lundi 30 novembre 2015

Pierre Benoit ou l'amour fou dans un château allemand !



Le premier roman d'un auteur inconnu est une étoile au destin souvent magnifique !
 Pierre Benoit agitant avec force son panache de jeune gascon à l'assaut du Grand-Duché de Lautenbourg, minuscule état allemand du début du vingtième siècle, a tiré tout armé de son cerveau de mousquetaire des lettres un récit assez fracassant pour mériter la fontaine de jouvence, l'indomptable, inclassable, inoubliable "Koegnismark".
Ce roman a un visage, des prunelles vertes à la profondeur gris-argent, une allure de fée et la silhouette qui va avec, un front altier cascadant d'émeraudes, une épaule nue, un décolleté outrageusement risqué sous un enroulement de velours vert.
Tout ce charmant ensemble illustrant corps et âme la première, la plus parfaite, la plus étourdissante des égéries attachées au char littéraire de l'empereur Pierre Benoit: une princesse bien évidemment, russe pour la beauté, donc incomparable et incomparablement sauvage, grande-duchesse par deux mariages, solitaire de tempérament, amante par distraction, et surtout adorant son terrible petit cheval cosaque l'amateur de whisky "Tarrass-Boulba".
On l'a reconnue car elle n'a jamais réellement quitté le firmament des héroïnes au long cours cette étoile élevée chez les princes de la steppe ! c'est l'Aurore d'un habile conteur, gardant sa verve pimentée du sud-ouest de la France,un écrivain épris d'exotisme qui aimait étourdir de beautés fatales les éternels adolescents piaffant sous le joug de l'âge adulte.
 En 1918, il invente  la grande-duchesse Aurore de Lautenbourg-Detmold, évoluant entre les pierreries, la chasse, l'odeur de la poudre et du crime au fond d'un Versailles allemand à l'aube de la première guerre mondiale.
A toute princesse, il faut un cavalier, celui-ci prendra la forme timide  d'un universitaire empêtré dans ses diplômes austères et sanglé dans sa pauvreté de provincial sans famille: Raoul Vignerte fraîchement venu des Landes tenter l'aventure d'un nouveau Rastignac dans le Paris s'ébrouant au coeur de l'automne 1913. La vie insouciante semble immuable pour toute une génération bientôt sacrifiée mais ne s'en doutant nullement.
 Le mélancolique étudiant cherche à réveiller les faveurs de sa bonne étoile chez Weber un restaurant à la mode. Il n'a que le moyen de s'offrir un café, humble luxe lui permettant d'effleurer ses rêves inutiles de richesse et d'amour.
 La mort dans l'âme, Vignerte comprend que sa belle mine, son intelligence, sa culture rare pour un jeune homme, tout cela n'a aucune espèce d'importance; étriqué dans son minable costume, parfaitement anonyme au sein de jeunes mondains faisant partie des "heureux du monde", comment pourrait-il exister ? Le désespoir l'étreint, son goût de la vie l'abandonne, il songe avec un fatalisme morbide à la morne plaine universitaire s'étendant devant son pâle avenir, quand, soudain, un cri le tire du néant !
"Vignerte !" Quelqu'un l'empoigne ! Un des jeunes élus le reconnaît !
 Dieu n'a pas abandonné sa créature: Raoul est sauvé de la détresse par un charmant condisciple de sa classe de "prépa Normale Sup" ! Indigné à l'idée que son ancien camarade si doué soit privé des bonheurs de la vie, femmes, argent, folies diverses et plaisirs variés, le sympathique fils de famille, Ribeyre, l'adresse à toute allure à un diplomate qui semble façonné par la main de Proust:
 le très affable et adorablement précieux  marquis de Marçais, ambassadeur de France à Lautenbourg.
La chance quand elle fond sur vous exige qu'on la saisisse aux cheveux ! L'ambassadeur a reçu du grand-duc de Lautenbourg l'urgente mission d'engager un précepteur aussi étincelant d'intelligence que discret de caractère...
C'est pourquoi Raoul éconduit poliment la touchante initiative de son vieux professeur, Mr Thierry, désireux de lui confier un poste subalterne dans l'enseignement, et se précipite dans la voie grand-ducale aimablement proposée par le diplomate. On en demande peu, juste une corvée:
dégourdir l'esprit un peu enfoncé dans la matière du grand-duc héritier de Lautenbourg-Detmold; avec une exquise sinécure en prime: servir de lecteur à la plus belle femme de Russie et d'Allemagne:
Aurore, veuve du dernier grand-duc disparu en plein voyage au Congo, et, depuis peu, épouse de l'actuel, frère cadet du défunt.
 Le salaire est mirobolant, le château, une copie acceptable de Versailles. Raoul se sent au comble de l'ivresse... Pourtant, consulté pour la forme, l'honnête vieux professeur ne montre pas le même allégresse; un mot lui échappe, un mot fort étonnant chez cet universitaire prudent et cartésien:
 "Vous garderez absolument cela pour vous, dit-il, vous me le promettez. Eh bien, il paraît qu'on ne meurt pas toujours de mort naturelle à la cour de Lautenbourg-Detmold."
L'intrigue s'ancrera sur cette petite phrase... Raoul s'en moque tout d'abord ! Qu'importe les morts naturelles ou pas quand on a 23 ans et l'impression ahurissante de ressusciter d'entre les étudiants ensablés dans leurs doctorats !
Habillé par les bons faiseurs, séducteur pour la première fois de sa vie, de l'argent en poche, des femmes à ses pieds, le jeune Raoul Vignerte fait des adieux endiablés à Paris et se retrouve  dans le train le menant vers cet état de Lautenbourg dont il ne sait à peu près rien. Un nom tinte à ses oreilles, il lui faudra se méfier d'un certain Boose, le vieux professeur semblait angoissé en prononçant cet avertissement incompréhensible...
 On verra bien, se dit Raoul; et il n'y pense plus !
Calme, études studieuses au profond de l'énorme bibliothèque, élève princier d'une remarquable insipidité, vie réglée par un protocole assez ridicule, grand-duc impavide, trop courtois pour l'être de cœur; l'ennui saute à la gorge du jeune français  prisonnier d'un pays minuscule où il ne se passe rien. La grande-duchesse ne se soucie pas plus de son nouveau lecteur que d'un domestique perdu dans la masse. Le destin rayonnant aurait-il changé de camp ?
 Peut-être l'ombre d'un crime, mais pour le moment aucun événement le tirant de sa vie d'archiviste relégué dans ses paperasses, pourquoi être venu si loin pour si peu ?
Même le présentation à la grande-duchesse après sa course en l'honneur de la fête du grand-duché est un sinistre fiasco !
Aurore, amazone lancée sur son barbare petit cheval "Tarrass-Boulba", "un sacré petit barbe, laid, têtu, méchant, ramené des marais de la Volga", un animal buveur d'extra dry, n'a pas daigné accorder un regard à ce français lettré et insignifiant...
 Raoul ressent une nouvelle et mortelle fois l'impitoyable frustration de sa jeunesse pauvre. Comment prouver à cette hautaine princesse qu'il est digne de baiser la trace de ses pas ? Le hasard va le guider au moment où l'espoir a disparu.Tout d'un coup, l'histoire se fait chair, le jeune Raoul Vignerte va s'incarner dans un amant maudit, le comte de Koenigsmark, férocement massacré pour avoir aimé la reine Sophie-Dorothée de Hanovre, jeune épouse maltraitée par un souverain brutal le premier juillet 1694. Le plus étrangement du monde, ce drame se superpose dans un autre château allemand, celui de Lautenbourg...
Enfermé, rageur et déconfit, dans la bibliothèque, Raoul met à jour de très anciens et bizarres documents:
" que d'amour et de chevalerie, que de crimes et de galanterie, quel luxe, quelle frénésie de vie et de mort dans ces feuillets jaunis ! "
L'inconscient curieux part en chasse, il l'ignore, mais, bientôt, une cachette au contenu atroce lui en dira long sur les projets du grand-duc en matière de succession... Vexé et meurtri, il préfère meubler sa colère silencieuse  en s'inventant une âme à la Koegnismark.
Il se veut désespérément l'amant d'une reine !
Un matin de travail solitaire, un papier tombe devant ses yeux, un appel de l'au-delà :
"C'était une feuille déjà jaunie. Elle était recouverte d'une écriture haute, épaisse, volontaire. Point de signature, je n'en avais pas besoin, j'avais immédiatement deviné de quoi il s'agissait et qui avait écrit ce papier. Il contenait un véritable plan de voyage dans une des régions les plus désertes du Congo."
Ce document émanait bien sûr du défunt grand-duc, le premier époux de l'inaccessible grande-duchesse;
 Raoul voit enfin un moyen d'approcher cette divinité aux cheveux fauves et à l'humeur de tigre :
"En vain, je voulais haïr la grande-duchesse:je ne le pouvais pas. Qu'est ce qui pouvait bien me pousser à croire que cette femme éblouissante avait besoin de mon dévouement obscur... Je sentais qu'un drame était à l'origine du malaise qui me prenait sourdement."
En attendant, la patience monacale du français reçoit sa récompense; ainsi qu'il le prévoyait, la grande-duchesse accepte avec gratitude ce souvenir préservé de l'équipée tragique de son premier mari.
 Sans trop de peine, l'empressé et dévoué Raoul devient  le confident de cette Aurore qui l'avait méprisé avec tant de savoir-faire, et aussi le rival du fort irritable lieutenant von Hagen et de la ténébreuse Mélusine, une brune ondoyante et voluptueuse, dans les caprices nocturnes de l'attendrissante et sulfureuse princesse de la Volga.
 Le roman cède soudain le pas à un autre bien plus étincelant, frémissant de la voix rauque, de l'accent ébouriffé et berceur de la conteuse-née agitant nonchalamment les épisodes de sa vie sous les yeux de son vassal français étourdi d'amour.
"Ce fut le samedi soir, 16 mai 1914, que la grande-duchesse me fit l'honneur de me conter l'histoire de sa vie. Ce récit, permettez-moi de vous le refaire pour la joie que j'ai à ouvrir ce coffret à bijoux, à manier les adorables pierreries barbares dont il déborde, et qui, toujours, si noire soit-elle, éclaireront ma nuit."
Le charme puissant de ce récit, enfoui dans les méandres d'un roman à la passion retenue, engloutit
la saveur gothique de l'intrigue. Les meurtres passés ou à venir à la cour de ce grand-duché où l'on vous guette dans l'ombre des corridors, les luttes pour le futur titre de roi de Wurtemberg, tout ce carnaval de roman policier d'opérette, n'a franchement plus aucun intérêt dès ce début pareil à une chanson épique:
"Ma grand-mère était d'Erivan. On dit que je lui ressemble, mais elle était plus belle que moi. Elle se convertit pour épouser mon grand-père dont elle était folle. Avant, elle adorait le feu, ce qui est bien la plus belle religion du monde. "
Le mal est fait, les lecteurs n'en ont plus que pour Aurore, élément naturel d'un conte pétri d'artifices !
Le feu de de sa prodigieuse grand-mère habite toujours cette ironique princesse Tumène élevée parmi les cosaques comme une chasseresse qui n'a jamais reconnue de maître ! L'envoûtement nocturne fige le jeune Français comme une mélodie de pleine-lune; le jour libère en cette Aurore des marais de la Volga une déesse de la vengeance tuant d'une balle experte celle qui l'a trahie...
Comment Raoul Vignerte élucidera-t-il le meurtre du dernier grand-duc sous l'égide du comte de Koegnismark surgi bien à propos du royaume des ombres? Comment le drame final de la guerre mondiale recouvrira-t-il de ses vagues sanglantes les remous étouffés des crimes de la cour de Lautenbourg ?
Cet âpre dénouement attend les amoureux de l'Aurore aux cheveux flamboyants sous leur cercle d'émeraudes, cette "créole boréale, à la fois langoureuse et brusque" qui emporte dans le fracas de son insolent cheval des steppes le premier roman de Pierre Benoit !
Savoir conter est une science, une passion, peut-être un don, en tout cas, ce talent jugé naïf ou facile
reste l'apanage des romanciers prêts à tout pour être aimé; autant qu'ils aiment ceux pour lesquels ils brodent la dentelle d'or et la soie chatoyante de leurs songes mélodieux et terribles...
Pierre Benoit mérite notre affection, notre amour et notre reconnaissance: grâce à ses héroïnes tempétueuses, nos volcans intérieurs ne se réchauffent-ils d'une flamme neuve ?
Ne craignez pas cet ouragan, allez à la rencontre de ces amantes aux beaux prénoms commençant par un A audacieux, ces femmes déterminées qui,  même plongées dans la nuit noire de l'oubli, ne se laisseront jamais oublier !
Axelle, Anne et surtout Aurore, celle qui aimait citer Pouchkine et Lermontov au bord de sa Caspienne natale là où, près de Bakou, se dressait un temple élevé en hommage au feu...

Un chant des "Fleurs du mal" en mélodie de fin :

"Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis
Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ?
O serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !"

Puisse les belles amours littéraires porter bonheur aux amants désunis et aux amoureux séparés !

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse



Un visage qui aurait sans doute emporté l'imagination de Pierre Benoit amoureux de ses héroïnes !

jeudi 26 novembre 2015

Le savoir-vivre des amoureux : "L'art d'aimer" du poète Ovide

Voici la bagatelle de vingt siècles, Ovide, le plus aérien, étourdissant et allègre des auteurs latins eut la judicieuse sagesse d'aider les novices dans "l'Art d'aimer".
Cette audace délicieusement louable lui valut les foudres de l'Empereur Auguste, l'exil et un immense succès.
L'amour traversant les âges sans se faner, "l'Art d'Aimer", poème subtil, parfois un peu égaré vers un charmant libertinage, mais ne perdant en aucune de ses souriantes pages le sens de l'élégance et la délicatesse du style, enchante par sa faconde et instruit avec fougue. C'est certainement une voie fort plaisante si l'on ose se lancer dans l'étude de l'amour et du latin.
"S'il est quelqu'un de notre peuple à qui l'art d'aimer soit inconnu, qu'il lise ce poème et, instruit par sa lecture, qu'il aime."
Le principe est clair, suivons notre maître en amour...
Le premier livre consacré à cet art particulier avoue la vocation d'un guide à l'esprit pragmatique: où se cachent les femmes ? Comment les conquérir ? Ensuite, Ovide, se consacre aux méthodes soigneusement calculées afin de conserver cet amour si capricieux... Enfin, le poète, emporté par sa bonté naturelle accepte de confier aux faibles créatures, que faisaient semblant en ces temps lointains d'être les femmes, les recettes élémentaires d'une efficacité redoutable, indispensables à toute séductrice bien née, intrépide et déterminée...
En l'an 2015, cet enseignement reste infiniment précieux ! Tant d'erreurs sont à éviter si l'on navigue en mer amoureuse, toujours dangereuse et aussi aventureuse en l'an moins I de notre ère qu'à l'aube de l'an 2016...
D'ailleurs Ovide avertit  ses élèves sans ambages:
"L'amour est une espèce de service militaire, arrière, hommes lâches ! ce ne sont pas des hommes pusillanimes qui doivent garder ses étendards".
Quel plaisir de citer les mots latins: "Militiae species amor, discedite, segnes. Non sunt haec timidis signa tuenda viris. "Une goutte de langue latine ne tue pas, cela peut même ranimer...
La même épineuse interrogation, de nos jours comme au temps d'Auguste, accable les séducteurs débutants: où sont les femmes ? Partout et nulle part ! Quel champ de séduction est-il à moissonner en priorité ? Ovide suggère avec force les théâtres, le forum et les promenades en plein air, rien de très neuf, et les pérégrinations de l'amour ne changent guère ! Les dîners sont également une occasion propice, il est recommandé d'user du bon vin sans en abuser;
"le vin prépare les cœurs et les rend aptes aux ardeurs amoureuses; alors naît le rire, alors le pauvre prend de la hardiesse; alors disparaît la douleur, ainsi que nos soucis et les rides de notre front. Alors les âmes s'ouvrent..."
Mais, quelle déconvenue risque de frapper l'amoureux quand la lumière du jour donne la cruelle vérité des beautés nocturnes ! Méfiance et prudence ! Par contre, les bains de mer et les villégiatures promettent une multitude d'heureuses rencontres... Or, une fois la belle dénichée, le plus périlleux ne reste-t-il à inventer ? L'apprenti en amour doit avant toutes choses garder une inébranlable confiance en son pouvoir de séduction, au diable les complexes !
"Que ton esprit soit persuadé que toutes les femmes peuvent être prises: tu les prendras; tends seulement tes filets ". Frisons-nous l'inconvenance ?
Le poète n'hésite pas à prouver la facilité féminine en faisant le récit des égarements d'amantes aussi folles que légendaires; et de conclure à l'attention d'un séducteur ignorant:
"va ! n'hésite pas à espérer triompher de toutes les femmes; sur mille, il y en aura une à peine pour te résister".
Ces affirmations arrogantes comblent d'optimisme les uns et agacent terriblement les autres.
La cause féministe n'existait pas de façon officielle sous le règne de l'empereur Auguste, toutefois, il serait amusant d'imaginer les vengeances des matrones romaines à l'égard du très présomptueux poète. Au moins, cet avis péremptoire ragaillardit-il les jeunes hommes timides... Les étapes de la course à l'amour se succèdent à la vitesse de la marée montante, compliments, bonne humeur, prières, et, le nerf de la guerre: le cadeau d'anniversaire ! Immuable tactique !
Le trop lucide Ovide essaie d'ouvrir les yeux des innocents amoureux.
Attention aux ruses féminines !
"prends bien garde à l'anniversaire de ton amie ! Tu auras beau t'en défendre, elle t'arrachera quelque chose ! "Quelle perfidie ! Heureusement, le poète précise l'extrême importance de l'outil de séduction le moins coûteux du monde: l'écriture.
Parler d'amour, c'est bien, l'écrire c'est provoquer l'émotion, l'ivresse, la satisfaction de la vanité, donc la victoire totale.
"Que la cire porte des compliments qui respirent l'amour..." De nos jours, que les emails insufflent l'amour ! les moyens différent, l'esprit demeure.
Le sage professeur continue doctement à convaincre ses élèves disciplinés et attentifs, quand on aime, on aime toutes les femmes, "vous trouverez mille âmes diverses, pour les prendre, employez mille moyens."
Ovide désire-t-il fonder une école des "Don Juan "avant l'heure ?
Ne croit-il donc nullement à l'amour unique ? Se moque -t -il du sentiment ? Ou ce premier livre de "l'Art d'aimer" cherche-t-il surtout à nous amuser par son parti-pris de l'ego masculin ?
La revanche féminine éclatera en fanfare dans les préceptes du livre troisième.
Quel soulagement !
Enjoué, persifleur, libertin, le livre deuxième est un remontant idéal pour jours d'hiver. Mais, le dernier ouvrage l'emporte par sa drôlerie et son infernal sens de la psychologie féminine... Toujours fanfaron, toujours aimable, Ovide, cette fois annonce un programme admirable": Je vais apprendre aux femmes comment elles se font aimer."

Le poète dépeint les amoureuses sans craindre de montrer une légère pitié à l'égard de ces malheureuses souvent trompées, souvent abandonnées, toujours angoissées. Finalement, si elles se laissent abuser, cela s'explique par leur tempérament délicat, "il n'y a guère de perfidies à leur reprocher" s'empresse d'affirmer notre maître en leçons d'amour. L'essentiel fait cruellement défaut à ces fragiles créatures: "on les livre sans armes aux hommes bien armés".
Mais, Ovide comble l'effrayante ignorance féminine en n'omettant aucun détail, insignifiant en apparence, décisif en réalité. Sa philosophie a traversé les siècles: "pendant que vous le pouvez, et que vous êtes encore au printemps de la vie, amusez-vous; les années s'en vont comme une eau qui s'écoule; l'onde qui a passé devant vous ne remontera plus à sa source". Afin d'oublier cette loi implacable, il faut vivre et vivre c'est aimer, autrement dit savoir se faire aimer... Surtout, ne pas se négliger.
Soigner son visage, mais cacher ses pots de crème ! Arranger ses cheveux, parfois en s'évertuant à leur donner une sauvagerie naturelle qui aura exigé des heures: "l'art ne fait qu'imiter le hasard". Au contraire du choix du vêtement qui requiert une savante, profonde, judicieuse et patiente réflexion... L'arme de séduction fatale est entre les mains des amantes, les couleurs ne flattent pas le teint de toutes, Ovide, inquiet de ce mal outrageusement répandu, le mauvais goût, devient péremptoire !
Il pousse la mansuétude jusqu'à suggérer cette ruse:
"De tout façon,laissez à découvert, du côté gauche, l'extrémité de l'épaule et le haut du bras. Cette vue me donne envie de couvrir de baisers tout ce que je vois "... Ne dirait-on la description d'une robe de soirée distillant une élégante force de suggestion ? Hélas ! ces attraits ne suffisent nullement !
Qu'il est long le chemin escarpé menant à la séduction... La voix doit se travailler, devenir assez harmonieuse afin de réciter de beaux poèmes, si possible crées par notre talentueux Ovide, cela tombe sous le sens.
Après la voix, les jambes, comment charmer si l'on ne sait danser ? Avant tout, le poète aurait dû commencer par cette évidence: se montrer au grand jour: "ce qui est inconnu ne soulève aucune passion"; les funérailles elles-mêmes sont propices aux brûlants regards, ciel !
A force d'efforts, de stratégie, le jeu de l'amour et du hasard irrigue l'âme, le cœur et les sens de sa symphonie d'éternel printemps... Est-ce suffisant ? Bien sûr que non ! Arriver au port ne signifie pas que l'on y restera; apprivoiser l'amour ne comble qu'un instant, comment nourrir cette bienfaisante harmonie ? Comment ôter à l'amant l'envie d'une fantaisie nouvelle ?
Ovide préconise "des armes bien aiguisées"; mais encore ? Provoquer une bonne et saine jalousie.
Cela suffira-t-il ? En tout cas, se défier des bonnes et fidèles amies ou confidentes, souvent piquées par le démon de l'indiscrétion ou la maladie de jalousie, est recommandé !
Et, tout simplement, donner des preuves d'amour... Un amant aimé, s'il ne s'agit pas d'un monstre au cœur sec et à l'esprit vide, vous aimera puisque vous le méritez. Les égoïstes  sont à fuir autant que les avares, mais vous vous en doutiez...
Ovide "magister erat": Ovide était un maître ! Et, tant que l'amour aura droit d'exister sur terre, il le restera.
Cueillez la vie à tout âge: les chênes vénérables éclatent de verdeur au printemps; l'amour est l'unique passion qui adoucisse le cœur et embellisse l'âme; seuls les esprits chagrins vous affirmeront le contraire.

A bientôt,
qui sait, en compagnie d'un poète grec,
ou d'un écrivain et diplomate français,
le vent me portera !

Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse

mardi 24 novembre 2015

Théophile Gautier ou "Le roman de la Momie"



"Le roman de la momie" est une histoire d'amour comme on n'en invente plus.
C'est aussi la découverte pleine d'embûches et de poussières d'une tombe inviolée depuis l'océan des âges.
 Trois mille cinq cent petites années séparent deux prodiges de la nature: lord Evandale, idéal britannique et Tahoser, fille d 'un grand prêtre du Pharaon qui régnait à l'époque biblique par excellence, celle de Moïse et des flots levées de la mer rouge...
Théophile Gautier l'illustre inventeur de l'utopie hiératique de l'art pour l'art s'humanise au point de renouer avec la fougue romantique de sa jeunesse excitée !
 "Le roman de la momie" nous fait quitter "l 'ornière du temps", descendre le "mur des siècles" en passant par une vallée funèbre, "terre décharnée plus morte encore que les morts qu'elle renfermait", et côtoyer la foule hétéroclite des rues de l'antique Thèbes sous le soleil d'un Dieu- Pharaon amoureux lui-même de l'étoile Tahoser.
 Chaîne de douleur et d'amour formée par Tahoser qui aime Poéri, bel hébreu s'apprêtant à fuir, et Pharaon, demi-dieu, empêtré dans son splendide isolement ,cette histoire vibrante jaillit du rouleau de papyrus déposé aux pieds d'une momie éclatante de vie dans ses bandelettes mortuaires.
Lord Evandale sera l'ultime maillon de ces amours inextinguibles; malédiction immémoriale ou bonheur ineffable d'aimer la beauté pure à l'abri de son sarcophage ?
 L'élégant aventurier cherchait confusément la conquête de l'impossible en navigant vers l'Egypte en cet été précédant de plusieurs décennies l'entrée de l'archéologue Carter au seuil de la tombe de Toutankhamon. Déjà, une légende courait bon train à propos d'une reine à l'extraordinaire opulence dérobée aux simples mortels dans les enceintes d'un tombeau inviolé. Souveraine rescapée de l'Atlantide, princesse sacrifiée par sa propre volonté ?
Femme parfaite, aimée d'un Pharaon qui la combla de trésors prodigieux ? Grâce à la ténacité d'un grec outrageusement astucieux, digne héritier d'Ulysse aux mille ruses, la réalité allait rehausser d'or, de lapis, de tempête épique et de fièvre amoureuse les fables orientales.
Tout commence étrangement là où tout se termine  à l'ouverture d'un sarcophage:
 "un cri d'admiration jaillit en même temps des lèvres de Rumphius (le savant austère engagé par le jeune Lord à bord de sa croisière archéologique) et d'Evandale à la vue de cette merveille".
 Les laborieuses étapes se dressant entre les aventuriers du monde civilisé et l'entrée dans la dernière salle du tombeau gardé sous le roc par d'invisibles puissances et bon nombre de pièges archaïques, reçoivent une inestimable récompense, elle-même estimée à vingt-cinq mille francs de l'époque, une petite fortune, par l'entêté guide, le retors, brigand, mais tenace Argyropoulos .
Celui qui, selon ces propres mots "déterre des pharaons et les vends aux étrangers. Le Pharaon se fait rare, au train où l'on y va; il n'y en pas pour tout le monde. L'article est demandé, et l'on n'en fabrique plus depuis longtemps ".
Les dieux ont eu pitié des efforts de ce grec pragmatique ! Ou, peut-être, la rencontre du jeune anglais beau comme un ange avec la princesse Tahoser, âme épuisée cherchant un vain repos, avait-elle été décidé de toute éternité... La description des salles resplendissantes, cachant perfidement l'ultime sanctuaire, regorge de détails ciselés, d'images d'une précision si extraordinaire que l'on croirait que Gautier relate ses souvenirs d'une vie antérieure.
 A cette époque,aucune tombe n'avait encore révélée tant de splendeurs, l'intuition de l'artiste s'élance au delà des travaux scientifiques en animant de poésie le palais d'une morte: ce n'est nullement une  divinité qui accueille les visiteurs blêmes d'émotion, c'est le plus anodin, le plus humain, le plus commun et pourtant inattendu des vestiges, une empreinte de pied,:
"le pied du dernier prêtre ou du dernier ami qui s'était retiré, quinze ans avant Jésus-Christ, après avoir rendu au mort les honneurs suprêmes"...
 L'or entassé, les fresques rutilantes  des parois ne sont que bagatelles à côté de ce pas immortel ! Au moment fatal où il  se présente enfin  au seuil du tombeau, Lord Evandale éprouve d'honorables scrupules qui suscitent notre sympathie tout en éveillant nos doutes sur sa prétendue vocation archéologique. L'esprit du savant amateur cède sous l'emprise immense  d'une civilisation inconnue qui ignore son nom et son rang:
 "Une main invisible avait retourné le sablier de l'éternité, Moïse vivait, Pharaon régnait, et, lui, Lord Evandale, se sentait embarrassé de ne pas avoir la coiffe à barbes cannelées, le gorgerin d'émaux et le pagne étroit, seul costume convenable pour se présenter à une momie royale. une sorte d'horreur religieuse l'envahissait ".
Mais, trop tard ! Rumphius, le professeur passionné veille !
"Le sarcophage est intact!" il n'est plus question de reculer... D'autant plus q'illuminées par les humbles fellahs, les extravagantes peintures des murs surgissent d'une nuit de trente cinq siècles "la salle dorée flamboya, des rouges, des bleus, des verts, des blancs, d'un éclat neuf, d'une fraîcheur virginale, d'une pureté inouïe, se détachaient de l'espèce de vernis d'or qui servait de fond aux figures et aux hiéroglyphes, et saisissaient les yeux avant qu'on eût pu discerner les sujets que composaient leur assemblage ".L'enchantement ne dure qu'un soupir extasié , ordre est donné de faire s'en retourner le mort à la lumière, très vite, le sarcophage trouve asile sur le bateau du lord. Les dés sont jetés... L'impavide savant, aussi sombre qu'un vieux corbeau  et aussi démuni de romantisme que ces sinistres oiseaux touche alors au couronnement de sa morne carrière.
Miracle ! Ce n'est pas une repoussante forme noirâtre cette momie, c'est la plus belle femme de tous les temps !
"Jamais statue grecque ou romaine n'offrit un galbe plus élégant ". La surprise indicible augmente encore par cette évidence folle: la momie paraît palpiter de vie, "la tête semblait endormie plutôt que morte; les paupières frangées de leurs longs cils faisaient briller entre leurs lignes d'antimoine des yeux d'émail lustrés des humides lueurs de la vie; on eût dit qu'elles allaient secouer comme un rêve léger leur sommeil de trente siècles .
"Lord Evandale espère, son âme s'envole vers celle de la reine oubliée, il guette éperdu les battements d'un cœur renaissant sous le souffle de l'amour... Hélas, une aventure archéologique vers 1850, n'a rien du conte de la Belle au Sarcophage Dormant ! Le destin  daigne toutefois envoyer une consolation à cet amoureux ayant manqué son époque: c'est le roman de la glorieuse morte, ses confidences ultimes qui  combleront l'abîme séparant deux êtres qui étaient sans nul doute faits l'un pour l'autre !
Que vont-elles nous livrer en pâture ces pages déchiffrées à  grand peine par l'enthousiaste savant Rumphius ? L'amour meurtri de Tahoser, fille du prêtre Pétamounoph, pour l'altier Poëri, hébreu fortuné, intendant de Pharaon, au temps où Moïse décidait de répandre l'effroi et la mort sur le royaume d'Egypte afin de libérer son peuple d'un joug impitoyable. Pharaon affronta l'indifférence de Tahoser, l'audace de Moïse, puis les vagues hautaines de la mer Rouge...
Ce tumulte emplit "le roman de la momie", livre écrit sur le roc et tiré des sables d'un désert appelé le préjugé littéraire !
Rien ne mérite moins l'oubli et le dédain que ce récit pareil à une descente rapide vers des hommes et femmes à la fois très proches de nos secrètes aspirations et parfaitement éloignés de nos passions et envies vulgaires, évoluant dans une civilisation chamarrée et cosmopolite décrite avec une vérité incroyablement sensible par un voyant appelé Théophile Gautier. Tahoser ainsi se détache sur les ruelles de Thèbes, silhouette menue, au pas dansant, elle se hâte car elle fuit sa demeure somptueuse, ses servantes éplorées, ses musiciennes dont les mélopées avivent sa mélancolie; elle se précipite vers la maison d'un homme d'une autre race, un hébreu qui ne la connaît, ne l'aime ni n'a envie de l'aimer.
Or, déguisée en femme du peuple, elle trouve les forces de se faire la domestique de cet homme généreux afin de frapper à la porte de ce cœur qu'elle ne comprendra jamais.
Mais Pharaon remue la citée jusqu'aux souterrains, fouille le désert, réveille les eaux du Nil et enlève Tahoser à ses chimères! Il n'exige rien, il donne tout:
"va, viens, amoncelle les pierreries, commande, défais, abaisse,élève, sois ma maîtresse, ma femme et ma reine. Si le monde ne suffit pas, je conquerrai des planètes, je détrônerai des dieux ".
 L'inhumain Pharaon se prosterne aux pieds d'une simple mortelle, il s'abaissera bien davantage quand Moïse le bravera de ses sorcelleries. Le roman suit tout à coup les remous de l'épopée biblique, l'intrigue broie les puissants et libère les faibles. Tahoser  reste seule, reine d'Egypte et privée de bonheur terrestre.
Mais, au bout de trente cinq siècles, son âme vaillante rejoindra-t-elle son corps intact dans le mausolée anglais que lui bâtira un lord sur les verdoyantes pelouses de son parc noyé de brume ?
 Gautier nous murmure la morale de cette histoire entrechoquée d'amour et de soleil:
 "l'amour n'est pas le même sous les chaudes régions qu'embrase un vent de feu qu'aux rives hyperborées d'où le calme descend du ciel avec les frimas; ce n'est pas du sang, mais de la flamme qui circule dans les veines".
Allez à la rencontre de Tahoser au cœur brûlant sous son sarcophage ! Lire Gautier fait songer à une escapade précieuse en un univers sculpté de statues de marbre blanc: c'est le refuge de la beauté idéale...
Sans oublier les galopades chevaleresques du "Capitaine Fracasse", roman fougueux d'un châtelain avide de nobles exploits en dépit de son injuste enfermement en son misérable manoir gascon !

A bientôt, vers d'autres chefs d'oeuvre qui bercèrent des générations !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

Le sauvetage de Moïse: le voyage dans l' Egypte des Pharaons ...


vendredi 20 novembre 2015

Le château hanté d'Edith Wharton !



Acheter un château, une idée comme une autre pourvu que l'on ait des goûts de poète, une charmante inconscience et l'assurance de découvrir un coffre plein d'or sur ses terres. Vous pouvez aussi être un américain cossu en voyage en Bretagne.
 Là, un ami peu fortuné vous imaginant assez robuste de cœur et patient d'âme afin de restaurer le délicieux patrimoine local  vous sourira de toutes ses dents . Avant de vous chuchoter à l'oreille, sur le ton le plus candide qui soit:
" vous devriez l'acheter ".
Ceci en vous désignant une ruine, une tour, quelques murailles; le tout accompagné de paix sous la pluie, solitude suprême, certitude de s'éveiller entouré du bavardage serein des oiseaux des champs, brisé souvent par le jargon strident des mouettes affamées.
 Cette appréciable sollicitude coulera de source si vous arborez une mine farouche, une âme d'anachorète, ou si vous méritez la brutale réputation de "diable de misanthrope"; votre  humeur froide, autrefois expansive mais depuis  irréductiblement endommagée pour des raisons trop compliquées à raconter, inspirera une confiance égale en votre futur avenir de châtelain  retiré pour l'éternité.
 Ainsi rassuré l'ami français se permettra d'insister:
 " les propriétaires actuels sont fauchés comme des blés, c'est la demeure la plus romantique de Bretagne, vous devriez l'acheter... "
Comment résister à une injonction si séduisante, à une invite si flatteuse ?
Le chef d'oeuvre en péril de votre enfance vous guette derrière son portail artistiquement rouillé, vous avez reconnu votre destin: sauveur invétéré de manoirs aux fenêtres béantes et au toit enfoncé !
Vous éclatez de fierté !
 Ne vous rengorgez pas trop vite: Edith Wharton, embusquée au fond du vieux parc "solitaire et glacé" comme il se doit, vous guette  de toute l'intensité ironique de son regard d'écrivain.
Vous l'ignorez, elle se sert de vous depuis le premier grincement du portail, vous pensiez vous appartenir, vous vous trompez: vous êtes un héros de roman et, délice, vous tenez le rôle majeur dans une histoire de fantômes...
Impétueux malgré votre âge que l'on croit mûr bien à tort, vous laissez votre bon sens au début d'une allée silencieuse. N'écoutant que votre intuition, sortie d'une grotte cachée au sein de votre cerveau d'homme raisonnable, vous sentez que le génie des lieux  ne vous témoigne aucune considération.
Vous venez de pénétrer là où personne ne vous viendra en aide.
Vous êtes dans une très mauvaise passe: on vous a fort courtoisement fait glisser au fond d'un cauchemar éveillé...
A l'instar du château de la "Belle et la Bête", le manoir breton résonne d'un vide parfait. Le gardien n'apparaît pas, l'avenue menant à la porte fortifiée s'étire à n'en plus finir, ses arbres coupent la lumière du jour; ensuite, un paysage de ruines s'étale des douves à la chapelle:
"L'endroit était ceinturé par des douves envahies de ronces et de broussailles; le pont-levis avait été remplacé par une arche de pierre, et la herse par une grille en fer".
Le spectacle a de la grandeur mais guère de douceur. Vous perdez un peu la notion du réel et tentez de vous rassurez en allumant une cigarette; seriez-vous coupable sans le savoir ?
 "Peut-être était-ce la profondeur du silence qui m'avait fait prendre à ce point conscience de mon geste. Il y avait plus encore: un sentiment d'inconvenance, de petitesse, de futilité bravache à rester assis là, soufflant mes bouffées de cigarette à la face d'un tel passé".
Comment à ce propos avez-vous eu la sotte audace de vous présenter devant ces tours aux toits dont s'échappent les ardoises avec l'ignorance d'un parvenu ?
 Vous ne savez rien de l'histoire de cette noble maison, vous n'avez rien daigné savoir, et d'ici deux secondes vous allez pâtir de votre désinvolture:
 "assurément, nulle demeure n'avait aussi profondément et radicalement rompu avec le présent ".
 Une question vous ébranle de la tête aux pieds: un humain a-t-il le droit de se mêler des affaires d'un mausolée ? Le domaine semble sa propre tombe...
 Que faire ? Fuir ? Avancer ?
Vous franchissez le pont et , l'esprit en déroute, poursuivez sur le chemin de ronde ou du moins ses vestiges:
"le reste de la demeure avait conservé sa robuste beauté ".
 Vos nerfs s'apaisent, votre passion pour les belles architectures vous sauve de cette sensation désagréable de ne pas être du tout à votre place.Vous reprenez goût à la découverte:
je parcourus la cour du regard me demandant dans quel recoin logeait le gardien. Puis je poussai la barrière et entrai ". Vous n'êtes plus seul.:
"C'est alors qu'un chien me barra le chemin ".
 Un adorable petit chien ! Un de ces chiens princiers que les dames de la cour impériale chinoise dissimulaient jadis dans leurs amples manches. Jamais apparition ne vous sembla plus incongrue ! Vous croyez que l'invisible est vaincu, vous vous trompez. Pourquoi les yeux de si exquis petit animal expriment-ils de la colère ? Vous sursautez: un chien, et un autre encore vous dévisagent maintenant: Trois chiens, non quatre, un "vieux chien sérieux qui semblait m'observer avec une profonde intensité ". Et un dernier ! Un pauvre lévrier frêle et tremblant..."
Seriez-vous victime d'une hallucination ? Ces chiens sont-ils tout simplement doués d'une nature contemplative ? Ils n'aboient  ni ne grognent... Vous en prenez votre partie. Votre exploration continue.Votre solitude vous serre le cœur. Les feuillages virent au gris, vous évoluez dans un monde clos de couleur indécise, soudain l'étrange bande de chiens vous encercle, sans intention hostile à priori...
Vous essayez de déchiffrer ce que la maison essaie désespérément de vous murmurer en vous inondant des lugubres échos de son passé. Vous devinez que les chiens sont la passerelle entre le visible et l'invisible:
 "Ils donnaient l'impression d'avoir en commun une mémoire si profonde et si obscure que rien de ce qui s'était produit entre-temps ne méritait le moindre grognement où frétillement ".
Vous brûlez, mais vous le réaliserez après coup. On se rend compte de ces choses-là toujours trop tard... aussi, dites-vous de façon ridicule à ces chiens en apparence si apathiques:
" vous avez l'air d'avoir aperçu un fantôme !"
Votre visite est achevée, mais vous êtes loin d'en avoir terminée avec ce chef d'oeuvre en péril gardé par ses chiens anémiés. Votre nuit s'appesantira entre les pages d'un grimoire livrant une furieuse histoire d'amour animale... Kervol, "la maison de la folle" vous guidera vers le bout de la nuit, les yeux rongés de visions sauvages, l'angoisse vous saisira à la gorge ! Vous tremblerez, frémirez au souvenir de votre rencontre avec l'inexplicable.
Au matin, vous accepterez l'inacceptable:
l'effroi pour compagnon de route, le fantastique pour mentor, la fidélité de cinq braves chiens pour viatique au delà de la mort... L'amour intangible d'une troupe d'animaux  sera un secret de vengeance pour les siècles des siècles dans un château hanté ! Il serait malséant d'en révéler trop... Les récits baignés par les ténèbres de l'au-delà s'insinuent en vous en libérant la peur qui seule ouvre les portes des demeures frappées par le fouet du surnaturel...
 Edith Wharton  domine du haut de son infaillible sixième sens  les entrées et sorties des voyageurs du temps: ces chiens dévoués revenant du pays des Ombres, réanimés par le désir de sauver la vie  de leur infortunée jeune maîtresse ! Cette malheureuse  était condamnée par un époux qu'aveuglait la jalousie féroce nourrissant les caractères  de sa sinistre et sournoise espèce...
Cette histoire de chiens-fantômes fascine  autant que la magnificence déchue d'un "chef d'oeuvre en péril" engloutissant les visages  de ceux qui s' abritèrent dans les replis de ses murailles. La charmante figure  de la châtelaine adoptant les chiens perdus en rêvant sans espoir à un amour interdit rejoint le mythe éternel des vies privées d'accomplissement... le long des façades meurtries par les outrages du vent et les gifles des orages les rudes pierres parlent tout bas et le passé soupire sous les ronces.
La grande romancière américaine Edith Wharton nous subjugue avec un raffinement ensorcelé !

A vous de vous égarez sur un domaine assourdissant de mystères...
A bientôt !
 vers de nouveaux itinéraires ou de nouvelles amours, un voyage triste ou joyeux,
selon le hasard littéraire, et les égarements des coeurs,

Lady Alix

mercredi 18 novembre 2015

Pouchkine ou l'art de conter: "La fille du capitaine" !



C'est à son plus grand poète lyrique, Pouchkine, que la Russie doit son premier roman historique:
 La fille du capitaine". Sous l'émouvante forme d'un manuscrit familial, le récit dépouillé de guirlandes fleuries raconte avec une franchise désarmante les aventures d'un jeune aspirant-officier, en 1773, au moment précis où l'Oural souffrit des exactions du révolté Pougatchev, un fou et un imposteur prétendant être l'ancien tsar Pierre III, époux  de la Grande Catherine.
Ce chapitre particulièrement  sombre de l'histoire russe resurgit à la manière d'un conte mettant aux prises un jeune héros au cœur pur et une sorte de démon incarnant le mal. Et, le bien l'emportera, l'amour pur vaincra. Mieux encore,perdurera dans les mémoires la figure maternelle d'une impératrice cherchant à faire le bonheur de ses humbles sujets anoblis par un héroïsme sorti de l'âme au sein des périls. Pouchkine tire du passé des personnages si vrais, parfois drôles, parfois sinistres, qu'il s'efface lui-même de l'action. Le grand poète disparaît sous les événements ordinaires ou extraordinaires décrits sur le ton le plus concis par l'écervelé, impulsif et infiniment aimable Griniov, héros doué d'une sympathique naïveté et dont le caractère s'affirme à chaque page.
Roman de la rédemption, "La fille du capitaine" est un hommage rendu au peuple russe, aux petits que leur courage, leur loyauté, leur dévouement rendront grands.
Contrairement à "Guerre et Paix" pourtant inspiré de ce roman, ou aux belles intrigues languissantes et désespérées de Tourguéniev, admirateur fervent de "La fille du capitaine", le beau rôle est donné à des gens sans haute position, des gens sans importance, ceux qui sont la chair et le sang de la "petite histoire", à côté des sursauts de la "grande". D'abord le jeune officier Griniov.
 Qui est-il au juste ?
Un charmant fils de noble de province, un doux rêveur que la sage volonté paternelle arrache au confort d'une vie de gentilhomme pour l'exiler dans un fort isolé de l'Oural: Bélogorsk. Le pauvre jeune homme se plaint sans honte:
" C'en était fait de mes brillants espoirs ! Au lieu d'une joyeuse vie à Pétersbourg, c'était l'ennui mortel qui me guettait dans une région perdue et déserte. Le service militaire, auquel je venais de songer avec un tel enthousiasme m'apparut soudain comme une catastrophe. "
Mais, un bon fils ne se révolte pas contre son père ! Griniov obéit ! une consolation lui est octroyée en la rugueuse personne de son valet fidèle autant qu'un chien de garde: le vieux Savélitch.
Le bon serviteur se lamentera tout de suite: on n'est qu'au début de l'équipée et déjà l'étourdi Griniov perd cent roubles au billard ! On repart et, cette fois, la neige brouille les pistes.
Comme un enchanteur délégué par une puissance surnaturelle, voici qu'un vagabond propose son aide . L'instinct du brave Slavélitch lui commande de se méfier. Griniov ne voit là qu'un acte désintéressé qu'il récompense par un geste jugé aussitôt insensé par son serviteur: le don au pauvre hère de sa pelisse en peau de lièvres. Geste fort courtois qui aura des conséquences absolument imprévues dans un très proche avenir... En attendant la colère du serviteur inonde le paysage:
"Tu ne crains pas la colère de Dieu, Bandit que tu es ! Tu vois bien que l'enfant n'a pas atteint l'âge de raison et tu en profites pour le plumer "! La forteresse de Bélogorsk est enfin en vue. Cruelle déception !
Griniov se sent trahi.
 "je ne vis rien, sinon un petit village entouré d'une palissade en bois ". Quand aux moyens de défense, ils semblent excessivement rudimentaires: "Près de la porte, j'aperçus un vieux canon en fonte ".
 Le fort est non seulement misérable mais à la merci d'un audacieux brigand comme le révolté cosaque Pougatchoff dont les crimes épouvantables ensanglantent déjà une région assez proche...
Nul ne s'en doute encore mais le brigand ne va pas tarder à faire entendre sa voix redoutable. L'écervelé Piotr Griniov pour le moment se présente à son poste; voici la garnison, une troupe d'invalides en haillons commandés par une femme énergique: l'épouse du capitaine en personne ! Situation jugée remarquablement naturelle par tout le monde y compris le brave lieutenant Ivann Ighanatich, la douce, timide, rougissante Maria Ivanovna, fille unique du capitaine  et le malotru de service, un certain Chvabrine, sous-lieutenant déporté à Biélogorsk pour mauvaise conduite.
Afin de tuer le temps, Griniov accepte de faire prendre l'air à son épée, avec le charmant prétexte de sauver la discrète Maria des calomnies de Chvabrine dont elle a maladroitement repoussé les avances. La commandante, en femme intelligente, envoie l'aspirant amoureux et blessé au lit, et son attaquant en prison. La douce Maria met tout son cœur à soigner l'héroïque défenseur de ses vertus et ce qui devait arriver quand le destin réunit deux jeunes gens âgés de vingt printemps et ayant reçu la meilleure des éducations ne tarde pas plus d'une journée:
 "Maria Ivanovna ne me quittait pas. Aussi profitai-je de la première occasion pour reprendre ma déclaration interrompue, et cette fois-ci Maria m'écouta plus patiemment. Sans la moindre affectation, elle me fit l'aveu de son inclination ".
 Cette jeune fille montre sa force de caractère, malgré son peu d'expérience, la rigueur de son éducation, elle ose la franchise. Pas une minute elle ne jouerait la coquette ou l'effarouchée, oui, elle aime Griniov de toute son âme simple et bonne. Elle l'épousera si leurs parents leur donnent leur bénédiction ! Le jeune Griniov, exalté et heureux, écrit la lettre de sa vie:
 "si persuasive, si touchante que Maria ne douta plus de son succès ".
 Tout est-il au mieux dans la misérable garnison ?
Hélas ! La tempête gronde ! D'abord l'aristocratique Grinoiv-Père inflige une inutile vexation au jeune couple, même le dévoué serviteur Slavélitch est obligé de prendre la plume afin de plaider sa cause en termes outragés aussi savoureux qu'émouvants:
"Je ne suis pas un vieux chien, je suis votre fidèle serviteur et je vous ai toujours servi avec zèle jusqu'à mes cheveux blancs. Et vous daignez écrire que vous allez m'envoyer garder les cochons, c'est comme il plaira à votre volonté de maître."
Quel domestique français à la même époque aurait-il pu s'exprimer de cette manière loyale et franche? L'heure n'est plus aux disputes familiales, le rebelle Pougatchoff, mystifiant les paysans crédules et avides de miracles en se faisant passer pour le Tsar Pierre III, avance droit sur l'humble forteresse !
 C'est la ruine assurée ! Qu'importe ! Capitaine, "commandante", lieutenant et bien sûr le pauvre aspirant pris au piège, décident de lutter jusqu'à la mort, pour l'impératrice  et la l'honneur de la Russie.
 Le combat  est raconté avec une précision qui en oubliant toute envolée héroïque ne parle que de la bravoure extrême du plus petit nombre: tous les soldats fuient ou se comportent en lâches prêtant allégeance au chef des brigands, installé sur un fauteuil en guise de trône absurde. Seuls, sacrifiant leurs vies après avoir prononcé ces paroles nettes et fières:
"Tu n'es pas mon souverain, tu es un voleur et un imposteur !", refusent de se soumettre le capitaine, sa courageuse épouse et le vieux lieutenant. C'est au tour de Griniov d'être attaché à la potence, tentant de ne pas céder à la peur, tentant de ne montrer aucune faiblesse, il adresse au Ciel ses prières, et, il est entendu !
Un inexplicable miracle se produit !
 Sa vie est épargnée sur l'ordre du barbare tueur, voleur et imposteur !
 Le monstre serait-ému par la jeunesse de Griniov ?
 Ou, se rendrait-il à la supplication ingénue du brave Slavélitch, ne pas gâcher la vie d'un fils de riche capable de fournir une rançon ?
Le mystère s'éclaircit assez vite:
 "As-tu oublié cet ivrogne qui t'avait soutiré ta pelisse à l'auberge ?"
C'était l'infâme Pougatchov !
 Ce bienfait a donc sauvé Griniov ! Et va également déclencher une cascade violente d'ennuis en tout genre... Mais, l'amour et l'honneur triompheront ! La route est longue avant ce beau couronnement... Maria, en butte aux menaces du dévoyé et traître Chavbrine, supplie Griniov, retourné combattre aux côtés de la garnison la plus proche, Orenbourg, de la tirer des mains du voyou.
 Griniov se fourre par amour dans la gueule du loup... le pauvre amoureux tombe au pouvoir de Pougatchov, ses cosaques n'ont qu'une envie: en finir avec ce jeune arrogant qui se croit l'ami de leur chef !
 L'imposteur se montre soudain sous un jour bien étrange, le voici compatissant aux amoureux , libérant Maria , rendant sa liberté au jeune Griniov et , se risquant à la confidence .
Pourquoi tant de clémence ?
 "Tu comptes marcher sur Moscou ?" ose demander Griniov dans la "kibitka" qui les emporte vers Maria et sa délivrance:
"Dieu le sait . Ma rue est étroite ; je n'ai pas mes coudées franches . Mes gars font les malins .Ce sont des voleurs . Au premier échec , ils sauveront leur cou au prix de ma tête".
Hélas ! Maria est retrouvée, malade, affamée, prisonnière maltraitée de l'odieux Chavbrine.
La situation se dégrade, l'atmosphère devient trouble, Griniov réalise que la chance l'abandonne, il  s'adresse en hâte au brigand:
 "Ecoute, Dieu m'est témoin que je serais heureux de te payer de ma vie ce que tu as fait pour moi.Tu es mon bienfaiteur, achève ce que tu as commencé: laisse-moi partir avec la pauvre orpheline et nous prierons Dieu chaque jour pour le salut de ton âme pécheresse. "
Griniov, c'est tout à son honneur, ne s'abaisse pas, il propose une belle action au pire des humains, il ne passe aucun pacte avec le diable, il se contente de mots simples et par là même chargés d'une audace inouïe: il promet de prier pour l'âme du criminel !
Les cœurs purs sont parfois exaucés , du moins en Russie...
 Le jeune couple s'éloigne en paix !pour le moment ...Car le pire survient: Griniov est arrêté par l'armée régulière et menacé de l'exil en Sibérie !
 Maria veut rétablir l'honneur de son fiancé. Cette provinciale qui n'a jamais rien vu annonce, comme s'il s'agissait d'une escapade futile, qu'un voyage à Saint-Pétersboug lui paraît indispensable.
Elle part ainsi, guidée par sa foi inébranlable en sa bonne étoile...
Celle-ci descendra des espaces stellaires sous la forme arrondie et l'allure réconfortante d'une aimable dame assise sur un banc du parc entourant le palais de Tzarskoïé-Sielo, la villégiature impériale .
Cette dame a l'air si tendre, si généreuse, si maternelle que la naïve Maria lui avoue toute l'histoire; son Griniov n'a fait que défendre l'impératrice et la Russie ! et elle-même sa douce fiancée ! Ce n'est pas un traître, c'est un héros de l'ombre !
Comment le faire savoir à La Grande Catherine, la mère du peuple russe ?
Le roman s'amuse alors à se métamorphoser en conte de fées: la dame bienveillante, d'un coup de baguette, se transforme en impératrice, Griniov est rendu pur comme la neige à sa radieuse Maria, et "ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants"!
"La fille du capitaine" est un récit d'une merveilleuse sobriété, exaltant la résistance des humbles, le panache des obscurs, l'honneur des héros de tous les jours.
 Pouchkine redonne force, espoir, courage.
 Le lire devient acte de foi en nos jours de tristesse révoltée...

A bientôt,

Lady Alix
"Jeune fille tressant ses cheveux"Alexei Korsuchin, Kiev, Musée d'Art russe

samedi 14 novembre 2015

Sandor Marai: Les Braises" ou l'amour puni



Le roman de Sandor Marai, "les Braises" évoque un tableau aussi chargé d'élévation austère et de grandiose mélancolie que "le Voyageur au-dessus de la mer de nuages"de l'expert en paysages vibrant d'un souffle spirituel, Caspar David Friedrich.
 Replié dans sa citadelle de solitude, son château ancestral hongrois, encerclé de bois noirs où sont traqués cerfs et loups par des hommes qui font de ces battues un symbole de leur civilisation, le héros attend un événement qui le délivrera de la pesanteur des murailles autant que de l'ensablement de ses obsessions.
Fauve entravé depuis quarante et une années, cet homme fut d'abord un jeune officier couronné par la vie, de haute situation, époux d'une originale créature, libre et fière, Christine; et lié depuis l'enfance à son ami, presque son frère, Conrad, aristocrate peu fortuné, esthète et renfermé sur ses secrets. Puis, un drame obscur sépara les trois personnages en fracassant les idéaux d'amour et d'amitié, en ravageant à jamais les sentiments de fidélité et de loyauté au cœur de leur triple existence.
Une histoire banale d'amour et de tromperie ?
Le récit est bien trop subtil pour nous entraîner si bas. Au contraire, pareil au voyageur grimpant au sommet de monts escarpés, l'auteur nous fait cheminer dans un épais brouillard, éclairé ça et là de rayons de pâle lumière, avant de nous laisser contempler les morceaux de vie empilés, nuages palpitants d'amour invaincu massés autour de l'officier devenu un vieux général.
Les "Braises" sont l'ultime équipée mentale d'un homme qui, en compagnie de celui qui fut autrefois le meilleur et le pire des amis, adossé contre la mort, regarde du haut de la montagne de ses regrets, rouler les amples vagues du passé.
Tout commence de la façon la plus naturelle du monde: un loup humain revêche, un général taciturne et maussade, reçoit un ami oublié, un certain Conrad disparu voici quarante et une années, au lendemain d'une partie de chasse bien singulière... Cette nouvelle suscite l'étonnement des domestiques et la désapprobation de la confidente du châtelain: sa nourrice, celle qui sait tout, voit tout, devine tout, l'émanation des murs et l'esprit des lieux réunis en une créature presque ensorcelée ou carrément sorcière.
 C'est la seule à oser demander au général: "que veux-tu de cet homme ? "
 Mais le vieux général insiste, ces retrouvailles sont la clef de sa paix intérieure, elles lui offrent une revanche, peut-être une vengeance, pour le moment, elles signifient l'unique sens de ce qui lui est accordé de vivre. La nourrice prend soudain pitié de lui. Son caractère franc et intègre la pousse à révéler les derniers mots de cette mystérieuse Christine dont le portrait a été ôté du château, cette épouse reniée pour une faute ancienne:
 " Il faut que je te dise une chose. Quand Christine fut sur le point de mourir, elle t'a réclamé.
Elle était seule avec moi, c'est toi qu'elle a appelé. Je te le dis pour que ce soir, tu ne l'ignores pas".
La nourrice vient d'armer le général... Il est maintenant prêt au combat.
Le dîner réclamant une foule de soins, de laquais en habits "à la française", un menu particulièrement élégant, n'est qu'un leurre; c'est d'un duel qu'il s'agit. Peut-être même assorti d'une mise à mort.
 La conversation débute pourtant de façon courtoise; le général reste faussement bienveillant, Conrad semble confus, embarrassé des insinuations polies et perfides à la fois de son ancien ami. Tout à coup, il réalise la mort de Christine et le trouble qui s'empare de lui le met à la merci du général:
"la vérité est que durant vingt-deux années tu m'avais haï, dit-il d'une voix forte".
Et le général, profitant de la déroute de Conrad, incapable de nier, avance sans pitié:
"Tu me haïssais parce que je possédais ce qui te faisais défaut".
La fortune, l'estime d'un milieu, et surtout cette femme qui fut aimée de l'un et aima l'autre; douée d'une puissance de fascination involontaire  et d'une indépendance d'esprit funeste, Christine fut la victime sacrifiée sur l'autel de deux caractères égoïstes et gonflés d'orgueil démesuré. Comment ne pas avoir eu le courage de pardonner à cette femme si rare ?
 Le général l'aime toujours follement, soudain, son passé l'enivre et ses mots coulent tendres et apaisés:
"Elle accueillait tout ce que la vie pouvait lui offrir avec la joie candide d'un enfant. Personne ne savait toucher ni manier une belle étoffe ou un jeune animal aussi parfaitement qu'elle. Hommes et bêtes, astres du ciel et livres, tout parvenait à la toucher. Personne qui sût comme elle se réjouir des manifestations simples de la vie ".
Hélas, cette adorable créature aimait l'ami du général, l'impavide et distant, le froid Conrad qui cachait ses pensées et dont le cœur était aussi agité et profond que les abysses de l'océan.
Conrad  menant une vie inconnue dans une maison inconnue qui pour le général, le matin de la fuite inexplicable de ce bizarre ami d'enfance, fut une révélation. Il se trouva face au miroir de l'âme de cet homme qui avait peut-être tenté de le tuer la veille en profitant d'une partie de chasse...
"J'ai compris que tu étais véritablement un artiste. Je me suis rendu compte à quel point tu devais te sentir étranger parmi nous. Cette demeure te servait de refuge comme le château-fort ou le monastère sert de retraite aux êtres isolés. Tu accumulais dans ton foyer tout ce qui était beau et noble... des tentures, des tapis, des objets anciens, des meubles et des étoffes rares."
Mais, en dépit des fantaisies de cet homme de goût,
la brutalité des faits demeure intacte après ces quarante et une interminables années d'attente mutuelle: Conrad voulait fuir avec l'épouse tant aimée de son ami et, pire abattre celui-ci  comme un vulgaire gibier. Le général en réalité n'est torturé que par une question, il la pose, en tremblant d'en connaître la réponse:
 "Christine, le jour de la chasse, savait-elle que tu voulais m'assassiner ?"
 Le récit palpite maintenant au rythme de l'angoisse de l'un et du silence de l'autre. Le fantôme de Christine se glisse doucement entre les deux hommes qui l'ont abandonnée, l'un par lâcheté, l'autre par fierté: Conrad s'est enfui, le général s'est retiré au fond des bois, dans son pavillon de chasse jusqu'à la mort solitaire de la jeune femme, mort désirée, réponse donnée aux deux êtres aimés en dépit des remords et des regrets...
Sous les braises flambe la passion, la morale de l'histoire est-elle prononcée par la voix autoritaire du général  ou par celle presque inaudible d'une femme fragile qui commit le crime de croire à un impossible bonheur ? Une femme passionnée et sincère qui ne joua jamais mais tomba dans le piège d'un être lâche et vide, un homme isaississable et insignifiant: le précieux et sournois Conrad !
Pour cette Christine si égarée, son amour interdit venait d'un lien douloureux et incassable, elle en avait la certitude folle et perpétuelle. Sa mort causée par le chagrin de l'absence, le vide cruel laissé par le départ odieux de celui qu'elle aimait plus que tout au monde, scella sa rédemption .
 "Es-tu d'avis  que ce qui donne un sens à notre vie c'est uniquement la passion, qui s'empare un jour de notre corps et, quoiqu'il arrive entre-temps le brûle jusqu'à la mort ? Crois-tu aussi que notre vie n'aura pas été inutile, si nous avons ressenti, l'un et l'autre cette passion ? Sommes-nous ridicules si nous pensons, l'un et l'autre, que, malgré tout, la passion s'adresse à une seule personne ?"
La passion ?
Ce mot vibrant , Conrad peut-il en mesurer l'intense force , la verdeur éternelle et cruelle ?
 On a du mal à le croire ! prudent et mesquin, il est revenu au château, vaincu par la vigueur mentale, le courage du vieux général, il s'en est retourné.Cette fois, la porte du château se referme sur ce couard élégant pour toujours.
L'homme qu'il avait trahi autrefois, l'époux de la secrète Christine, l'a emporté dans cet étrange duel.Mais le général reste face à sa solitude, en dépit de l'assurance que le dernier rêve de sa trop romanesque épouse s'envola vers lui et non vers l'égoïste et pleutre Conrad.
Ces quelques vers énigmatiques de Gérard de Nerval  résonnent en longs échos après la lecture de ce roman d'une poésie poignante et d'une acuité souvent cruelle:

"Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé,
Le Prince d'Aquitaine à la tour abolie:
Ma seule étoile est morte et mon luth constellé
porte le soleil noir de la mélancolie".

Osez "les braises", pour la musique des mots, le talent d'un écrivain infiniment sensible,
et le poignant souvenir d'un amour impossible,

A très bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse

Lady Alix


mercredi 11 novembre 2015

Martial, héros des "contes de la demi-brigade": le fringant brave-coeur de Jean Giono


En 1952 ,Jean Giono, l'homme de Manosque, écrivain farouche et entier, portant son idéalisme à la pointe du sabre, décide d'en finir avec les nébuleuses envolées philosophiques .
Il était temps! certains de ses romans frôlant l'ennui parfait , à la différence de la saveur lyrique de "Colline", son premier récit écrit sur les ailes du vent dans les senteurs de myrte et de thym de sa Provence encore intacte...
Sur les traces de Fabrice, le héros traînant tous les cœurs et chevauchant vers toutes les épopées, chevalier étourdi et fou d'amour de la "Chartreuse de Parme", voici soudain Angelo, le "hussard sur le toit "traversant comme un brigand, un prince, un amoureux, la Haute-Provence attaquée par un ennemi  atrocement visible: le choléra.
La France est prise d'un vertige de l'amour envers ce jeune fou cherchant le bonheur, quête stendhalienne obligatoire pour tout individu littérairement constitué, dans sa chevauchée fantastique, héroïque, et enflammée par le visage de déesse guerrière de la frêle et opiniâtre petite marquise de Théus.
Un peu après, en inventant les fougueuses nouvelles ou "récits de la demi-brigade, Giono lance un second chevalier, Martial,l'ancien héros d'un roi sans divertissement" plus mûr, plus détaché, mais riche de l'intense passion de vie animant le jeune et bondissant Angelo. Ce gentilhomme d'aventures est le capitaine de la demi-brigade de la gendarmerie s'évertuant à faire régner un semblant de calme sur une terre sauvage s'étendant entre les montagnes et bois épineux de la Haute-Provence des années 1835.
Brigands pillant avec allégresse les diligences locales, belles femmes osant défier la mort pour une  cause perdue, paysans rebelles, assassins de toute espèce, sans oublier la caste, jamais vaincue et  téméraire au profond de l'âme, des royalistes légitimistes s'acharnant à poursuivre leur impossible idéal de l'ancien régime par des attentats inopinés et cruels, forment une ronde intenable autour du capitaine fidèle à un roi qu'il n'a pas choisi:
."Le territoire dont j'ai la surveillance va de Saint-Maximin à Châteauneuf-le Rouge et des confins de la Sainte Baume jusque dans les bois profonds de la Gardiole, de la Séouve et du Sambuc, où l'on a pris soin de ne pas délimiter exactement mes frontières ".
Mouvementé, audacieux, le "journal de bord" du capitaine Martial ne se contente toutefois pas des orages belliqueux des romans de "capes et d'épées"; le héros rêve entre deux coups de sabre à un monde fraternel en union avec la nature, parfois embelli de figures gracieuses et, en dépit des envies mesquines et des événements sordides, touché par la grâce de l'humanisme, utopie qu'il sait parfaitement irréalisable, mais sait-on jamais...
La poignée de nouvelles formant "les récits de la demi-brigade" ne se peut dévoiler sans gâcher l'esprit d'aventure qui leur  donne vie. Il faut rêver à cheval, en écoutant craquer et bavarder la garrigue et sentir assez souvent "des démangeaisons dans la poignée de son sabre".
La redoutable petite marquise de Théus a une rivale auprès de l'impavide capitaine: la nuit provençale et ses sortilèges cachant les drames sournois; ainsi, le soir d'un bal, invitation flatteuse, un peu trop officielle, et destinée à le tenir à l'écart de manigances politiques et criminelles, le capitaine, encore sous le charme d'une valse avec la légère Pauline de Théus, reprend le sens de sa mission en respirant la Provence nocturne:
 "La petite marquise valsait si bien qu'on y prenait le plus grand plaisir, mais aucune gloire. Ce fut mon bal. Rentré à Aubagne, je repris mon cheval. Il faisait une nuit d'été somptueuse; dans les vallons frais, des rossignols attardés multipliaient les étoiles. J'aime ce chant qui est comme un silence et ce fourmillement de lumière qui est la nuit ".
Son acuité poétique ne le rend pas aveugle au complot tramé encore et toujours par le "clan légitimiste" dont l'adorable marquise est un séduisant pilier:
+ "restait à définir le regard qu'avait eu la marquise en dansant avec moi. Je l'ai dit: son habileté la rendait semblable à du vent. Qui peut se flatter de tenir le vent dans ses bras ? Son regard n'était pas un regard de victoire mais un regard intelligent. C'est autre chose; et qui ne m'apportait pas la paix dans ces vallons sonores ".
Pauline de Théus, l'amazone troublante et intrépide du "Hussard sur le toit  est une âme forte enfermée dans une silhouette gracile. La dure morale de" l'Ecossais ou la fin des héros", le récit le plus farouche  relaté par l'admirable capitaine ne s'étonnant  ni de l'épouvantable ni de l'inutile, attire l'éclat d'un soleil d''hiver sur cette jeune femme au caractère de louve romaine.
"l'Ecossais", c'est l'histoire d'un crime, d'un cas de conscience et d'un choix inhumain.
 Le capitaine Martial se trouve face à un meurtre... la routine ?
Que non pas, on a assassiné un soldat veillant sur la voiture transportant un vrai trésor public :" les fonds des Messageries et la caisse du payeur général".
L'acte est d'une barbarie révoltante et son mobile obscur:
 "il est rare que dans une opération de ce genre on cherche autre chose que de l'argent ".
 Martial reçoit l'ordre de son colonel de venger le soldat avant que leur collègue d'Aix-en-Provence ne s'empare de l'affaire dans le but d'obtenir la croix d'honneur. Un indice extrêmement bizarre va lui servir de guide.
Il s'agit d' un ravissant et sans doute fort coûteux boléro de grande dame à la mode que le capitaine a décroché d'un buisson à la pointe du sabre non loin d'une bergerie abandonnée.
En retournant à cet endroit, Martial, chevauche dans un paysage désert qui l'apaise et le libère:
 "J'étais seul. Le calme absolu qui précède les lourdes chutes de neige m'environnait étroitement. Les lointains étaient de ce bleu sombre un peu funèbre que prend la mer sur de grands fonds. Quant la solitude a ce visage, mon âme est en paix".
 A cet instant, Martial se dédouble, le valeureux capitaine au service d'un roi qu'il n'estime qu'avec une réserve fataliste, joue son jeu, celui dont les règles épousent l'action. Il est le seul maître des événements à venir et sait qu'il ne rendra de compte qu'à sa foi en  un certain sens de l'honneur et de la fidélité. La piste du boléro incongru le mène de manière aussi élégante qu'incompréhensible à la marquise.
 Celle-ci lui avoue ce dont il se doutait: le crime odieux est l'œuvre d'un légitimiste trop exalté qui du même coup a rompu avec l'honneur du combat. Le coupable ayant eu la triste lâcheté du silence, un sacrifice est nécessaire afin de payer comme il se doit cette dette honteuse.
Pourquoi ces révélations ?
A cause du caractère particulier de Martial:
"nous avions besoin de quelqu'un qui comprenne un certain état d'âme ".
Une victime innocente doit payer pour laver le groupe entier des légitimistes d'un acte barbare salissant la pureté de leur idéal; l'époux de la petite marquise s'étant proposé, sa femme supplie le capitaine:
 "tuez-moi à la place de mon mari. Vous préférez que je me tue moi-même ? "
Martial admire ce détachement antique face à la mort, il admire mais ne veut tuer personne.
Ni la délicieuse gravure de modes au cœur de tigre ou de loup, ni son distingué époux, pas davantage leur compagnon d'armes écossais, descendant d'une lignée habituée à donner son sang contre l'ennemi anglais...
 "Pourquoi ne vous êtes-vous pas fait sauter la cervelle sans histoire ? demande-t-il à l'imposant marquis ? Et l'autre d'expliquer que le capitaine a été choisi comme créancier de la dette du sang...Martial réclame un autre paiement: la vie. Il oblige ces aristocrates à la pire des déchéances: ne pas mourir ! Le destin décidera à sa place...
Mais, cette rencontre avec la marquise ivre d'honneur et d'amour marque le récit du sceau du romantisme absolu !
Héros malgré lui, optimiste et joyeux coûte que coûte, le capitaine de cette mythique demi-brigade galope, sabre au clair, à la recherche du bonheur né de l'action juste et de l'amour d'une terre nourrissant l'homme de beauté toujours intacte, renouvelée, miraculeuse...
Les vieux classiques procurent souvent des joies neuves !

A bientôt, peut-être vers la Russie ou vers un château en Hongrie encerclé de bois noirs où courent les loups...

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse