"Anima triste, prega. Dà la preghiera oblia."" conseillait D'Annunzio...

A chacun sa raison ou sa déraison , son coeur sec ou son coeur de flammes !

A bientôt!

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

Portrait de Madame Pasteur, jeune femme du Jura(par le peintre Gros); cette jeune femme à la fière réserve, cachait sans doute une passion de la vie qui la rendait soeur de la fantasque Camille,
 héroïne de la pièce:
"On ne badine pas avec l'amour"