jeudi 28 janvier 2016

Contes du veux château: Les folles aventures d'une ambassadrice anglaise à Paris

"Pas un mot à l'Ambassadeur !" de Nancy Mitford

Atteindre subitement le cap des tempêtes de la cinquantaine n'entraîne pas toujours un naufrage.
En une seule journée, la timide et incomparablement anglaise Fanny, épouse d'un froid professeur de théologie d'Oxford, mère de grands fils égarés dans le Londres trépidant des années soixante, passe des désillusions les plus amères aux enivrements les plus grisants.
Son terne époux est nommé par Sa Majesté, ambassadeur en France !
Voilà Fanny, fille d'un lord ruiné et d'une lady éminemment  proche du sexe fort, (on a renoncé à faire le compte exact de ses conquêtes), obligée de sortir de sa petite existence ennuyeuse mais sereine.
Devenue en une nuit Lady Wincham et hissée au premier rang mondain à Paris, elle entre, plus morte que vive, à la fois dans le somptueux hôtel particulier de l'ambassade et dans les tumultes de sa nouvelle vie. 
La très distinguée Nancy Mitford, amoureuse incurable de la France autant que d'un diplomate proche du Général de Gaulle, Gaston Palewski, s'amuse à nous raconter le quotidien d'une femme charmante plongée dans un déluge de tracasseries diplomatiques à cacher absolument à son sérieux époux.
"Pas un mot à l'Ambassadeur !", le titre de ce roman pétillant, devient ainsi la consigne donnée par son épouse à l'entourage du digne représentant de Sa Majesté, enfermé dans sa tour d'ivoire tandis que Fanny frôle les pires catastrophes.
 A commencer par les caprices de l'ambassadrice précédente, la sublime et diaphane Lady Leone qui décide de rester à l'ambassade  de gré ou de force !
Ce récit rendant un hommage passionné à la France de la fin des années cinquante est une chronique des mœurs et modes de cette époque . Heureux temps  où les Beatles chantaient , où Paris était encore une fête , où une jeune écervelée, nièce de l'ambassadrice anglaise devenait l'égérie du gouvernement français, où l'humour anglais éclairait le monde de son élégante vigueur et où, surtout, des îles noyées à marée haute au large de la Bretagne manquèrent de déclencher une guerre totale entre  deux vieilles dames furibondes: l'Angleterre et la France.
Le pire vient d'ailleurs d'un journaliste anglais, l'insupportable reporter du Daily Post.
Cet épouvantable Mockbar, la plume acérée, l'esprit indiscret, affirme tout de suite sa volonté d'ensevelir la gentille ambassadrice et son théologien d'époux, le respectable Sir Alfred, sous des flots de potins déformés pour le plaisir de ses lecteurs friands de méchancetés succulentes !
Dès le premier matin, les aventures commencent.
Fanny, loin de s'en douter, contemple avec admiration son nouvel horizon: le jardin de l'ambassade "on s'y croirait à la campagne plutôt qu'à Paris.
 On n'y entend aucun bruit ..." Sa chambre est un chef d'oeuvre conçu pour une audacieuse princesse: Pauline Borghèse, la plus ravissante et la plus évaporée des sœurs Bonaparte.
Son "attaché" et conseiller, aimablement fourni par Sa Majesté, est un jeune trentenaire avec lequel elle entretient une amitié poivrée d'une pincée d'attirance. Le ciel parisien se vêt de bleu, et une jeune nièce au rassurant physique insignifiant promue sa secrétaire personnelle doit arriver dans les prochains jours. Hélas ! Son petit déjeuner est gâché par le lecture du premier article signé de l'odieux Mockbaret titré: "Incident " ! En fait, aucun incident n'est à signaler; le journaliste reproche à Sir Alfred d'avoir salué en allemand, ce qui est une grave faute de goût chez un diplomate anglais, à la gare du Nord, un jeune homme après avoir grossièrement écarté le Premier ministre, un  fort sémillant séducteur aux tempes grises,Mr Bouche-Bontemps...
 Bien sûr, rien n'est plus faux ! Il s'agissait d'un simple geste courtois de l'ancien professeur d'Oxford à l'égard d'un vénérable chercheur brun et non pas blond... Mais le ton est donné, Fanny essuie le feu de l'ennemi ! La journée, le premier jour dans un endroit nouveau reste ancré pour l'éternité que ce soit un palais ou une cabane au fond des bois, se passe à recevoir de précieuses instructions sur le déroulement inconnu aux mortels ordinaires des prestiges de la vie dans une grande ambassade. Fanny s'applique, toutefois, quelque chose, une question d'atmosphère, un je ne sais quoi l'inquiète. L'impression se prolonge le lendemain, persiste toute la semaine, titillant l'ambassadrice aux aguets dans son propre logis:
"Je commençai à soupçonner qu'il se tramait quelque chose à mon insu. Certes quand on arrive dans une nouvelle maison, on ne peut prétendre s'expliquer tout ce qui s'y passe; mais je n'en subodorai pas moins un mystère. De ma chambre à coucher, j'entendais distinctement le bruit fait par toute une troupe de personnes qui s'amusaient jusqu'aux premières lueurs de l'aube; la nuit j'étais réveillée par des éclats de rire en cascade."
Un fantôme ? Ou un aréopage d'esprits ricaneurs ? La vérité éclate vite: Lady Leone l'ambassadrice ex-reine de Paris, belle à damner le cortège des saints du paradis, n'a pu accepter sa déchéance ! Refusant le brouillard londonien, elle s'est installée dans l'entresol...
La situation parfaitement fausse fait mourir de rire le tout-Paris et l'ambassade ne désemplit pas de gens bien-nés secourant la magnifique  créature déclassée sous les fenêtres de l'inoffensive Fanny.
Le ridicule ne tuant pas, la malheureuse survit tant bien que mal; la situation augmente en confusion avec l'arrivée imprévue d'une seconde nièce destinée à la seconder de façon ferme et sérieuse, (la première enlevée par un séducteur lui cède volontiers sa place).
Voici l'ambassade ravagée par un ouragan en la personne d'une secrétaire incapable de se concentrer une seconde sur autre chose que sa tendre vocation d'amoureuse professionnelle et de mère de toutes les charmantes tortues ou mignons blaireaux, adorables crabes et ravissants chatons pleurant sur son chemin.
Ce gentil fléau c'est la tourbillonnante et outrageusement captivante Northey; feu-follet aux yeux bleu azur, vertige bavard échappé d'une "commedia dell'Arte  ou de la Société Protectrice des Animaux, et jolie au point de marcher instantanément sur les cœurs  les plus en vue du gouvernement !
Ministres et députés ne jurent plus que par ce diablotin que toute la classe politique s'évertue à habiller chez Dior entre deux séances agitées à la Chambre. Fanny est abandonnée ! Surtout "pas un mot à l'ambassadeur !"; mais que faire afin d'inciter l'encombrante ex-ambassadrice à déguerpir ?
Une inspiration la prend: crier "au secours " à son oncle Davey, délicieux mondain "vieille-Angleterre" connaissant le Paris des années-folles de façon intime et, qui, après avoir enterré son épouse, s'acharne à  se soigner avec l' indéfectible énergie des malades imaginaires.
 Justement, l'Oncle Davey doit de toute urgence consulter le docteur Lecoeur:
" Le plus grand spécialiste actuel de la vésicule biliaire; une maladie française que nous n'avons pas en Angleterre"..
. Hélas, le traître tombe immédiatement sous le charme de cette Lady clandestine campant dans son ancienne ambassade. Le voilà traînant en secret chez l'insolente resquilleuse !
Là- dessus, en pleine transe d'un dîner voué à prouver l'incomparable style feutré, un peu hautain, terriblement austère du nouvel représentant de la diplomatie anglaise, une étrange famille déboule en cassant net les efforts de la pauvre ambassadrice: un couple zen, lui affreusement barbu, elle indiciblement sale, chacun accroché à un landau dont le bruyant contenu semble parfaitement asiatique ! Effaré, un ministre français demande:
"Qui est cet individu patibulaire?"
La réponse vient sans attendre: Fanny saute au cou de son fils aîné, David !
L'ambassadeur, sous les regards perplexes des convives gardant un calme poli, serre la main de son fils prodigue et apprend avec un flegme admirable le mariage de ce dernier:
 "Père, je vous présente Dawn", qui malgré son aspect négligé n'est autre que  la ravissante fille de l'évêque de Bury; précision réconfortant les parents du bouddhiste affamé... Fanny essaie d'entourer de tout son amour maternel le jeune couple en rébellion contre la société bourgeoise et leur enfant adoptif "Chang".
Elle a oublié l'hostilité de son fils, enfant gâté qui profite de la situation sans s'embarrasser de courtoisie démodée:
 "Pour parler en termes qui vous soient compréhensibles, M'man, je n'approuve pas et n'ai jamais approuvé votre genre de vie. Je hais la bourgeoisie... Il me semble presque incroyable que des gens comme vous existent à notre époque. "L'imperturbable ambassadrice ne se laisse pas décontenancer ! Sa réplique de mère qui en a entendu d'autres:
"Faudrait-il que nous nous suicidions pour nous conformer à tes thèses?" déroute le bouddhiste récalcitrant qui accepte de vivre contre ses principes dans la plus belle chambre de l'ambassade, servi et choyé comme un membre de la famille royale.
 Ce déferlement d'amour maternel déchaîne bien sûr les foudres vitriolées du journaliste Mockbar: Dans son article, "Deux bouddhistes Zen à l'ambassade d'Angleterre", le reporter livre avec délectation les propos du fils de l'ambassadeur:
" Nous ne croyons pas à la nécessité du travail. Nous savons qu'il suffit d'exister "
Et le journaliste d'ajouter:
" David, Dawn et Chang existent donc dans le plus grand confort, aux frais du contribuable. Je leur ai demandé quand ils avaient l'intention de partir pour l'Orient; David m'a dit:
 "Dans sept heures, sept jours, sept semaines ou sept ans. Pour nous, le temps n'existe pas."
Fanny et l'attaché d'ambassade, Phillips (sottement amoureux d'une femme mariée, la divine Grace de Valhubert, une  marquise fidèle car anglaise chez ces libertins de français), soupirent lugubrement: sept ans !
 Mieux vaut penser à d'autres tracas !
Fanny a l'embarras du choix...
 on second fils, futur diplomate, rejoint à son tour le cercle familial.
Habillé en troubadour moderne, catogan et pantalon collant, il fait montre d'une exquise politesse bien agréable pour sa mère habituée à la rudesse bouddhiste... Naturellement, il cherche à la circonvenir ! Le voilà qui avoue l'incroyable vérité, ennuyé à l'avance par sa future carrière de diplomate:
 "Ecoutez-moi, maman chérie, la diplomatie a fait son temps. C'était très bien, très agréable sans doute, mais maintenant, c'est fini."
Fanny est horrifiée, que va devenir ce fils si brillant ? Un agent de voyage !
Qui plus est associé avec le dernier époux en date de sa propre mère, une inoxydable Lady septuagénaire..
 "Les autorités ont besoin de nous; les touristes ont besoin de nous; on est les rois. Ah, c'est une profession sensas... Vous n'imaginez tout de même pas que je vais potasser, entrer dans la diplomatie et toutes ces histoires casse-pieds pour le plaisir de finir mes jours dans une vieille caserne comme celle-ci."
"Pourtant, Basil voit un certain avantage à la fameuse "vieille caserne": il en a grand besoin afin de mettre à l'abri son contingent de voyageurs britanniques épuisés par la grève  des transports sévissant depuis une semaine.
Fanny est une mère compréhensive et affectueuse; elle ouvre aussitôt les portes de l'ambassade en se préparant à l' invasion des Huns !
Erreur! Attila décline le rendez-vous, au contraire, la foule des touristes ne détonne nullement sur les pelouses bien tondues du refuge anglais. Aucun d'entre ces braves fils d'Albion ne réalise qu'il a droit aux honneurs de l'ambassade de son pays adoré. Fanny passe pour l'aimable aubergiste exilée d'une sympathique "gargotte" française !
 Le petit-déjeuner est présenté en gants blancs à cette troupe se répandant en compliments sur la débrouillardise du guide émérite: Basil !
"Organisation impeccable, dit un homme âgé qui avait l'air d'un ancien militaire, ce garçon va se distinguer à la prochaine guerre, génie de l'improvisation, merveilleux linguiste, vous pouvez être fière de lui Madame. Il m'en aurait fallu beaucoup comme lui dans le désert."
Fanny éclate de fierté mais ressent aussi un immense soulagement en disant au-revoir à ces délicieux anglais...
Grâce au Ciel, Lady Leone a décidé de prendre congé de son côté, à la manière d'une reine quittant son palais après une injuste révolution...
Ce n'est qu'un souci de moins. Le pire guette dans l'ombre...
 Cette fois, surtout "pas un mot à l'ambassadeur ", le benjamin de la famille s'enfuit d'Eton, en compagnie de son frère adoptif, ( un cousin orphelin), et du fils unique  du distingué Marquis de Valhubert, homme à femmes notoire et mari de Grace, cette anglaise incurablement fidèle que Philips, le jeune attaché d'ambassade persiste à  aimer comme un fou, sans se soucier de la passion flamboyante qu'il inspire lui-même à la radieuse  Northey.
Ce fatras sentimental empêche l'équipe de l'ambassadrice de trouver une solution efficace afin de mettre la main sur les trois lycéens fugueurs.
L'horrible journaliste Mockbar profite de cette ambassade au bord de la crise pour lancer un article particulièrement cruel: "Un échec";
"Ce n'est un secret pour personne que Sir Alfred Wincham a complètement échoué dans sa mission à Paris. On commence, à Londres, à sentir la nécessité d'un ambassadeur plus sérieux, à un moment où les relations franco-anglaises n'ont jamais été aussi mauvaises."
 Northey et Philip tentent de lutter contre ces sinistres parutions, mais un tsunami les emporte, non pas l'amour, ce serait trop beau, mais l'affaire des Minquiers...
Ces îles, formant un archipel invisible à marée haute exactement entre la France et l'Angleterre, ignorées depuis des siècles reçoivent la lumière brutale de la brûlante actualité !
 A quel pays doivent-elles revenir ? Certainement pas à la France décrète l'Angleterre, par la bouche de Sir Wincham bien obligé d'obéir à son gouvernement et très confus de soulever l'indignation générale !
L'Angleterre ne fera pas main basse sur ces îles sans défense, réplique la France furieuse par la bouche de l'aimable président du conseil, Mr Bouche-Bontemps, dont la majorité à l'assemblée ne cesse de monter et descendre comme une grenouille indiquant la pluie et le beau temps.
Les conséquences de cette brouille pleuvent en trombe d'un ciel orageux.
 Du côté anglais, les attaques fusent en frisant le grotesque:
 "les journaux prétendirent que le champagne espagnol était meilleur que le français. On conseilla aux touristes d'aller en Allemagne et en Grèce, et d'éviter la France trop chère. Plusieurs critiques influents découvrirent que Françoise Sagan (l'écrivain à la mode !) avait moins de talent qu'on ne l'avait pensé."
Quelle honte également d'avoir omis de doter ces superbes Minquiers, totalement inhabitées car absolument inhabitables, de poste, d'écoles et d'hôpital en mille ans d'administration française... A ces foudres britanniques répond aussitôt le canon français, quelques blessures superficielles égratignent l'orgueil anglais, rencontre sportives annulées et privation de puddings de Noël!
Puis, la mauvaise humeur s'installe  et un vent de fronde anti-anglais se lève un charmant après-midi de décembre.
Fanny paresse à sa fenêtre irradiant une lumière tendre, son amour envers Paris rend sa rêverie joyeuse et attendrie.
Qui pourrait briser cette harmonie ?
Des cris ! Des hurlements sauvages ! Au comble de la terreur, elle croit être la reine Marie-Antoinette
apprenant que la foule haineuse se déverse au château de Versailles. Très distinctement, elle entend
un hostile "Minquiers français!" Révolte, révolution peut-être pas, échauffourée ou algarade certainement ! N'écoutant que son cœur d'ambassadeur prêt à mourir en héros, Sir Alfred file rugir au Quai d'Orsay contre cette invasion véhémente d'horribles français.
Fanny restée face à l'ennemi, fait rempart avec Philip et Northey; à leur profond effroi, les lourdes grilles s'ouvrent, serait-ce la fin ?
Un taxi londonien roule majestueusement sur les allées, ses passagers ont-ils reçu l'ordre d'exterminer la colonie anglaise ?
 Fanny manque s'évanouir: les dangereux voyous ne sont autres que Lord Alconleigh, son oncle au caractère volcanique, le fils du marquis de Valhubert et ses garçons, ses fils adorés, récemment évadés de la meilleure prison d'Angleterre, Eton... Les hurlements redoublent alors afin de saluer le dernier personnage extirpé du noble véhicule.
C'est le plus adulé des chanteurs du moment ! Le roi du rock "Yanky Fonzy", inconnu aux plus de 17 ans, l'icone des adolescents rebelles. Les chers enfants s'expliquent; l'ambassade leur a paru une salle de concert gratuite et bien tenue pour magnifier l'arrivée de l'idole des jeunes sur le sol français. Rien de bien méchant, et terriblement lucratif...
Philip réagit en diplomate formé aux situations périlleuses; cette histoire vient à point pour réconcilier les deux pays ridiculement rivaux dans cette sotte affaire des Minquiers. On va mentir à l'ambassadeur, mentir au Quai d'Orsay, mentir, les yeux dans les yeux, à Sa Majesté. Et par dessus tout, mentir à l'infâme Mockbar.
Si le journaliste raconte qu'une armée échevelé de barbares parisiens a tenté de ravager l'ambassade d'Angleterre, les gouvernements éprouveront chacun une saine culpabilité. Source  d'apaisement rapide...
Cet art de la diplomatie d'urgence, audacieusement hypocrite, suscite un miracle: l'amour renaît entre la France et l'Angleterre, à l'instar d'un couple en duel faisant amende honorable sur l'oreiller.
La vie continue, Paris redevient une fête pour les "petites anglaises " de bonne famille confiées à l'ambassadrice et les américains imperméables aux délices esthétiques. L'auteur ne résiste pas au doux plaisir de la caricature contre les représentants de l'ancienne colonie anglaise...
 Enfin détachée des soucis causés par ses chers garçons, Fanny confie sagement les échappés d'Eton au lycée du quartier. L'amoureux déçu, l'attaché d'ambassade Philips est nommé à Moscou, antichambre d'une carrière extraordinaire, Sir Alfred reçoit les éloges de Sa Majesté pour son dévouement exemplaire à la couronne, le marquis de Valhubert retombe amoureux de sa femme à la joie générale; mais que va devenir  la piquante et Northey ?
 Acceptera-t-elle de sacrifier Paris à Philips soudain décidé, un peu par devoir, un peu par dépit, à la demander en mariage ?
Eh bien, non ! L'égérie  frivole des ministres, secrétaires d'états, sous-secrétaires d'état et députés français, a compris enfin que le bonheur ne lui viendrait jamais d'un froid diplomate anglais. Souriant à l'avenir, qu'elle imagine français, la voici finissant en beauté, mariée par amour à un aimable et fort séduisant chef d'entreprise de notre pays. L'équivalent moderne du prince charmant !
Tout est donc pour le mieux dans la meilleure des ambassades du monde.
 Et Fanny resplendit !
Nous aussi car Nancy Mitford nous entraîne loin des "miasmes morbides" en affûtant son style aiguisé et sa verve moqueuse au fil de ce roman déclarant à chaque page "mon pays, c'est Paris!"

L'aile de la futilité allège notre traversée de l'hiver, saison mentale ou saison tout court.

A bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse


vendredi 22 janvier 2016

"Intermezzo": la jeune fille et le fantôme par Jean Giraudoux



Jean Giraudoux écrivit en 1933 une pièce de théâtre aussi aérienne qu'une brume vespérale: "Intermezzo".
 Conte de fées, fable morale, récit fantasque, cascade vibrante de mots malicieux, cette histoire ravissante est celle d'un flirt avec l'au-de-là...
 Sujet audacieux qui s'amuse ici de façon primesautière à scandaliser ou fasciner le petit monde d'un village de la campagne limousine. Sujet grave qui aide les esprits arrogants à baisser leur garde face au surnaturel. L'écrivain tente de nous faire réaliser à quel point nous appartenons à l'infini, à l'ineffable  aux cosmogonies.
"Intermezzo" va beaucoup plus loin qu'une charmante pièce pleine d'esprit et de gaieté.
Giraudoux y dévoile ses obsessions humanistes et son ambition  philosophique: réconcilier l'humain et le divin. Il choisit pour lien entre ces principes que tout oppose et que tout réunit une adorable jeune fille, la sensible, sentimentale, bavarde et follement romanesque Isabelle.
Cette délicieuse créature a la charmante faiblesse  d'être amoureuse d'un fantôme; ce qui  exaspère son village, du droguiste, au maire, en passant par l'inspecteur venu spécialement remettre les choses en ordre.
Un village hanté, c'est très dangereux !
Giraudoux, poète secret mais aussi  fonctionnaire des services diplomatiques, plaide la cause du devoir et la vertu des bonheurs simples.
Dans la galerie des héros attachants ou cocasses d'"Intermezzo, "son personnage le plus sympathique, le dévoué contrôleur des Poids et Mesures parle en son nom de la poésie du quotidien. C'est cet homme, fort beau disent les demoiselles Mangebois, terribles commères locales ,qui tirera Isabelle du piège envoûtant tendu par le "spectre", ange déchu ou âme en peine, on ne sait...
Chaque soir, dans la douce clarté du jour finissant, Isabelle, institutrice  farfelue de quelques petites filles romantiques, a rendez-vous avec un voyageur de l'éternité.
Un très beau fantôme à la figure  pâle; un jeune homme  chassé de la vie et faisant l'école buissonnière de la mort.
Cette idylle impalpable détraque le cours tranquille de la vie; le maire se plaint au contrôleur en détaillant les regrettables conséquences du jeu de l'amour et de la mort mené par l'ingénue et son fantôme évanescent: "J'ajoute que plusieurs coïncidences étranges témoignent de l'intrusion, dans notre vie municipale, de puissances occultes. Nous avons tiré l'autre soir notre loterie mensuelle, c'est le plus pauvre qui a gagné le gros lot en argent, et non le gagnant habituel, M.Dumas, le millionnaire , qui d'ailleurs a fort bien tenu le coup; c'est notre jeune champion qui a gagné la motocyclette et non la supérieure des bonnes sœurs à laquelle elle échéait régulièrement ".
 Il y a pire:
 "Au chapitre des appartements, les riches neurasthéniques ont prétendu habiter des masures, les pauvres heureux des palais ".
Ce choquant manquement à l'ordre public est arrivé en même temps que le fantôme... La commune est en total désarroi mais incroyablement épanouie:
"la morale bourgeoise est cul par dessus tête ! "
Un scandale pour l'inspecteur, un amusement pour le droguiste, une rivalité amoureuse pour le contrôleur éperdument épris d'Isabelle. Mais qui est ou plutôt était ce vestige humain diaboliquement attirant ?
Les vieilles filles de service, toujours prêtes à calomnier ou dénoncer leur innocent prochain,
Armande et Léonide Mangebois en savent déjà long: un crime passionnel a été commis au château à Pâques; un jeune époux s'est vengé de sa femme en l'assassinant avec son amant; puis, le tueur prouva son élégance en laissant son chapeau au bord de l'étang où il se précipita:
 "ce salut à la mort a grande allure".
 Ce ne peut être que le fantôme d'Isabelle ! Ne se promène-t-elle justement dans ce coin isolé ? Affolé par ces révélations, l'inspecteur décide d'interroger cette Isabelle qui l'offusque en donnant à ses élèves ses leçons en pleine nature.
Le malheureux ne rencontre qu'insolence et fous-rires, les petites filles éclatent de santé et de joie de vivre, Isabelle ne comprend rien à son discours de morale. Gentiment, elle essaie de lui ouvrir les yeux et peut-être un peu le cœur. A l'inspecteur grognon qui lui reproche de ne pas assez punir ses élèves, elle répond:
"comment les punirais-je ? Avec ces écoles de plein air, il ne subsiste presque aucun motif de punir. Tout ce qui est faute dans une classe devient une initiative et une intelligence au milieu de la nature. Punir une élève qui regarde au plafond ? Regardez-le ce plafond !"
Le jeune et séduisant contrôleur semble parfaitement d'accord; ce qui attise l'extrême agacement du digne inspecteur, seul homme au monde à ne pas succomber au charme exquis de cette fantasque Isabelle ! Comment accepter l'intolérable vocation de cette institutrice: enseigner le bonheur...
Le bonheur ? Une idée absurde !
"Dieu n'a prévu que des compensations, la pêche à la ligne,
l'amour et le gâtisme".
 Et, l'inspecteur de décider de tendre un piège à ce fantôme dérangeant. Tuer le sceptre, voilà son inspiration de dernière minute ! Pour mener à bien cette sinistre opération, l'homme respectable engage des bourreaux.
On frise le surréalisme ! Isabelle ne se doute nullement de ces grotesques traquenards. Invariablement adorable, elle attend son cher fantôme parmi les roseaux et les saules d'un trou de verdure. Les ombres du soir s'allongent, le fantôme apparaît !
"Bel homme jeune. Pourpoint de velours. Visage pâle et net".
Cet être surgi de l'éternité a tout pour plaire. La conversation tourne assez vite au dialogue de sourds, le fantôme ne comprend guère les demandes d'Isabelle, il est trop loin des affaires vivantes. Isabelle s'égare: elle attend des morts qu'ils croient à la vie... "A la vie des morts" essaie t-elle de préciser à un spectre dubitatif
. "Voulez-vous que je vous parle franchement ? J'ai souvent l'impression qu'ils se laissent aller. Ne parlons pas de vous, qui êtes là, mais je pense qu'il leur suffirait d'un peu plus de volonté, de gaieté, pour s'évader et venir vers nous ".
 Le fantôme écoute et susurre: " Ils vous attendent "...
Isabelle fait alors une promesse extrêmement audacieuse ! Elle viendra, mais dans la vie. Avant la mort, son but c'est de donner la conscience de leur immortalité à la foule immense des habitants de l'au-delà. Folie ? Chimère d'une jeune fille ? Délire poétique ? le beau fantôme ne se moque pas, il se contente d'énoncer une étrange vérité: les morts meurent aussi...
Sur ces paroles énigmatiques, le voici envolé ! Pendant ce petit drame, l'aimable contrôleur a été chargé d'instruire les petites filles en remplacement de cette institutrice jugée douteuse et même scandaleuse par le féroce inspecteur.
Hélas, personne ne peut exercer d'autorité sur ces charmantes écervelées: elles sont d'ailleurs toutes amoureuses du spectre. Le droguiste, homme providentiel sachant apaiser les nerfs ébranlés, propose une explication qui en vaut bien une autre afin d'expliquer l'actuelle folie générale:
"Notre ville est en délire poétique... dans cet état où tous les vœux s'exaucent, où toutes les divagations se trouvent justes".
Ainsi réconforté, après quelques péripéties, le dévoué contrôleur tente de soustraire Isabelle aux manigances de l'inspecteur guettant le fantôme avec ses bourreaux. L'amoureux transi qu'il n'a pas honte d'être parlemente en vain; Isabelle refuse la loi du vivant, fascinée par le monde éternel, elle repousse le début de déclaration de ce raisonnable soupirant:
 " je prendrai seulement un mari qui ne m'interdise pas d'aimer à la fois la vie et la mort ". Ce à quoi le contrôleur débordant de bon sens paysan réplique:
" La vie et la mort, cela peut encore aller, mais un vivant et un mort, c'est beaucoup, car, si je comprends bien, vous continueriez à recevoir le spectre ?"
Exaspéré, jaloux de cette attirance fatale, l'amoureux désorienté reprend soudain ses esprits et joue sa dernière carte, celle de la passion de la vie, oui, elle ne vaut rien, elle souffre de mesquineries effroyables, mais qu'a-ton inventé de mieux ?
 "Isabelle! Ne touchez pas aux bornes de la vie humaine. Sa grandeur est d'être brève et pleine entre deux abîmes ."
Le plaidoyer a beau resplendir de noble sincérité et de vibrante humilité, Isabelle n'a cure de cette splendide profession de foi. Son fantôme, elle l'a dans l'âme, au fond du cœur; au bout de la vie, au bord de la mort, elle ne voit que lui sur l'océan des âges.
C'est une tragédie secouée par un meurtre de comédie: au moment précis où le spectre suggère à Isabelle qu'il est peut-être vivant, on l'assassine ! Le voici à terre devant l'inspecteur qui ne se tient plus de joie. Le cœur du fantôme présumé ne bat plus, la ville et Isabelle sont enfin délivrés. L'inspecteur s'enthousiasme comme un enfant, mais les fantômes ont la mort dure...
Le spectre s'envole du cadavre étendu en donnant rendez-vous à la jeune fille déterminée à poursuivre son flirt avec l'au-delà. Demain, ce sera l'ouverture d'une porte interdite; où le taciturne fantôme entraînera-t-il Isabelle ?
Cette fois, le contrôleur se découvre, il avoue son amour et ses bonnes intentions: s'installer dans la vie en bon fonctionnaire oscillant entre deux villes inconnues à chaque nomination, avec une Isabelle sensible à cet imprévu, aux balances administratives entre une ville du sud et une bourgade du nord. Puis, le pinacle, l'Olympe, en un mot, Paris !
Isabelle ne repousse plus ce poète du quotidien. Du coup, le contrôleur bloque toutes les issues ! Mais le fantôme est un passe-murailles.Tant pis ! l'amoureux affronte le mort élégant les yeux dans les yeux. Aucune force infernale ne le délogera ! Pas même les supplications d'Isabelle "Ne voyez-vous pas que ce visiteur m'apporte ce que j'ai passé mon enfance à désirer, le mot d'un secret !" L'impitoyable contrôleur ne recule pas:
 "le mot de quel secret ?"
Il connaît déjà la réponse, Isabelle veut percer le secret de la mort... Le spectre méprise ce contrôleur tenace qui refuse d'en savoir trop sur l'éternité. Isabelle s'attendrit jusqu'à s'exclamer un "cher monsieur Robert" qui en dit long sur les sentiments que son amoureux humain lui inspire presque malgré elle. Cette trahison provoque l'ire foudroyante du fantôme
"Adieu, Isabelle. Ton contrôleur a raison. Ce que tu aimes, ce n'est pas savoir, c'est osciller entre deux vérités ou deux mensonges".
Désespérée, Isabelle s'effondre après avoir reçu l'étreinte fatale de son flirt de l'autre monde.
Pleurs, lamentations, comment sauver la ravissante évanouie ?
Tout va bien: le gentil droguiste apporte le remède:
"Il ne s'agit pas de la ramener à elle, mais de la ramener à nous ".
Aussitôt dit, aussitôt fait, le village entier se précipite ! On recrée le murmure d'une journée de travail autour de la jeune fille, pendant que le contrôleur se répand en fervents "je vous aime", les petites filles récitent leurs leçons, les sœurs Mangebois discutent tissus et robes, l'inspecteur et monsieur Adrien bavardent, et ce concert décousu doucement réveille le goût de la vie chez l'amoureuse d'un pâle et beau fantôme... la vie l'emporte, la vie et l'amour tranquille, le bonheur simple, l'acceptation du destin purement humain:
Giraudoux a gagné !
Nous éprouvons une vague, une confuse déception. L'intermède s'achève, le romantisme a fui, le surnaturel se retire, pour le moment... Une des petites filles, Luce, ne songe-t-elle déjà à un jeune et livide inconnu ?
Fatalité ou revanche ? Le fantôme a une éternité de flirts en perspective...

 A bientôt, pour un récit bien terrestre et regorgeant d'humour anglais !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse




dimanche 17 janvier 2016

Contes du vieux château : Nice en hiver ou le paradis bleu !



"Quelle idée de s'enfuir à Nice au coeur de janvier ", me disaient les ignorants de mauvaise humeur.
Ces tristes sires se trompaient !
Rien n'est plus chatoyant, ondoyant et revigorant qu'une flânerie à Nice en plein hiver !
Surtout si vous partez tôt matin, en face du Négresco qui scintille à cette heure comme un diamant lavé de frais !
Oubliez l'architecture évoquant de copieux gâteaux fourrés de crème rose des palais de la Belle Epoque,
souriez en passant devant le jardin trop bien ordonné de la pompeuse "Villa Masséna", marchez tout naturellement  en direction du "Vieux-Port". 
Prenez votre temps! ne craignez pas d'avancer les yeux fixés sur la mer; vous serez vite éclaboussé par l'écume blanchissante et rajeuni par les tendres rayons du soleil faisant sa cour aux vagues impétueuses.
Vous vous sentirez soudain comme un oiseau libéré de sa cage et les grandes orgues marines ébranlant la grève vous griseront de leur vacarme retentissant.
Vous songerez en marchant aux ombres joyeuses ou mélancoliques qui avancèrent jadis du même pas décidé sur ce "chemin des Anglais " devenu la plus enviable promenade du monde depuis 1822.
Au loin, perdue dans un bruissant dédale de rues peuplées de hautes maisons arborant l'adorable surprise de leurs nuances jaune citron, beige orangé, rose passé, palais, ou bourgeoises bâtisses prodiguant les fantasques sourires de leurs persiennes vertes, turquoises, marines, ou roses piquées de gris, une villa russe, toute d'or pâle,rehaussée de balcons aux balustres opulents et adoucie de frises délicates, garde le doux fantôme d'une princesse aimante.
Vous êtes à 5 minutes de ses blanches colonnes, la mer tout à coup s'apaise, vous avez juste le temps d'évoquer ou d'invoquer la dansante silhouette de cette princesse au regard aussi bleu que celui que la mer vous envoie.
Sachez que l'évanescente présence de la princesse Catherine Mikhaïlovna Dolgorouki, "le démon bleu " du Tsar Alexandre II, titrée princesse Yourievska par son impérial amant et époux secret, ne vous abandonnera pas de sitôt, surtout si vous aimez les destins fracassés et les histoires d'amours impossibles.
Exilée à Nice en 1881, pleurant la mort du Tsar assassiné, la belle et volcanique princesse éleva ses deux enfants nés de son amour interdit dans son petit parc planté d'un fouillis d'orangers et de fleurs rares et y demeura tout le reste de sa vie, jusqu'à sa mort en 1922.
Elle fit élever son harmonieux palais miniature là où l'animation de la Promenade des Anglais ne pouvait agacer ses rêves nostalgiques. De nos jours, avenue des Fleurs, nul fâcheux tumulte ne remonte vers les jardins-clos des anciennes villas ou palais-bourgeois à l'élégance cossue et désuète.
Vous trouverez justement une retraite exquise en la Villa-Hôtel d'Armenonville dont la famille est d'une courtoisie et d'une bienveillance à toute épreuve... Sans doute l'influence charmeuse de la princesse Dolgorouki imprègne-t-elle de sa grâce ce quartier rassurant.
Si une inoffensive averse freine votre entrain matinal, vous pouvez faire un crochet par le Musée de Nice. Au second étage de ce temple de marbre, à la pesante décoration second Empire qu'est la Villa Masséna, si vous passez outre l'accueil particulièrement glacial à l'entrée, vous aurez une émouvante récompense. L'histoire de la ville bien sûr, quelques bijoux de grandes dames, ne manquez pas de plaindre l'impératrice Joséphine obligée d'arborer une sorte d'instrument de torture offert par son beau-frère, le roi de Sardaigne: un diadème embelli de camés qui devait causer des maux de tête intenses une fois en place...
Puis, trois objets accrocheront votre regard, trois objets infiniment anodins à priori: une tasse, sa soucoupe et une grosse théière assortie  en porcelaine de saxe; la princesse Catherine Dolgorouki vous dévoile dans une vitrine banale son plus précieux, son plus touchant souvenir, ce vestige de service à thé orné du visage altier de l'homme dont elle fut, une fugace année, l'épouse morganatique, après un lien tumultueux de presque quinze ans.
Quelle étrange habitude tout de même, vous en conviendrez peut-être, de boire son thé en dévisageant celui qui fut votre impérial amour ! Le romantisme absolu a de ces foucades inattendues...
Pauvre princesse russe ! Un si grand amour mis en conserve au Musée... Mieux vaut suivre le ravissant fantôme bleu en regagnant la Promenade, symbole ample et vif de cette ville cosmopolite et aimable où l'on parle autant italien que français, où l'on s'interpelle en russe, où l'on vous répond en anglais avant de vous sourire et saluer sans paroles !
La tempête matinale s'éloigne, le vent calme sa vivacité, la mer ondule en se parant de bleu pastel, bleu roi, bleu violet, bleu vert, c'est une symphonie en bleu qui semble la respiration profonde de la ville. L'hiver s'en va avec la chaleur revenue; sommes-nous dans un pays lointain ?
Où sommes-nous ?
 Voilà l'interrogation qui vient au rêveur de la Promenade: aucune ville du sud de la France ne déroute plus que Nice.
Une humble barque vient de faire son apparition sur les flots soudain tranquilles. Elle traverse la baie, son drapeau fièrement levé, je n'entends pas son moteur, mais je vois le marin solitaire lancer ses filets en face des palais, image presque tiré d'un poème grec, reflet du monde ancien.
Les sirènes guettent-elles déjà cet Ulysse ressuscité ?
Le matin se secoue et s'étire; la Promenade des Anglais ne marche pas, elle court !
Tout Nice court dès le petit matin; et ceux qui ne suivent pas ce rythme sont des poètes aux manies contemplatives.
Les petits chiens, bien vêtus de petits manteaux, bien élevés, bien soignés, trottent, les jolies jeunes mères de famille galopent derrière leurs poussettes emplies d'enfants très sages, les grands-parents entretiennent leur forme, les étudiants calculent leur performance; je me retourne, horrifiée, il me semble être la seule à errer comme un nuage, en avalant le paysage à petites gorgées paresseuses... Que faire ? M'échapper en grimpant au "Château" ?
 C'est à dire le parc botanique veillant sur la ville du haut de ses rochers . Mais, une tentation s'ouvre à moi en bas des escaliers: plonger au sein du "Vieux -Nice", à l'aventure ! Je ne résiste pas et me voici sur le marché aux fleurs.
C'est ravissant et un peu convenu, pourtant la gentillesse générale n'est pas feinte; cela ajoute au plaisir de bavarder avec un peintre Niçois qui enchante le Cours Saleya de ses aquarelles prises sur le vif. Toutefois, où est l'aventure tant souhaitée ?
Heureusement, il suffit de lever les yeux et l'éblouissement vous prend: les maisons sont une mélodie aux dessins chantants sur des façades de couleur tendres, l'église de la Miséricorde ranime l'envie de vivre et de croire de tout l'éclat de ses murs jaunes touchés par un soleil fervent. Deux secondes plus tard, me voici presque dans l'ombre, la vieille-ville ressemble à une forêt coupée de clairières; le linge pend aux fenêtres, il faut profiter de ces rayons propices, la foule a disparu, un sentiment de solitude m'envahit à mon immense étonnement. Je débouche place du Jésus, la lumière me rassure, j'entre rassérénée dans l'exquise église baroque et me perds dans la contemplation des anges dorés virevoltant sur la voûte bleue; hélas, très vite, jailli de l'ombre, un abbé me montre la porte, ciel ! Aurais- je commis un impair ? Où l'heure a- t-elle tournée sans que je m'en doute ?
Nouvelle désillusion !
la foule reflue dans les ruelles, un ruisseau de boutiques me cerne de toutes part , je ne vois plus les corniches, les portes, les détails indiqués dans mon guide, je ne vois rien du tout !
Mais, un miracle a lieu: j'arrive en Italie !
Me voici maintenant sans l'avoir cherché sur la place Rossetti, autant dire à Florence, une église admirable de sobriété, une fontaine, des pigeons, des balcons fleuris et juponnés de linge, des enfants rieurs, et midi sonnant au clocher !
Je reste sur cette image et repart l'esprit apaisé en traversant un nouveau Nice: la ville tracée au cordeau, mêlant rues piétonnes, parcs exotiques et places majestueuses; les façades d'or rouge et les arcades se succèdent, je n'ai pas de quoi me ruiner dans les boutiques luxueuses, qu'importe !
Le spectacle de la rue bavarde me suffit; tout m'amuse, tout me plaît, les jeunes Russes hautaines, leurs sacs bien posés au milieu du bras, les groupes d' Italiens volubiles, les Français d'âge mûr, dignes et taciturnes,  tirés par leurs chiens débonnaires.
Rue de France, j'entre dans l'église de St Pierre d'Arène et j'apprends qu'en début octobre une messe sera dite en la présence de tous les animaux, en l'honneur de St François d'Assise; je promets d'y assister avec mon chat-guépard, Odysseus; je n'ose demander si l'invitation charmante et confiante s'étend aux vrais guépards...
 Je fais semblant de rire, en réalité, mon cœur est touché et mon affection envers Nice redouble d'intensité !
Nice, ville prodigieusement belle, parfois beaucoup moins, mais ville attachante, humaine, généreuse  et infiniment diverse... J'ai hâte d'y revenir !
Avant mon départ, je partage un café et une crêpe sur la plage avec un chat condescendant: la mer a son beau visage des jours heureux; en ce moment de radieuse simplicité, Nice reflète la joie d'être au monde;
et de goûter le bonheur présent, l'âme lavée par le bleu limpide de la mer.

A bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse

Lady Alix

P S: on trouve encore la biographie de "Katia" par la princesse Bibesco, le romantisme décadent par excellence ! une gâterie pour les jours glacés ....

Vous trouverez cette ravissante évocation de Nice sur le marché traditionnel du cours Saleya

samedi 9 janvier 2016

Caprices d'une Parisienne ou "La lettre dans un taxi" de Louise de Vilmorin


Sous un titre frivole "La lettre dans un taxi", Louise de Vilmorin tisse un roman aussi chatoyant qu'une étoffe tissée d'or et d'argent.
Un récit dansant, virevoltant, pirouettant d'un bout à l'autre d'un Paris aux charmes évanouis, le Paris où errait "sans avoir le coeur d'y mourir "Apollinaire, douloureux promeneur passant le Pont  Mirabeau . Ce Paris rêvé, inventé, adoré qui nous tient comme l'ancre d'un bateau  ou l'anneau d'un amoureux. Le Paris d'un amour naissant: arc en ciel chamarré semant le trouble, allumant les désirs et s'envolant à tire d'aile sur les eaux de la Seine.
Au printemps 1958, une parisienne pressée prend un taxi et de ses doigts gantés y laisse tomber une lettre... geste anodin en apparence, geste épouvantable, geste dicté par un destin sournois, geste involontaire menant l'héroïne, allègre et bondissante, vers le piège de la tentation amoureuse. L'élégante jeune femme sautillant de son pas de danseuse entre le boulevard Lannes dans le 16éme arrondissement comme il se doit et le Bar Romain de la rue Caumartin, attire les regards admiratifs.
Sa démarche preste, sa silhouette aussi étroite qu'une aiguille, son sourire aussi étincelant qu'une rivière de diamant signé Cartier, signent l'état de grâce de la Capitale; elle porte le prénom raffiné  de Cécilie et  ressemble comme une jeune sœur à Louise de Vilmorin.
A l'instar de l'écrivain au même âge, disons la trentaine, elle est mariée à un homme irréprochable
(on reconnait le premier époux de Louise) qui s'évertue à plaire au banquier arriviste dont il est le dévoué second. Cécilie, elle, se moque de l'arrogance facile des grands-bourgeois et des portefeuilles bien garnis ! L'esprit sans cesse en alerte, elle s'amuse à raconter les événements cocasses de ce "monde où l'on s'ennuie" à son artiste de frère, un briseur de cœurs invétéré dont la bonne humeur désarme la terre entière. Or, la lettre perdue contient justement une très piquante description des soirées en bonne compagnie du vertueux grand banquier... De quoi ravager les espoirs d'avancement du sage mari si un méchant personnage lisait cette prose révélatrice ! Une pâture parfaite pour un journal satirique ou pire un maître-chanteur...
De retour dans sa maison de poupée du boulevard Lannes, Cécilie cherche un réconfort auprès des livres de sa minuscule bibliothèque baptisée "Ali-Baba": "c'est mon repaire , disait-elle, c'est ma grotte d'Ali-Baba". Mais, rien ne l'apaise. Comment récupérer la lettre envolée ? Son gentil mari ajoute encore à son angoisse en lui répétant de ne souffler mot des turpitudes du banquier Doublard-Despaumes. Horreur: ce dernier leur ordonne de venir passer séjourner dans son rutilant manoir de Sologne. Cécilie tremble de plus belle !
Pourtant seul le ridicules des maîtres de maison est à craindre: " Marceline Doublard-Despaumes (l'épouse du banquier) avait atteint l'âge où les femmes blondissent. Son mari lui ressemblait et ne craignait pas plus qu'elle les signes extérieurs de la richesse. Chez eux les tapis étaient trois fois plus épais, la lumière trois fois plus vive, les pyramides de petits fours trois fois plus hautes et les tableaux de maîtres trois fois plus signés que dans d'autres maisons aussi riches que la leur".
Nul scandale n'éclate, toutefois les tourments de Cécilie lui font commettre des erreurs; elle parle trop de sa lettre perdue et suscite le vague soupçon de son mari... A Paris, elle ne peut s'en douter, on parle d'elle ! Et pas n'importe qui.
La lettre embarrassante a été retrouvée par Paul Landriyeux un ami du jeune hussard de la littérature, Roger Nimier; ce jeune homme de 35 ans environ s'empresse de demander l'avis de l'écrivain: que doit-il faire de cette lettre au dos de laquelle s'étale le nom et l'adresse de la jolie femme du monde dont le visage se promène sur les pages des revues à la mode, la rêveuse Cécilie Dalfort ?
En bon écrivain se plaisant à inventer des intrigues impromptues, Nimier s'écrie " Profite d'une chance que le ciel t'envoie!" Car Paul est amoureux en secret de cette lointaine et éblouissante Cécilie dont il ne sait rien.
"Paul, qui était un homme romanesque, secret, et passionné, se méfiait de lui-même ". Mais, la tentation de se présenter à une femme séduisante incarnant à elle-seule la drôlerie, la vivacité et l'allure parisienne lui font oublier toute prudence. Et le voilà faisant irruption chez Cécilie en train d'essayer une nouvelle robe du soir délicieusement inconvenante ! Cécilie le prend d'emblée pour un cupide maître-chanteur, Paul vexé décide de se venger en lui extorquant une invitation à dîner. Dans son esprit, il ne peut être question que d'un tête à tête... Cécilie, désemparée par l'absurdité de la situation et prête à tout afin de récupérer sa maudite lettre, accepte et lui fixe la date du prochain vendredi. Sur ces entrefaites, son mari entrevoyant Paul veut savoir quel est cet homme inconnu qui s'arroge le droit de rendre de rendre une visite tardive à sa femme.
Cécilie s'affole et s'empêtre dans un premier mensonge; cet homme c'est un docteur envoyé par l'amante de son frère Alexandre la fort coquette et snobinarde Gilberte. Le malheureux époux, le patient et convenable Gustave, accepte cette explication sans la croire... Quelque chose lui échappe. La confusion de Cécilie s'accroît encore lorsque son époux lui apprend qu'il a invité son banquier de patron et sa plantureuse moitié vendredi soir, comme poussé par un démon malicieux ! Impossible de reculer ! De son côté, étonné du désarroi de la jeune parisienne et de son acharnement à vouloir reprendre sa lettre, Paul est sûr qu'elle cache une affaire de coeur. Donc, le fameux vendredi, croit-il, la belle Cécilie "s'arrangera pour être seule". Confiant, il couvre celle qu'il s'imagine sa future conquête d'un amas parfumé de fleurs hétéroclites, ce qui met la jolie parisienne au bord de la crise de nerfs.
A Gustave, inquiet de tant de profusion, Cécilie et sa femme de chambre prétendent que c'est là une manoeuvre en vue d'éblouir les fortunés et blasés Doublard-Despaumes. Mais l'heure du fatal dîner a sonné !
Gustave est furieux de compter le faux docteur parmi ses invités. Le doute l'envahit de plus en plus.
Heureusement, il n'a guère le temps d'y penser, le dîner commence par un évanouissement de Cécilie que ranime l'exubérance d'Alexandre, son insolent frère: le ton est donné, ce soir sera des plus farfelus !
D'ailleurs le faux docteur est aussitôt démasqué par le jovial Alexandre qui se souvient très bien d'une soirée très arrosée avec ce sympathique directeur de la compagnie "Terre et Lune". Gustave voit rouge, "ce monsieur est un imposteur et tu m'as menti" murmure-t-il à l'oreille de sa femme terrifiée.
Alexandre sauve le couple de l'explosion en direct en mettant toute sa contagieuse énergie à faire de ce dîner un moment extraordinaire; il est vite récompensé de tant d'efforts par le coup de foudre qui le frappe: Nanou, l'héritière du banquier Doublard -Despaumes se pâme devant ses facéties et Gilberte, sa dernière amante en date, manque de lui arracher les yeux. Gustave boit pour oublier et y réussit parfaitement.
Au petit matin, tout paraît donc pour le mieux dans un Paris pacifié. Mais, Cécilie n'a pas repris sa lettre. Paul joue sans pitié avec elle: il lui fixe un rendez-vous dans un bar de la rue Pierre-Charon. Pendant ce temps, Alexandre le noceur supplie la pure et timide Nanou de le  rejoindre au Pré Catelan. Il aime pour la première fois et se confie à sa soeur stupéfaite. C'est l'occasion pour Louise de Vilmorin de nous entraîner dans le sillage des nouveaux amoureux sous les ombrages du bois de Boulogne.Tout son amour pour Paris se gonfle de tendresse envers ce jardin tranquille qui semble un paradis suisse "sous les sycomores et les cèdres des pelouses ". L'évocation ravissante pare d'éternité ce mythique "Pré Catelan"... Cécilie se contente d'un bar plus prosaïque !
Paul reste intraitable: pas de lettre encore ! Cécilie ne se fâche plus... Paul l'émeut, peut-être l'attire-t-il, elle ne veut pas sonder son cœur, c'est trop tôt. La lettre si cruciale ne remplit plus sa vie, un sentiment léger comme une brume vespérale s'éveille et elle se laisse égarer vers l'inconnu...
Naturellement Gustave s'enivre de jalousie ! L'amante d'Alexandre, l'arriviste et calculatrice Gilberte décide de le consoler. Devenir la seconde Madame Dalfort la tente au plus haut point.
Mais Cécilie est-elle capable de céder à la passion et d'abandonner son sage époux ? Rien n'est moins sûr malgré les insinuations perfides de l'experte en manipulation masculine, cette Gilberte sans foi ni loi quand un riche homme esseulé passe à sa portée...
En attendant les surprises de l'amour dans le beau Paris de ce mois de mai 1958 emportent nos héros aux sentiments partagés ou tranchés selon les cas. Cécilie prends des risques: "attirée par Paul Landryieux, curieuse des sombres tendresses qu'elle devinait en lui, et séduite par les exigences de son caractère ténébreux, entier et presque redoutable, elle avait pris goût aux émotions du danger".
La romance de Paris tourne-t-elle au drame conjugal ?
Gustave éprouve une jalousie irrépressible, Cécilie ne sait que faire ni qui choisir. Son frère la tance sans pitié: " Sois donc franche avec toi-même et franche dans ton choix", ce à quoi l'absurde Cécilie répond: " j'aime Gustave de tout mon cœur et j'ai en moi un autre cœur qui aime Paul passionnément". Alexandre est exaspéré!
Par contre, lui accepte d'aller jusqu'au bout de ses sentiments: le mariage avec l'héritière Nanou, fille adorée et unique des Doublard-Despaumes a bel et bien lieu; en artiste détestant les encombrements mondains, Alexandre convie sa garde rapprochée au buffet de la gare de Lyon.
Louise de Vilmorin en profite afin de nous prodiguer les délices de ce décor tarabiscoté qui la ravit comme une enfant découvrant le pays des fées; "il n'y a pas à Paris, nous confie-t-elle, de plus beau restaurant que celui de la gare de Lyon... Ce lieu fantastique n'a pas seulement été conçu et réalisé pour satisfaire les prétentions des bourgeois grands ducs ou des grands ducs bourgeois, mais aussi pour émerveiller le petit Rémy de "Sans famille ". Sous l'avalanche  des guirlandes, peintures, et à la lumière des deux immenses lustres de cristal, les regards, ardents et limpides, s'échangent  en révélant la force inattendue des liens secrets.
Gilberte espionne Paul et Cécilie, prête à les trahir.
Mais tous deux filent à l'anglaise tandis que les jeunes mariés s'embarquent dans le train conjugal.
Cette fois, c'est au "Romain", un légendaire rendez-vous des années cinquante affichant avec une noble magnificence quelques empereurs parfaitement décadents, que la futile Cécilie et le méfiant Paul s'avouent une vérité impossible. Ils s'aiment ou croient s'aimer, ce qui revient au même.
L'imprévu, la folle ronde parisienne, les silences éloquents et l'alibi de cette lettre perdue qui les attache l'un à l'autre depuis quelques semaines brisent leurs ultimes réticences.
Cécilie promet de visiter Paul le lendemain à Neuilly, en sa maison sentant l'air agreste de la rue Notre-Dame -des- Champs. C'est un jardin qui vient à sa rencontre, un fouillis provincial qui l'ensorcelle au point de s'inventer une vie neuve. " Nous sommes seuls à savoir que le bout du monde est ici... "mais quand on arrive au bout du voyage, il faut revenir chez soi, dans sa maison offerte par un époux débordant de confiance et d'amour. Or, justement, Gustave vient d'apprendre de la bouche de l'odieuse Gilberte que la fameuse lettre perdue contenait un gouffre de méchancetés amusantes à l'adresse de son patron, l'amateur de bonnes fortunes Doublard-Despaumes. Loin de réprimander Cécilie, il l'admire d'avoir ennuyé Paul afin de reprendre ce tissu de sottises pouvant nuire à sa carrière. Il n'en revient pas du courage de sa femme face à cet indigne Paul, c'est tout simple:
Cécilie lui a  prouvé son attachement ! Comment a-t-il pu se montrer jaloux et soupçonneux ?
C'en est trop pour Cécilie... Comment apprendre à ce mari enthousiaste et aimant qu'elle va peut-être le quitter pour ce méprisable Paul ?
A la façon de Scarlett, l'héroïne "d'Autant en emporte le vent", elle se propose d'y penser demain...
La tempête se lève-elle avec l'aube ? Eh bien, non, Cécilie évolue dans la bonne société parisienne de 1958, là où règne la bienséance ! Les noirs nuages, à peine massés sur le ciel pur des beaux-quartiers, s'éloignent vite.
Paul n'est pas homme à se contenter d'une banale liaison, il ne provoque aucun éclat et, répugne à un pacte inhumain. Sa décision se prend en une seconde: il ne  gardera pas cette  Cécilie arborant son cœur partagé comme un étendard. Il veut être le seul ou n'être plus rien.
Déçu, blessé, il  confiera l'adorable parisienne de ses chimères à un taxi qui l'emportera vers son destin déjà tracé.
Une fin morale, mélancolique, un récit cassé d'un coup comme un cristal fragile.
Louise de Vilmorin  brosse avec le personnage tourmenté et profond de Paul le souvenir de son amant de jeunesse André Malraux; comme elle s'obstinait à taire leur passion à son mari américain, Malraux ne pouvant supporter une pareille lâcheté rompit brutalement. Louise ne s'en remit jamais. Toutefois, le temps aide en silence les amours manquées: en 1964, les deux amants terribles, l'écrivain et le ministre, libres comme l'air et plus indulgents avec les faiblesses humaines, vécurent un incroyable  retour de flammes qui inonda de ferveur et de fougue adolescentes les portes de leur âge mûr.
Ce qui incite à garder sa foi en l'avenir !

A bientôt !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse



La Parisienne pour l'éternité : chic et gracieuse avec son "toutou" piaffant !


mercredi 6 janvier 2016

Contes du vieux château : Révolution française et lettres d'amour: Alexandrine de La Rochefoucauld et William Short



En 1790, à Paris, une jeune femme libérale faisait les honneurs du salon de son duc de mari, en son hôtel particulier feutré où nobles éclairés et brasseurs d'idées neuves débattaient du bonheur brut.
Un des invités soigneusement triés sur le volet était un jeune et distingué diplomate envoyé par l'ancienne colonie anglaise des Amériques.
Il avait nom William Short, et on le disait "fils spirituel" du brillant Thomas Jefferson, qui fut ambassadeur curieux et sarcastique dans notre pays juste avant la Révolution. A l'instar de son mentor qui venait de quitter la France, sa mission diplomatique terminée, son "remplaçant temporaire" était un  fervent humaniste, un homme sensible, épris de philosophie et passionné du citoyen de Genève, l'universel Jean-Jacques Rousseau.
Mais aux yeux de l'exquise duchesse de 27 ans qui avait trop lu le pavé sentimental de "La Nouvelle Héloïse", William Short était surtout un très bel homme d'une trentaine d'années dont le français un tantinet précieux et les manières prévenantes ne sentaient nullement le "sauvage" d'Amérique.
Mariée à son propre oncle, le duc de la Rochefoucauld, Alexandrine-Charlotte remédiait aux désagréments de cette étrange situation, (sa grand-mère bien-aimée, la duchesse d'Enville était aussi sa belle-mère) par une vive passion des jardins, des livres et de sa campagne normande.
A l'opposé de son aînée de 8 ans, la reine Marie-Antoinette, elle développait sans cesse un intérêt rare chez une jeune femme de la plus haute société pour les découvertes cosmopolites; l'inconnu la fascinait. Versailles et les médisances courtisanes semblaient l'ennuyer à un point extrême en dépit de son empressement à dénicher le meilleur même dans le pire.
 Une qualité qui l'aidera à affronter les lames de fond révolutionnaires et la disparition de son univers: l'Ancien-Régime ou "la douceur de vivre" selon Talleyrand.
Comment l'esthète et idéaliste jeune Américain aurait-il pu ne pas céder au charme si naturel, à l'enjouement si spontané et à la douceur raffinée de cette grande dame ? Châtelaine de La Roche-Guyon  en Normandie, un des plus magnifiques monuments de France, Alexandrine  ne se prenait pour rien de plus qu'une rêveuse et une promeneuse solitaire...
Son portrait de la main talentueuse de Madame Vigée-Lebrun séduit par sa simplicité:
il n'est pas question d'être embellie par le jeu de lumière de l'habile peintre !
aucune pose à la grâce parfois exagérée: Alexandrine nous regarde de ses yeux francs, amusés, courageux. Elle inspire la sympathie, et, bien mieux, la confiance. Elle nous donne la troublante impression que le temps s'est aboli. Les modèles de Madame Vigée - Lebrun étonnent par leurs parures, leurs minois mièvres, leurs teints reflétant l'air matinal. Ces belles créatures apprêtées illustrent la fin d'un monde.
Alexandrine appartient à toutes les époques, elle pourrait être notre amie; et elle nous le prouve en nous laissant parcourir ses" lettres à William Short".
Une merveilleuse conversation amoureuse emportée par les bourrasques politiques, martyrisée par les crimes, ravagée par les périls et trempée dans l'encre désespérée d'une séparation douloureuse.
Les événements historiques sont racontés au jour le jour, éclatants de vérité, ils bousculent nos idées fausses, détruisent nos préjugés. Alexandrine et William ne trichent jamais. Ils avouent leurs déceptions, acceptent la chute de la philosophie ensanglantée par la haine, tentent d'envisager la paix au sein de l'ouragan.
Ouvrir ces lettres, c'est plonger au fond de ces cœurs tenaces et les rejoindre sans trahir cet immense amour raffermi par l'absence, l'angoisse et leur foi absolue l'un en l'autre.
Les premières lettres échangées suivent le cours rapide d'une nouvelle amitié.
William Short se dévoile avec la prudence d'un diplomate et la timidité d'un soupirant ignorant du sort qui lui sera réservé. Il assure la  jeune et timide duchesse de son attachement et de l'intérêt que lui inspire tout son cercle particulier.  A l'instar de la reine Marie-Antoinette, cette très grande dame qu'est Alexandrine ne se déplace qu'entourée de "suivantes" dévouées, de membres de sa famille et de serviteurs silencieux; c'est une cour familiale mais une cour qu'il faut séduire si on désire en approcher  la figure centrale !  avant de plaire  à la naïve Alexandrine, William Short s'ingénie à s'attirer les bonnes grâces de tout ce petit monde qui comprend beaucoup plus vite que la naïve duchesse où l'Américain veut en venir...
Tout commence, c'est le doux et cortois usage de cette merveilleuse époque, par de belles lettres qui avouent le plus secret sans dire un mot de trop. Le ballet épistolaire toutefois s'éternise ...Le diplomate veut agir !à l'américaine ! la suave séduction à la française use ses nerfs d'amoureux impétueux.
Agacé à force de recevoir des dissertations charmantes sur la littérature, la politique,
Rousseau, les frères de sa bien-aimée et les reflets pluvieux des paysages servant d'écrin à La Roche-Guyon, William Short ose brusquer sa correspondante !
Il achève sa longue lettre du 17 janvier 1791, postée d'Amsterdam où il est chargé d'obtenir des emprunts des banquiers afin de parvenir à la liquidation des dettes de guerre des Etats - Unis, par une déclaration à laquelle la duchesse ne comprend absolument rien:
 "Je crains pour mon voyage de quelques jours à Paris. Ma présence est nécessaire ici. Je dois peut-être savoir gré à ceux qui m'ont rendu le séjour de Paris moins agréable; s'il m'était devenu plus que parisien, j'aurai eu l'impossibilité de le quitter, ce qui m'aurait mis bien mal dans l'esprit de beaucoup de monde."
Et, il conclut cet aveu d'un sec "Adieu" !
Ce à quoi la duchesse répond, elle aussi à la fin de sa lettre, car les choses essentielles se disent toujours juste avant de clore un message, avec une gentillesse élégante et vague:
 "Je ne comprends pas ce que vous pouvez entendre en parlant de personnes qui vous ont rendu le séjour de Paris moins agréable; je serais bien fâchée que vous eussiez éprouvé quelque désagrément."
 Puis, une lueur semble poindre en son esprit, elle ose soudain s'avancer, à moins que  la seule bienveillance ne lui dicte ces mots engageants:
"Je désire qu'il ne soit (ce désagrément) que momentané et facile à réparer".
Est-ce un encouragement ? En tout cas, cela suffit, le 31 janvier 1791, pour un début d'explication, noyé dans un flot de nouvelles familiales et de commentaires sur "Saint Rousseau".
On ressent, plus de deux siècles après, l'exaspération à peine voilée de l'ardent diplomate s'évertuant à briser les réserves courtoises de cette jeune femme lunaire:
 "Vous me dites que vous ne comprenez pas ce que j'entends en parlant de personnes qui m'ont rendu le séjour de paris moins agréable et que vous espérez que si j'ai éprouvé quelque désagrément, il ne sera que momentané et facile à réparer. Ce n'est que cette dernière phrase qui m'a fait croire que vous ne compreniez pas ce que j'ai voulu dire ".
 Or, le jeune duchesse est infiniment plus fine que son amoureux du nouveau monde ne s'en doute. Elle a l'audace d'achever  sa lettre suivante, hommage assez ironique à la verve de Mirabeau, par une formule qui avoue tout entre les lignes :
"Soyez persuadé du plaisir que j'ai à recevoir de vos nouvelles, de vos lettres, et croyez enfin à tous les sentiments que je vous ai voués ".
L'histoire d'amour entre doucement dans l'histoire des hommes...
William Short continue le rythme effréné de ses nouvelles hollandaises sans craindre d'affirmer sa "torture" d'être dans l'incertitude de son retour à Paris.
Il s'accorde  toutefois une flèche sarcastique à propos de Mirabeau, qui passait pour un sauveur, "je n'aurai jamais cru qu'il aura bien présidé, je le croyais trop irascible, mais il y a un certain degré de génie qui fait que l'on est bon à tout ". (sous-entendu diplomatique: bon à rien !)
Pendant que la crise financière fait rage  et que la Constitution civile du Clergé divise les Français, le joli mois de mai avive le feu couvant tout au long de cet interminable hiver  passés en bavardages  épistolaires un peu confus.
A Paris, Axel de Fersen oeuvre en secret afin de préparer l'évasion du roi et surtout de cette reine qu'il ne cesse de tromper et d'adorer. William Short est lui aussi de retour et cette fois sa lettre déconcerte, tout en la ravissant, la douce Alexandrine; mais elle oppose à ces tumultes américains le langage d'une raison très française:
 "mille considérations se présentent à moi pour empêcher mon cœur de répondre au vôtre, et vous ne pouvez me blâmer de chercher à empêcher de naître en moi un sentiment dangereux pour tous les deux".
 Malgré cette leçon de morale de bon ton, Alexandrine aime  et ne lutte qu'en paroles.
Le deux juin 1791,Paris l'attend, elle ne voit que tristesse et péril à quitter sa campagne contre la poussière des rues et l'atmosphère bouillonnante de la ville. Son unique joie sera ce William qu'elle connait si mal et qu'elle ne se défend presque plus d'adorer:
 "j'ai besoin en vérité d'y retrouver des personnes que j'aime..."
Les retrouvailles enlèvent les ultimes combats !
Qu'importe la fuite du roi, l'américain et la jeune duchesse ont bu le philtre d'amour...
Ils bâtissent autour de leur passion une citadelle imaginaire que la révolution n'abattra jamais:
" Mon Dieu ! écritAlexandrine, faut-il que je me réjouisse ou que je m'afflige de vous connaître ? Dans le fond de mon cœur je ne puis pas le regretter, j'y trouve trop de bonheur, et il augmente en pensant que vous sentez de même ".
Les lettres réuniront les amoureux fervents chaque jour, racontant les atrocités comme les moments de répit, renouvelant avec une force toujours ranimée au delà des épreuves et des deuils le bonheur donné et reçu, l'ineffable puissance de l'amour pur.
Un an après, en septembre 1792, Alexandrine perdra son frère préféré, Charles, martyr des infernaux massacres de septembre. Le huit du même mois, son époux sera sauvagement assassiné à ses côtés par un cohorte de brutes sur le chemin de Gisors, en Normandie. Affaiblie corps et âme par ce cauchemar sanglant, les nerfs ébranlés, la duchesse endure ensuite le poids du silence épistolaire.
 Le courrier ne passe plus, c'est un drame, une tragédie, un tourment de chaque instant; seuls les amants gribouillant leurs aveux insensés sur le papier peuvent le comprendre, si de pareils originaux existent encore de nos jours...
William, ministre plénipotentiaire en Hollande, ignore si la jeune femme est morte ou vivante...
Mais, Alexandrine  lui écrit chaque matin et ses lettres tissent un  journal quotidien de la réalité sous la Terreur.
Privée d'espoir et de liberté, errant dans le dédale de son domaine vide où la gêne remplace l'opulence, l'amoureuse constante et fragile, guettant jour et nuit une intrusion sauvage et sanglante,
poursuit sa conversation avec ce diplomate-fantôme dont elle ne sait plus rien.
En novembre 1793, la voici enfermée en compagnie de sa grand-mère  dans un couvent  parisien transformé en prison. Sur les supplications de William Short, Gouverneur Morris, ambassadeur des Etats-Unis en France et rival amoureux de Talleyrand, accepte de servir de "courrier diplomatique" à condition que son compatriote dompte son style enflammé.William s'explique avec véhémence; "J'envoie cette lettre à M.Morris en lui intimant l'ordre de me donner de vos nouvelles. Mon pays a jugé de son propre gré de m'envoyer ailleurs."
William a beau supplier ou menacer l'Ambassadeur Morris, le fragile lien épistolaire  ne se renoue guère. Le 23 avril 1794, le jeune Américain se lamente:
 "la seule lettre reçue est celle qui m'est parvenue il y a deux jours, datée le 3 février. Morris me dit qu'il m'envoie incluse une lettre de votre part, mais elle ne s'y trouvait pas. Sa lettre avait été évidemment ouverte à la poste.
Comment exprimer tout ce que j'ai senti ! Quel mélange de sentiments ! De savoir que vous m'avez écrit m'indiquait en quelque sorte de vos nouvelles, mais le chagrin de ne pas recevoir votre lettre quand je tenais celle où elle avait été enveloppée !"
Hélas, ce dialogue de sourds s'éternise. Deux mois plus tard, William assure de sa fidélité cette jeune femme dont le monde entier cherche à l'éloigner. Son pays juge très mal cette attirance indéfectible envers une captive soupçonnée d'on ne sait quel crime imaginaire par Robespierre ou ses sbires odieux. La fin des exécutions épouvantables est proche toutefois quand l'américain envoie une lettre déchirante le 23 juillet 1794, 7 jours exactement avant que les dirigeants meurtriers ne soient à leur tour menés sous le couteau de la guillotine.William se confie avec une sincérité humble qui renforce son éloquence:
"Comme mes lettres passent par tant de mains et par tant de différentes postes de ce pays-ci, de l'Angleterre, de la Hollande, où elles sont certainement souvent et peut-être toujours ouvertes, je n'ai pas osé et je n'ose pas encore vous parler davantage des sentiments qui nous unissent.
Adieu, ma douce et tendre amie, livrons-nous à l'espoir que le ciel qui nous a uni mettra fin à notre longue et cruelle séparation. C'est le seul bonheur que je possède ici."
La duchesse ne reçoit pas ces mots d'un romantisme à lui arracher des larmes.
Cependant, l'intuition quasi divine des grandes amoureuses lui inspire une prodigieuse transmission de pensées avec William.
Tous deux s'écrivent leurs plus belles lettres le même jour.!
Ils entrent chacun dans l'âme de l'autre et se répondent à l'unisson à travers l'espace et le silence.
Ces paroles sublimes de simplicité ébranlent les respectueux visiteurs craignant de profaner un sanctuaire...
Les 19 et 20 novembre 1794, William lance cet appel à la duchesse qu'il appelle par un prénom choisi pour ses seuls proche, "Rosalie":
" Ma chère et tendre Rosalie, devrons-nous être toujours éloignés l'un de l'autre et malheureux ?"
De son côté, Alexandrine-Rosalie avoue tout à son papier; son courage l'abandonne, elle écrit un testament amoureux extraordinairement poignant:
"Que faire ? Que devenir ? Après avoir perdu presque tous mes parents, la plupart sous le fer des assassins, après avoir supporté dix mois et demi de captivité, avoir vu enlever d'auprès de moi mes malheureuses compagnes d'infortune, avoir  cent fois attendu le même sort, mon courage était soutenu par le sentiment qui m'unit à vous, par la certitude du vôtre. Sans vous, sans l'idée consolatrice de votre tendresse pour moi, je n'aurai pas tenu à une vie qui ne m'apporte que des souffrances."
La lettre chante à la manière d'une musique lancinante les bonheurs évanouis, les après-midi de liberté joyeuse dans les bocages normands, les confidences charmantes, enfin, la chute des heures ensoleillées, la montée de la violence et  la douleur noire;puis, l'aurore semble jaillir du fond de cette nuit de l'âme; Alexandrine-Rosalie sent l'espoir indéracinable de William venir à sa rencontre. Fortifiée comme par miracle, elle cisèle ses mots lumineux:
" la providence veut que je retrouve celui que j'aime; je veux le croire, je veux l'espérer, et me livrer encore à ce sentiment si doux et si trompeur, mais qui peut-être ne le sera pas toujours ".
Cette sublime confiance en un meilleur destin ne sera pas trahi.
William  à force de persuasion obtient un congé en octobre 1795... Sa joie de l'annoncer le pousse à un manquement inouï de savoir-vivre: il tutoie la duchesse !
 "Je n'ai commencé à respirer librement que depuis que j'ai eu la perspective assurée d'aller bientôt en France, où j'aurai le bonheur inexprimable, ma chère Rosalie, de te revoir. Combien de choses je me réserve de te dire alors !"
Le roman se terminera-t-il à la façon des contes ?
On le désirerait tant ! mais souvent" la vie sépare ceux qui s'aiment", et malgré leur immense amour, jamais l'américain romantique et la duchesse amoureuse  ne combleront l'océan des préjugés ni ne traverseront ensemble l'océan les séparant.
Le destin leur laissera quelques courtes années d'harmonie paisible avant de rendre Alexandrine-Rosalie à sa famille qui la mariera à son cousin, le comte de Castellane.
William continuera sa carrière aux Etats-Unis. Jusqu'à la mort d'Alexandrine en 1838, il recevra de longues enveloppes sur lesquelles une écriture soignée traçait les jambages d'un fort élégant "Monsieur Short"...
Pourquoi ne pas croire qu'ils soient enfin heureux ?
Dans un autre siècle, un autre monde, une île fortunée où les amours contrariées s'épanouissent loin des désastres terrestres...
Un souffle de tendre poésie ne nuit pas à la nouvelle année !
Songeons à ces amoureux de 1794 comme à de vieux amis que nous aurions tant de plaisir à revoir...

A bientôt !

Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse





vendredi 1 janvier 2016

Amour et incompréhension:l'étrange roman de Prosper Mérimée



Depuis l'an 1833, l'ironique et diaboliquement perspicace Prosper Mérimée fait semblant avec son roman aussi peu romanesque que possible "La double méprise" d'être un émule de Marivaux.
Il se moque de nous !
Ce récit est un bijou précieux serti d'onyx et de perles blanches, un joyau inventé  par un esprit sombre pour un ange déchu. Son clair-obscur angoisserait si le style soigné et glacial de l'auteur ne nous éloignait pas de toute tentation de sensiblerie. Inspiré à la même époque, lui aussi, par le thème de la passion contrariée, Musset avait presque réussi à nous tirer des larmes grâce à son adolescent "On ne badine pas avec l'amour", conte théâtral étourdissant de facéties et de mensonges puérils, qui finissait mal. L'amour de toute façon finit mal !
Sauf chez Marivaux où les amants, après mille virevoltes et cent mille mots d'esprit, trouvent enfin la récompense enviable du sentiment partagé.
L'impavide et immuablement distingué Prosper se donne au contraire le raffinement de désunir deux personnes juste unis.
L'écrivain en profiterait-il pour guérir une déception d'amour-propre ? Le doute envahit assez vite un lecteur doué d'une once d'intuition... L'héroïne, cette coquette et prude Madame de Chaverny, sotte comme un panier, spirituelle comme une mondaine récitant son beau langage insignifiant et belle à rendre jalouses les danseuses de l'Opéra, ses rivales auprès de son inconstant et dodu époux, ne paraît-elle trop vraie pour ne pas avoir existé ?
 Qui sait si ce roman ne cache pas la discrète envie de déclarer sa flamme à une femme qui n'y a pas cru ? Sans le savoir, l'auteur propose une vision effarante de la condition féminine à l'époque romantique.
Madame de Chaverny descend d'un ravissant portrait signé de l'auguste main d'Ingres ou Winterhalter, avec son pâle minois encadré de cheveux bien lisses et son calme regard d'eau dormante. Sa coiffure et sa robe magnifique passent avant ses pensées enfermées sous son front marmoréen.
 Pense-t-elle d'ailleurs ? Le bonheur, le malheur signifient-ils quelque chose pour cette créature élevée au couvent comme une sainte, puis livrée au gros Monsieur de Chaverny comme une courtisane vendue un bon poids d'or ?
Que dissimulent ces traits juvéniles et quelle révolte s'étouffe-t-elle au fond de cette âme avide d'horizons ignorés ? Madame de Chaverny ne meurt pas de faim, elle périt à petit feu. Du matin jusqu'au soir, ses heures s'écoulent en tâches inutiles. Faire partie des heureux de la monarchie de Louis-Philippe premier roi des français ne lui suffit pas; la vie digne d'être vécue est hors de sa portée: cette très jeune femme se croit âgée de cent ans.
 Aucune porte de sortie ne s'ouvre: à cette époque, nulle perspective n'est envisageable pour une femme d'une bonne condition. Georges Sand qui est entrée dans l'histoire comme une excellente grand-mère du Poitou, suscitait le scandale le plus vif: une femme osant quitter son baron de mari, écrire et avoir des amants ! Marie d'Agoult sur un coup de tête s'enfuit avec le pianiste le plus talentueux du monde, le beau et cruel Liszt qui l'abandonna sans remords, Julie de Chaverny ne se révoltera que quelques heures et en mourra. Prosper en a décidé ainsi du haut de son intolérable cruauté. Il a même l'audace de commencer son intrigue de manière parfaitement inoffensive.
Le roman s'amuse à imiter les insolentes séductions des héros libertins, l'arrogant lecteur croit avoir tout deviné dès la première page, il est déjà berné ! Rien ne se déroulera comme prévu. L'ennui et Prosper Mérimée ne s'entendent guère. La première phrase de cette "double méprise" annonce le drame à venir: "Julie de Chaverny était mariée depuis six ans environ, et depuis à peu près cinq ans et six mois elle avait reconnu non seulement l'impossibilité d'aimer son mari mais encore la difficulté d'avoir pour lui quelque estime."
Ce pauvre époux est-il un montre maltraitant sa douce moitié ? Que non pas ! Il n'a absolument rien à se reprocher à part l'essentiel: l'ennui absolu qu'il répand au logis. Julie avait cru trouver en ce "bon enfant" grassouillet, toujours prêt à lancer une bonne grosse plaisanterie l'homme sympathique, doué d'un naturel plein d'alacrité et d'optimisme qui lui permettait de goûter aux charmes d'une vie conjugale sans soucis.
 Le sortilège des fiançailles s'est rompu, le prince s'est changé en un homme mal-élevé, obsédé par la chasse, à l'époque excellent moyen de se faire d'utiles relations.
Pire, le Comte de Chaverny se livre à la fréquentation assidue des "demi-mondaines ", gracieuses créatures  toujours promptes à réconforter les maris esseulés ou insatisfaits contre une compensation en carats étincelants... Julie s'en doute mais s'oblige à ne point y croire.
 Les consolateurs s'empressent autour de sa frêle silhouette, les hommages pleuvent devant ses grands yeux clairs. On prête l'oreille aux éloges excessivement familiers décochés par son propre époux sur ses jambes magnifiques, dignes de celles des plus coûteuses hétaïres. L'innocent personnage ne pousse-t-il l'inconscience jusqu'à les vanter au vicomte de Chateaufort, un bellâtre d'officier déterminé à séduire la mélancolique comtesse délaissée par son grossier époux :
 "Chateaufort, savez-vous que j'ai voulu faire mouler autrefois les jambes dont on parle ? Mais on n'a jamais voulu le permettre.Savez-vous qu'elle se fait prendre mesure par son marchand de bas ?" Chateaufort n'en savait rien mais l'époux lui trace d'assez enivrantes perspectives pour qu'il décide de passer à l'action.
Toutefois, Julie de Chaverny s'ingénie à décourager son aréopage d'admirateurs dévoués.
 Elle se venge de ses déconvenues conjugales en arborant la couronne des épouses bafouées, patientes et lointaines.
Bien sûr, c'est une pose qui ne trompe guère les séducteurs professionnels. Julie devient une proie dont la conquête attisera la vanité du plus habile. C'est le perfide Chateaufort, caractère pétri de vanité, croit sa victoire assurée par un événement fâcheux dû à la balourdise inconcevable du mari ! Le roman psychologique tourne alors à l'aimable vaudeville. Le comte de Chaverny a beau être affligé d'une évidente surcharge pondérale et d'un esprit infiniment enfoncé dans la matière, une passion louable l'habite; l'ambition !
Il parvient ainsi à secouer sa paresse congénitale afin de flatter les "bonnes personnes ", et ce au bon moment. Une chance s'ouvre à lui d'être "gentilhomme de la chambre", autrement dit une espèce de sous-secrétaire d'état, poste honorifique, honorable, honoré et réclamant surtout une épouse capable de bien recevoir, peut-même de tenir un salon fort décent et très feutré où les secrets de haute politique s'échangeront avec les coupes de champagne. Chaverny est prêt à endosser ces prenantes responsabilités:
 " Quand j'aurai un emploi à la cour, j'aurai sans qu'il m'en coûte un sou autant de loges à l'Opéra que je voudrai et l'on sait tout ce que l'on obtient avec des loges.
En outre, j'aime beaucoup la chasse: les chasses royales seront à moi."
La malheureuse Julie va servir les plans d'avenir de son époux en tombant dans un effrayant traquenard !
 Par miracle, elle loue une loge à six places à l'Opéra; c'est un soir particulier, on joue une première représentation; la politesse et, qui sait, l'envie de plaire à un homme pour lequel elle existe, l'incite à convier Chateaufort. Elle ne compte pas du tout sur son mari. A son immense surprise, cet individu réfractaire à toute forme d'art, insiste pour l'accompagner. Julie pense que sa vertu en sortira grandie... Elle se trompe horriblement.
Comme elle rabroue l'entêté Chateaufort occupé à lui faire des avances pressantes, son époux apparaît, une singulière femme à son bras. Derrière l'étrange créature un homme parfaitement corrompu, le très considérable et irrémédiablement dissolu Duc de H.
Chateaufort comprend tout ! Julie ne comprend rien.
La dame inconnue serait-elle une cousine sentant la province que le duc présente malgré lui au tout-Paris ? Quel manque de savoir-vivre en tout cas :
"La dame parlait musique à tort et à travers, elle questionnait Julie sur le prix de ses robes, de ses bijoux, de ses chevaux. Jamais Julie n'avait vu des manières semblables..."
La vérité éclate dans l'escalier majestueux: le duc a infligé à une femme comme il faut sa maîtresse du moment. Un service contre un autre: Chaverny est maintenant certain d'atteindre son but: il sera gentilhomme de la chambre du roi très bientôt. En attendant, Julie se sent trahie  et, ce qui reste impardonnable, ridicule. D'autant plus que son galant le vicomte de Chateaufort la laisse en plan après avoir accepté l'invitation à souper du duc...
 Seule et abandonnée, la jeune femme parfaite sombre dans un vertige d'incertitudes. Doit-elle quitter son époux ?
 Se taire encore une fois ? Il lui faut un conseil, une amie de sa mère, femme au tact éprouvé le lui donnera; apprenant de la bouche de son époux, incapable du moindre remords, que ce dernier part chasser sur les terres du maudit duc, vite, Julie s'en va chercher le réconfort qui lui manque chez sa vieille amie.
En chemin, la voiture traversant au petit-trot la campagne hivernale, Julie regarde son passé défiler sur la route cabossée, au fil des cahots, les images se bousculent; soudain, un visage surgit du fond de sa mémoire: celui du froid et ironique Darcy.
C'est un choc ! Darcy ! l'énigmatique et congelé Darcy...
son premier soupirant, celui qui avait noué un lien complice avec elle avant de partir en poste comme secrétaire d'ambassade à Constantinople, sans s'être déclaré, sans lui avoir dit un mot moins glacial que d'ordinaire :
" la nuit, elle ne dormît guère, la figure triste de Darcy était toujours devant ses yeux."
 Hélas ! Darcy  demeure une énigme;
 "Il part cette nuit, ne le savez-vous pas ? A Constantinople."
 Julie, amère, déçue, désemparée, ne voit dans ce départ rapide et muet qu'une explication:
 "il ne m'aime pas".
Prosper Mérimée intervient à ce moment précis afin de donner son avis très personnel sur cet ancien malentendu sentimental qui semble le concerner de fort près:
"Huit jours après Darcy était oublié. De son côté Darcy, qui était alors fort romanesque, fut huit mois sans oublier Julie. Pour excuser celle-ci, et expliquer la prodigieuse différence de constance, il faut
réfléchir que Darcy vivait au milieu des barbares, tandis que Julie était à Paris entourée d'hommages et de plaisirs".
Cette même Julie arrive cependant chez sa vieille amie, Madame Lambert, la tête bourdonnante du souvenir d'un Darcy idéalisé qu'elle croit aimer en vain depuis six ans en dépit de l'absence et du manque sidéral de nouvelles.
 Darcy est-il mort si ce n'est dans le théâtre de son imagination ?
Le fantôme diplomatique est vivant !
 Le sort se moque-t-il ? Ou le hasard a-t-il décidé de favoriser ces amours interrompues ?
 Darcy se matérialise à l'élégante soirée donnée par la charmante vieille amie... Sous le regard indigné d'un Chateaufort ivre de jalousie, la parfaite épouse de l'indigne comte de Chaverny couve de l'éclat de ses yeux enamourés le diplomate racontant ses exploits.
En avouant avoir sauvé une turque que son cruel époux destinait à servir de repas aux poissons, Darcy achève se rendre Julie folle de lui. Ce cœur endormi se ranime a vue d’œil...
Un tumulte intérieur l'emporte, elle oublie que ses sentiments anciens "étaient bien moins vifs", rejetant tout bon sens, la voilà inventant sa nouvelle passion.
Mais, le flegmatique diplomate partage-t-il cette tempête ?
 Prosper Mérimée est absolument enchanté d'éteindre le feu ! Le fait-il par lucidité ou pour assouvir un obscur ressentiment ? Darcy semble le double de son créateur:
 "il avait rencontré avec plaisir une jolie femme qui lui rappelait des souvenirs heureux, et dont la connaissance lui serait probablement agréable pour l'hiver qu'il allait passer à Paris."
La passion n'a guère de prises sur un diplomate expérimenté...
Toutefois, c'est compter sans les accidents sur les routes défoncées de l'an 1833.
 La voiture de l'infortunée Julie verse dans le fossé ! Darcy s'arrête, prend la chère comtesse en pitié, et l'installe sous son manteau étalé au milieu des deux anciennes connaissances. La suite reste un secret infiniment galant dont seuls les coussins de la voiture gardent la tendre empreinte...
Darcy se monte la tête:
 "Avez-vous jamais su quels étaient mes sentiments ? Ah!si vous m'aviez mieux connu, nous serions sans doute heureux l'un et l'autre".
Déclaration comblant de bonheur une Julie éperdue d'amour et s'écriant en réponse un absurde:
 "que je suis malheureuse!"
Darcy comprenant, à force de persuasion "à la hussarde" que le dénouement est proche, n'hésite plus; il ose un mot décisif dont l'éloquence désolée va arracher l'aveu fatal à la pauvre comtesse de Chaverny:
"Madame, j'avais oublié Paris. Je me rappelle maintenant qu'on s'y marie mais qu'on n'y aime point."
Julie éclate en sanglots, sa joie l'épouvante, elle ne se défend plus:
 "Oh ! oui, je vous aime !"
L'histoire devrait se terminer avec douceur, tendresse et promesses aussi fausses qu'exquises.
Darcy, trichant avec lui-même, pense engager une charmante liaison dénuée de complications et de drames.
Une aventure à la mode parisienne, un lien "ancien-régime", une pointe d'amour et un parfum d'aimable libertinage. Julie, pauvre âme idéaliste, ne songe qu'à s'enfuir avec le diplomate, le plus loin possible.
Elle réalise aussitôt sa folie:
"La parole expira sur les lèvres de Julie. Comment parler de fuite, d'enlèvement à cet homme si calme, si froid, qui ne pensait qu'à arranger sa liaison de la manière la plus commode. "
Et l'ancien sentiment ravivé dans la fièvre d'une passion nourrie par les déceptions et la solitude morale, cause la perte de l'amante une seconde fois blessée...
Julie est dévorée de terribles regrets. Son époux la trompe, pourtant, c'est elle qui se juge coupable, elle se trouve indigne, et de lancinants remords la torturent.
Une crise nerveuse l'envahit, puis l'emporte d'un coup sur le lit d'une humble auberge, en pleine fuite de l'homme qui l'accable, Darcy et de celui qu'elle a  éconduit, Châteaufort.
Cette mort inattendue frappe de douleur sincère, quoique fugace, son époux et son admirateur sincère, Châteaufort .
Mais Darcy met son point d'honneur à envisager les aléas de l'existence du haut de sa réserve de diplomate forgé dans la condescendance hautaine. Il se tait pendant plusieurs mois et finit par conclure un mariage "avantageux". De pauvre, il devient riche, en est-il heureux pour autant ?
Un jour, leur vieille amie commune lui reparle de Julie en précisant:
 "quel dommage que vous fussiez trop pauvre pour elle quand elle s'est mariée !"
et  Darcy sourit "de ce sourire ironique qui lui était habituel, mais ne répondit rien."
Que conclure ?
 Le sentiment peut-il grandir entre deux êtres si chacun est convaincu que l'autre n'a aucune raison de l'aimer ?
 Prosper Mérimée raconte de façon limpide l'histoire bien étrange de deux amants mystérieux... Cet anglophile ne lève -t-il un coin du voile épais dont il se plait à entourer ses pensées intimes en nous donnant un indice de choix ?
 Tout simplement le nom de Darcy ! Celui-même du Darcy, héros fameux de Jane Austen vers 1810, Darcy, déjà modèle du héros froid et retenu.
 Hautain  personnage aveuglé par les préjugés de sa position très considérable face à son attirance envers la piquante, pauvre et exagérément orgueilleuse Elisabeth Bennett... Chacun aussi croyait que l'autre n'aimait pas. Or, en ce cas anglais, l'écrivain étant une vieille fille déterminée à emmener à l'autel le couple en duel, le roman se termine dans la félicité: Elisabeth devient riche et s'en moque car son trésor c'est son époux Darcy.
 Le méprisant Darcy trouve le bonheur au delà des préjugés de caste; l'une a baissé la garde de son impulsif orgueil, l'autre reconnait que les plaies d'argent ne dégradent pas mais, au contraire, élèvent les caractères distingués.
Hélas ! Prosper Mérimée est un vieux garçon craignant les risques inutiles, il se contente de noyer ses héros en une formule lapidaire:
 "Ces deux coeurs qui se méconnurent étaient peut-être faits l'un pour l'autre."
On en vient à songer que si le romancier n'avait imaginé la mort rapide de Julie, la vie, bonne fille, aurait, qui sait, gratifié ces amants stupides d'une dernière chance...
Il faut résister à la tentation de faire disparaître  sans pitié ses personnages quand on est un écrivain aussi étincelant que Mérimée !

Cette strophe de Pierre Louÿs résume, avec une tendre et cruelle émotion, cet amour impossible:

"Rappelez-vous qu'un soir nous vécûmes ensemble
L'heure unique où les dieux accordent, un instant,
A la tête qui penche, à l'épaule qui tremble,
L'esprit pur de la vie en fuite avec le temps."

A bientôt !
lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse



Une vers mon ro
Une belle amie de Prosper Mérimée : Sophie Duvaucel, épouse d'Alexandre Ducrest de Villeneuve
Par Sir Thomas Lawrence, 1830
musée du Louvre