mercredi 30 septembre 2015

Vernissage mondain et malédiction amoureuse: "Daphné Adeane"



Il faut se méfier des vernissages, condensés humains, miroirs des passions, reflets élégants d'une réalité cruelle, ces réceptions en apparence anodines contiennent souvent les parfaits ingrédients d'une tragédie.
 Un roman nous guide, à la façon d'un fil d'Ariane, des beaux quartiers d'un Londres coquet et bavard comme un village, bruissant et florissant entre ses jardins, ses galeries, ses loges de  théâtre, son écume diplomatique et sa vie mondaine, au début du XXéme siècle, vers les secrets des âmes et les voltes des destinées .
Maurice Baring, écrivain très "vieille-Angleterre", tiraillé par sa manie romantique d'un autre âge et les devoirs de sa fonction d'attaché d'Ambassade, se mit en tête de raconter l'histoire d'une femme en tout point parfaite ,ayant obtenu l'enviable statut d'oeuvre d'Art en hommage à sa courte et assez vide existence.
 Or, cette morte dont tous les hommes restent fous va reprendre vie au point d'influencer la  recherche de l'amour au sein d'un cercle étroit dont les membres sont conviés, un  matin de mars 1910, au "340, Bond Street".
"Daphné Adeane" attend ses visiteurs du haut de son chevalet...
La première à se rendre à ce charmant rendez-vous  est une femme du monde; une exquise lady, déjà revenue de beaucoup de choses. Une créature transparente en apparence qui cache, sous son charmant sourire, une liaison fort dangereuse avec un jeune homme à la carrière encore incertaine; mais tuant son prochain par sa rare distinction ! une parfaite lady amante d'un impeccable gentleman...
 Hyacinth Wake est  connue dans les milieux artistiques et littéraires au contraire de son époux, avocat compassé faisant montre d'une réserve éminemment britannique.
Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes en ce délicieux matin de printemps, sauf au moment du départ; l'époux a un geste inattendu, l'harmonie se rompt, mais serait-ce l'imagination de Hyacinth qui s'emballe ? Son mari, Basil, ne désire guère assister au vernissage, elle n'en a nul regrets car son "valet de coeur",
 Michael Choyce, a promis de l'y rejoindre.
Un grain de sable risque-t-il de se glisser dans une situation acceptée tacitement par leur entourage bienveillant ?
 Originale et sûre d'elle, Hyacinth sillonne Picadylly, la rue Saint-James, achète des fleurs, respire le parfum du Parc et laisse en chemin "ses sombres pressentiments ".
Michael est bien à l'heure. Par acquis de conscience, les deux amants jettent un regard poli sur une exposition décevante de prime abord. Soudain, un tableau efface le décor: le portrait d'une jeune femme brune implore, envoûte, quémande ou cherche on ne sait qui ou quoi :
"C'était un portrait que l'on pouvait considérer comme on considère une eau dormante; après quoi on
éprouvait le sentiment de n'avoir encore rien vu ".
En retrait, soudain conscients que le souffle de la destinée fait sa subtile entrée grâce à ce visage gardant son surprenant mystère, les amants observent, écoutent et, par petites touches, le fantôme de Daphné Adeane  sort de sa toile...
"Elle ne plaisait pas à tout le monde: mais c'était une beauté qui s'emparait de vous peu à peu, elle vivait très solitaire, elle était très intéressante à regarder, mais c'était tout. La beauté et puis rien ...Elle ressemblait à un oiseau."
Soudain, l'époux de Hyacinth  arrive tranquillement, et, imperturbable, souriant, enlève la jeune femme, sans un mot de trop; mais son attitude suffit à établir un mur infranchissable... Hyacinth comprend qu'il ne sera plus question de Michael...
"Non, ma chère, dit  Basil, il n'y a pas de place pour Michael."
De son côté, Michael ressent une émotion  bizarre  en étant présenté à la jeune fille d'une lady intimidante:
"un rayonnement extraordinaire qu'il ne put définir sur le moment "...
Or, il apprendra vite que les amis et fervents admirateurs de cette énigmatique Fanny Weston la voient ainsi qu'un reflet de l'inoubliable Daphné Adeane, un double moins pourvu en douceur et
pouvoir romanesque, mais tout aussi fascinant...
Comme si le ciel lui-même le décidait, doté de l'approbation irrationnelle de son amante, des amoureux de Daphné et d'un aréopage de ladies  autoritaires, Michael se fiance à Fanny.
A Fanny ou  à l'image vivante d'une beauté envahissante ?
"Vous me rappelez tellement un portrait..."
En réalité, Michael regrette Hyacinth, le jour, la nuit, au détour de chaque rue, lors de chaque invitation, son coeur manque de s'arrêter, il croit la retrouver, elle s'échappe.
Marié à une femme qu'il ne comprend en rien, il joue la comédie du mariage idéal sans se douter que Fanny l'imite, l'amertume à l'âme. Elle sait, elle souffre, elle se tait. Jusqu'à ce jour où en parcourant le carnet mondain du Times, elle voit quelque chose qu'il faut cacher...
Hyacinth est morte. Michael récupère le journal dans le dos de sa femme et lit la sinistre annonce:
"Le monde lui parut  tout à coup recouvert d'un voile sombre et, pour la première fois,il eut la sensation d'avoir enseveli sa jeunesse, et avec elle les rêves, les espoirs, la joie, l'amour, l'avenir ... il ne lui restait rien à attendre."
Sauf l'existence conjugale en compagnie d'une femme entourée par un cercle d'écrivains ou d'artistes qui célèbrent en elle le renouveau de Daphné Adeane...
Michael et Fanny mènent alors leurs vies de façon fort active, il devient député, elle l'admirable et insipide épouse d'un homme politique.
Mais leur mariage est un échec. Autour de leur couple la ronde des adorateurs de Daphné ne cesse pas un instant.
Fanny essaie de percer le mystère de ce charme impérissable tout en abandonnant tout espoir d'être aimée pour elle-même. Partout, elle se heurte au souvenir laissé par une Daphné qu'elle incarne  malgré elle. La guerre éclate, Michael part combattre en France et disparaît .Fanny s'engage auprés de La Croix rouge  et arrive solitaire à  Dunkerque...
Sur les falaises, elle rencontre le plus fervent des admirateurs de Daphné: le docteur Francis Keane, homme remarquable en lequel elle voit celui qu'elle attendait depuis toujours... Mais Francis est encore attaché de façon presque irrémédiable à Daphné, son souvenir vit en lui, comment Fanny l'emporterait-elle ?
Contre toute attente, Fanny gagne la partie: Francis se déclare et les amants emportés par une passion d'une force connue uniquement une fois atteint l'âge mûr, préparent un mariage de guerre.
 La fatalité, ou le fantôme de Daphné jalouse, brise net ce renouveau. Michael est vivant !
Sain et sauf dans un couvent belge, moralement à bout, il réclame son épouse fidèle.
En proie aux pires tourments, Fanny se tourne vers un prêtre catholique.
 Le dénouement sera grand et misérable, toutefois une pensée lucide de Fanny l'illustrera :
"Daphné me l'a repris " songe-t-elle en considérant Francis muet de tendresse idolâtre devant le portrait de cette femme conservé avec un soin absolu par son époux, le mélancolique et insignifiant
Ralph Adeane.
 Comment ne pas voir la main du destin aiguillée par Daphné quand on apprend que c'est lui-même, qui ramène Michael à Fanny ? La morte amoureuse empêche ainsi sa rivale  de conquérir en paix Francis, l'homme qu'elle a adoré durant sa courte existence...
Roman du sacrifice, éloge du renoncement, tragédie subtile rehaussée par un style d'une lumineuse simplicité, "Daphné Adeane" n'est ni une histoire classique ni une oeuvre démodée.
Récit singulier et attachant, révélateur sans illusions  d'une société à la rare culture et sacrifiant au culte des apparences, ce livre a une mission morale qui le rend infiniment humain et terriblement sincère.
Un poème de Supervielle  laisse entendre la musique coulant au long des pages :

"Et vous que faites-vous, ô visage troublé
Par ces brusques passants , ces bêtes , ces oiseaux ,
Vous qui vous demandez, vous toujours sans nouvelles,
Si je croise jamais un des amis lointains,
Au mal que je lui fis, vais-je le reconnaître ?

A bientôt, pour une lettre de Grèce à bord d'un bateau piloté par Lawrence Durrell,

Nathalie-Alix de La Panouse
Lady Alix


Le plus beau portrait du peintre Winterhalter: l'épouse de l'ambassadeur de Russie en France et la plus fascinante beauté de la cour de Napoléon III

dimanche 27 septembre 2015

Princesse Bibesco :" Catherine- Paris" : le roman de Paris !


"Catherine-Paris"? sous ce titre singulier, se cache la plus singulière des histoires d'amour avec Paris .Un récit ou une confession, les caprices rêveurs d'une princesse Roumaine absolument amoureuse de Paris et d'un Parisien.. .
Or ,l'amour, est un mal qui frappe les forts, les faibles, les princes  en brisant le goût de la vie dans la force d'un sentiment inutile et poignant..
Seule la chimèred'un moment heureux nimbe l'horizon incertain .
Dans les années 20, une femme exquise issue de cette Europe Centrale où l'on s'exprimait en un français spirituel, cristallin et ciselé, écrivit  ses mémoires d'exil et d'amour. Son héroïne , Catherine-Paris ressemblait comme une soeur et même davantage.
 Avec une audace bien en avance sur son temps, la princesse Bibesco affirmait son refus d'un milieu où les hommes n'étaient que des "fusils", les femmes des monnaies d'échange vouées à la tromperie, les châteaux des mausolées, et l'avenir un leurre.
Catherine est une curieuse personne élevée par son intrépide grand-mère , princesse Dragomir ayant fui son prince d'époux et leur immense domaine pour trouver dans un modeste logement de la rue Matignon liberté, indépendance et bonheur d'être à Paris:
 "Elle changea de classe sans changer de coeur et rien ne lui parût plus simple que de vivre médiocrement, parce qu'elle n'était pas médiocre."
Cette  princesse a tout simplement décidé que seul l'air de Paris convenait à une existence digne d'être vécue. Malgré les exhortations de son époux, le terrifiant prince Dragomir, un géant obsédé par deux gibiers: les femmes et la chasse, l'énergique grand-mère résiste car Paris est " le lieu du monde où l'on se passe le mieux de bonheur ".
 Hélas, l'indépendante princesse ne parvient pas à soustraire sa fille au sort commun: en dépit d'une jolie histoire nouée avec un charmant étudiant parisien, Marie, enlevée in extremis par un père furibond,  est donnée en mariage à un jeune prince roumain dont le coeur appartenait à une parisienne délurée... De ce traquenard raisonnable va naître une fille vouée à Paris comme d'autres le sont à la Vierge: Catherine-Paris.
 Orpheline à trois ans, la voici confiée à la vieille et intraitable princesse exilée; on fera d'elle une enfant exclusivement nourrie de l'air, la lumière, l'histoire de Paris .son précepteur, Monsieur Beau est un homme diablement instruit, insupportablement boiteux et follement épris en secret de le rétive grand-mère: son dévouement n'a donc aucune limite!
 Catherine et Monsieur Beau ne se quittent jamais: le charmant humaniste lui raconte Paris du soir au matin, la petite fille lit les Tuileries à livre ouvert ,et à chaque instant, elle se sent sujette de la ville : "Maître d'une imagination neuve, M. Beau  lui transmettait doucement une tradition qui était la sienne. Il changeait Catherine de passé. en lui faisant une mémoire française, il triomphait de ces générations d'hommes d'une autre race qui l'avaient engendrée."
Mais , Catherine devient une jeune fille et sa solitude studieuse lui pèse ...
La foule rieuse se retourne sur le passage d'une si ravissante émanation de Paris, Catherine incarne déjà "la Parisienne" allègre, fine, radieuse, et ...insaisissable ! tout d'un coup , elle réalise qu'elle a dix-huit-ans, et qu'elle n'a "pour galant que le peuple de Paris ".
C'est beaucoup et ce n'est rien...
Un miracle va -t-il délivrer la princesse captive de sa ville bien-aimée ?
En ce temps -là, il existait une sorte de "journée du Patrimoine", et, en ce lointain avril 1907, flanquée de l'inoxydable M.Beau, escortée avec un raffinement de prudence, par un très vieil oncle tout à fait prince et délicatement éloigné des plaisirs frivoles, l'ingénue entre dans les somptueuses pièces du plus harmonieux des palais chatoyants au dessus des quais de l'Ile Saint-Louis.
Ce château recueille les reflets de la Seine, c'est "la maison de Mélusine". Au comble de la joie, Catherine se précipite vers une fenêtre, sa beauté s'avive de la fraîcheur du fleuve, la délivrance est toute proche ,
"Elle n'entendit pas venir celui qui la regardait ".
Miracle ou piège d'un destin cynique ?
L'inconnu se présente, le palais enchanté est le sien et son nom annonce un cousinage assez proche pour ne pas faire craindre le pire aux deux mentors de la jeune princesse élevée sur le pavé parisien ...
C'en est fini de la paix laborieuse dans le logis presque misérable de la rue Matignon !
L'incognito des princesses parisiennes est sur le point de voler en mille éclats intempestifs !
Voilà que se présente l'insolent prétendant, le jeune et assez dissolu comte Adam Léopolski; empressé de revoir  celle qu'il croit une pauvre jeune fille facile à séduire, il a l'outrecuidance de se livrer à une bataille de fleurs, mais , la vieille princesse ne mange pas de ce pain -là !
Renvoyé comme un enfant puni  avec ses orchidées , le jeune comte polonais comprend que la situation lui échappe: seule une authentique princesse possède"cette sorte d'usage qui s'hérite et ne s'apprend pas. "Il est tombé en plein nid princier ! Que faire ?
 "Comment rentrerait-il jamais dans cette maison d'où il venait d'être congédié si poliment ? il sentit qu'il devait imaginer quelque chose, faute de quoi il perdrait l'envie de vivre. "
Aime-t-il vraiment la touchante inconnue ? Il désire surtout celle qu'on a le front de lui dérober... La seule au monde capable de l'aider à délivrer Catherine de sa prison lui saute aux yeux: sa mère ! Or, il ne s'en doute pas, la comtesse Léopolska, rusée et opiniâtre, se livrera aux pires manigances afin que son fils donne un héritier à leur immémoriale lignée ...
Un vif enchaînement dénoue les fils embrouillés: la comtesse Léopolska agit à toute allure et sans aucun remords.
 A l'insu de son fils, elle adresse au prince Dragomir, époux abandonné de la grand-mère "indigne"de cette belle Catherine "une lettre, chef-d'oeuvre d'audace qui se terminait par une demande en mariage formelle, faite au nom d'Adam Léopolski, prétendant éventuel au trône de Pologne, qui n'en savait rien ". Mieux: la comtesse se fie ensuite au retentissement mondain de la rubrique fameuse des "Carnets du Jour" et  son fils , simplement charmé d'avoir invité à danser Catherine à un bal savamment organisé par une cousine de sa mère apprend "par le journal du lendemain qu'il s'était fiancé la veille".
Cette fois , le sort en est jeté...
Envers et contre le "clan" parisien, envers et contre le fiancé réticent, bien qu'ivre d'amour, Catherine cascadant sous ses diamants de famille se marie et quitte Paris... Autant dire qu'elle est happée par deux catastrophes dont elle ne se remettra pas.
Un enfermement infernal commence, la naïve jeune épouse entre sans pitié dans un palais polonais "Versailles sans génie, ce palais sonnait creux "qui s'apparente à une gigantesque caverne recelant d'excentriques merveilles:
 "chaque génération avait entassé tout ce qu'il faut de distractions pour vivre ". Hélas! L'immense domaine absorbe le jeune marié , sa jeune femme le voit s'éloigner pour la rude beauté d'une autre cousine n'existant qu'au rythme houleux et sanglant des chasses quotidiennes. On ne respire que pour tuer à Zamosc...
Catherine n'aspire plus qu'à Paris: "retombée en sauvagerie, le seul remède qu'elle connût à la brutalité des hommes: Paris ". Avant de goûter à cette panacée,
les souffrances s'accumuleront  dans une errance ironique amenant l'héroïne à vagabonder de la cour poussiéreuse de Vienne aux fastes décadents de Saint Petersbourg. Noire dépression à peine voilée sous la pureté des phrases, l'esprit désinvolte des mots, la sincérité assourdie de la confidence... Catherine assistera au délabrement d'une Europe centrale insensible aux premiers signes de son propre affaissement. Cette chute ne sera pas la sienne. Paris au coeur et au corps, elle  s'accomplira enfin, loin de la Pologne.
Il vous reste à l'accompagner sur le fil oscillant de ses tribulations: son histoire vacille à l'instar de la vraie vie sans céder la place au romanesque de pacotille.
Lire ce roman presque insensé  incite à s'arrêter à chaque instant afin de savourer comme il se doit une formule d'un humour d'une originalité  inspirée :
"Elle sut qu'elle était solitaire, à la minute où elle cessa de l'être. La naissance de l'amour s'accompagne toujours de solitude, un seul être paraît et tout est dépeuplé."
Ou encore, ce trait puissant  et précis :
 "On lui avait demandé de donner son âme pour la conservation d'un musée de province. "
Que de mélancolie tragique en une formule ironique !
Sortez l'âme de la princesse Bibesco  du musée des auteurs de province !
Son vieil ami Proust  en sera ému du fond de  ses paradis retrouvés... D'ailleurs ces mots du"Temps retrouvé" illustrent assez étrangement le roman de son amie :
 "On a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien et la seule par où l'on peut rentrer, et qu'on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir et elle ouvre."

A bientôt, vers  de nouveaux voyages littéraires!
Et si vous en trouvez le temps , partez "au bal avec Marcel Proust" , un autre récit de la princesse Bibesco , fluide , vaporeux , nostalgique à l'instar d'une valse capiteuse ...
Ou encore le roman de Catherine Dolgorouki , épouse morganatique du Tsar  Alexandre III, princesse exaltée et généreuse, qui aida l'empereur à préparer les réformes ardemment désirées par le peuple , mais en vain ...Elle prit le chemin de l'exil après l'assassinat du tsar et, sur les hauteurs de Nice , égrena ses brûlants souvenirs ...

A bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse

Lady Alix
.

mercredi 23 septembre 2015

Mariage au château

"Drôle de temps pour un mariage"

Contrairement à ce que la plupart des rêveurs s'imaginent se marier dans un château n'est guère le gage d'un bonheur parfait.
 L'esprit des lieux se venge souvent d'avoir été inconsidérément malmené par des inconnus aux manières insolentes ou une famille désinvolte. Sous des dehors mondains, les châteaux ressemblent aux chats qui les honorent de leur impériale présence, ils n'aiment  qu'une chose: que leur paisible égoïsme soit absolument respecté et tant pis pour les drames à venir...
Le roman de la protégée de Virginia Woolf, Julia Strachey, en donne un brillant aperçu ...
"Drôle de temps pour un mariage" flambe, scintille, et s'étiole à la façon d'une étoile filante des claires nuits d'été .Histoire brève, intense, cruelle et trop sincére pour ne pas ébranler corps et âme sous des approches frivoles pimentées de cocasserie un tantinet absurde ou carrément d'un autre âge...
Il fait froid en ce pâle matin de printemps anglais, la mer  roule des vagues glacées au bas du château où un mariage précipité va être célébré à quatorze heures très précises dans la chapelle voisine.
Un beau mariage, et, comme il se doit, amis, cousins, invités excités se pressent et se confient entre les salons et la bibliothèque surchargée de plats indigestes. Le tableau de la pure félicité ?
On voudrait tant le croire...
 Mais, pourquoi un certain Joseph erre-t-il  un peu partout en affichant sur son long visage de jeune anglais éduqué à Eton les stigmates d'une lancinante et fort laide affliction ? Pourquoi la future épouse cache-t-elle une bouteille de rhum dans les volants de sa robe de mariée ? Un doute de dernière minute, une angoisse bien naturelle de jeune fille sage et docile rompant avec le nid familial ? Ou pire... Joseph, envoie au diable la jeune sœur envahissante et attend le moment propice pour une folie ultime...
 De son côté, Dolly, la fiancée alcoolique, réclame à grands cris le droit de  partir au bout du monde avec  sa tortue, celle-ci,cadeau du mystérieux Joseph, lui paraissant aussi indispensable sinon davantage que le charmant diplomate qui l'épousera d'ici une petite heure. Devant le piteux spectacle offert par la ravissante future épouse, Kitty, sa meilleure amie, prouvant une absence anormale de finesse et d'intuition, exacerbe le tumulte des sentiments refoulés:
"Jamais je n'aurais imaginé une chose pareille! Une future mariée claquemurée dans sa chambre en train de siffler du rhum! A la bouteille !... Et Joseph en bas qui a encore dit des choses tellement stupides et affreuses... "Le temps presse, il ne reste que dix minutes avant la messe, tout le monde file à l'église, tous s'en vont sauf un, Joseph...
 Enfin libérée des convenances, Dolly s'abandonne à son amertume: "Ni la jeunesse ni le charme ne rendent les gens heureux ". Les secondes s'écoulent, le chanoine lance un appel inquiet, le drame est-il sur le point d'éclater ? Dans la tête de Joseph retentit un coup de marteau "Arrête le mariage ! Arrête le mariage ! ", et, au même instant, mue par une étrange télépathie, Dolly se rapproche de lui, malgré les simagrées d'une vieille domestique,
malgré l'urgence des noces, une impulsion la guide vers elle ne sait plus qui ou quoi; avec la rapidité d'un torrent de montagne, la passion s'engouffre dans le château aux aguets, la crise explose en prenant appui sur le plus anodin des événements: une tache d'encre ! La mariée avoue tout en se dérobant derrière une catastrophe ridicule, la tragédie de ce jeune couple en duel  s'enlise dans un désastre vestimentaire. Toutefois, la robe de mariée soudain maculée de noir, c'est aussi l'âme et le cœur de Dolly tachés, salis, saccagés par l'irruption de l'amour vrai le jour d'un mariage de raison. Osera-t-elle s'enfuir, osera-t-il la supplier ? Le moment de l'aveu passe sans que l'aveu soit prononcé... Les cloches sonnent... fin de l'histoire ou début ? Le talent de suggestion de l'auteur nous laisse entrevoir les conséquences fâcheuses ou heureuses qui risquent de déferler après le départ des jeunes mariés: "Sous les rafales de ce vent cinglant, au milieu des cris d'adieu, courbés pour affronter les tourbillons de riz et de confettis, le manque d'entrain des jeunes mariés passa inaperçu ."
Personne ne s'en doute mais la vérité vient de sauter au visage du jeune époux à l'instar d'un chat sortant  ses griffes.
A peine la cérémonie achevée, Joseph a obtenu de Dolly le tête à tête si ardemment réclamé; pleurs de l'un, vaines explications et attendrissement sur un amour esquissé ...
Une porte s'est ouverte en plein paroxysme de tendresse: l'époux !
 "Une expression d'effroi se peignit sur ses traits..."
 Rien de grave pourtant si ce n'est la musique des regrets  et l'interdiction à Dolly d'imposer en voyage de noces l'encombrante tortue donnée par le non moins embarrassant Joseph...

Perdus au sein d'une ronde de personnages outrageusement grotesques, les regards d'enfants tristes de Dolly et Joseph s'accordent à la mélancolie de ce château attaqué sauvagement par les vents furieux  . Un endroit qu'il aurait mieux valu ne pas choisir...
"Drôle de temps pour un mariage " prouve que les bons romans se moquent d'être ou non à la mode,
les sentiments éternels jaillissent des vieilles dentelles et les  châteaux secouent leurs pattes comme des chats irrités par un intrus infligeant sa passion à contretemps...

A bientôt pour un nouveau roman tiré des griffes du temps,

Lady Alix


dimanche 20 septembre 2015

Naxos, île de l'amour ! quand le comte de Gobineau en perd sa philosophie



Le comte Arthur de Gobineau a laissé sur le sable de l'oubli des pages philosophiques d'un ennui mortel et, ô miracle de l'inspiration voyageuse, une héroïne au nom bizarre et à la beauté saisissante: "Akrivie Frangopoulo !
Exquis, preste, allègre et piquant, le roman de cette jeune grecque sauve Monsieur de Gobineau des enfers littéraires ! mais que signifie  l'étrange prénom dont il affubla sa déesse de Naxos ?
 Un peu d'intuition, assortie aux souvenirs du lycée, livre cette interprétation infiniment prudente: Akrivie signifierait "celle qui convient" et son patronyme prouve une généalogie française tirant ses racines dans les brumes dorées d'un duché des Cyclades crée par les chevaliers francs...
Quel voyageur n'a rêvé de trouver l'âme soeur sur un rivage bleu et or ?
Nous sommes en 1868 à bord d'une corvette anglaise, l'aurore "aux doigts de rose" exalte le rivage d'une île abandonnée: Naxos.
 A cette époque, les Cyclades ne ravissent pas les voyageurs européens, au contraire, ignorées  de la civilisation, elles "donnent l'idée de très grandes dames:" mais "des malheurs sont venues les frapper, de grands, de nobles malheurs; elles se sont retirées du monde; elles ne reçoivent personne; néanmoins ce sont toujours de grandes dames, et du passé il leur demeure, comme le suprême raffinement interdit aux parvenues, une sérénité charmante et un sourire adorable."
 De quoi piquer la curiosité du commandant anglais !
Par un hasard miraculeux, ce dernier, Henry Norton, est jeune, beau, nourri de culture antique et,ce qui va se révéler d'une extrême importance, célibataire.
 Une avarie le conduit à accepter la courtoise hospitalité des deux notables de l'île, deux personnages d'une exquise distinction,  accoutrés d'habits d'une coupe remontant cinquante années en arrière, déclinant de pompeux et improbables titres, mais la mine rayonnante d'amabilité sincère.
 Le jeune commandant  et son jeune équipage sont ainsi reçus à bras ouverts par toute la population ravie de rompre avec son paisible isolement;
 "Un ciel magnifique, une cité pittoresque à l'excès et toute ramassée, et toute semblable au nid d'une seule famille, la bonne humeur sur tous, voilà ce qui accueillait le nouveau venu ". En pleine confusion Henry Norton réalise que les Dieux Grecs l'ont guidé sur les "lignes stériles ", ces routes maritimes qui privaient  en ces temps lointains, la plupart des Cyclades  de bateau-poste, donc de nouvelles fraîches du vaste monde..
." Les gentilshommes Naxiotes vivent paisiblement et ne s'en estiment pas d'un grain au- dessous des hommes les plus agités de la société moderne la plus remuante."
 Pauvres, dignes, fiers , les deux notables habitent en de blancs châteaux envoyant leurs créneaux monter une garde féodale au delà des montagnes plantées d'énormes orangers.
Le plus aimable de ces charmants insulaires déclare avoir hérité du titre romantique de duc !
 Or, cet aristocrate antique, Monsieur Frangopoulo, a la courtoisie de convier le commandant chez lui.  Son manoir pareil à une  blanche et pure citadelle se pare d'une dignité chevaleresque, son allure radieuse et austère à la fois captive le froid officier anglais. Les quatre tours immaculées  ne cacheraient-elles un doux secret ?
Que se passera -t-il une fois franchi le ruisseau ceinturant le domaine ? Un pressentiment bouleverse le coeur  empli de chimères du jeune officier de Sa Majesté...Voici que ce vague trouble devient une séduisante réalité !
 "Il se crut le jouet d'un rêve tant il s'y attendait peu" .
 Ce beau rêve c'est, en toute légèreté, Akrivie Frangopoulo descendant l'escalier !
Un cygne timide et les yeux baissés, la merveille des merveilles, la perfection et la grâce  des Andromaque, Hélène, Briséis, Cassandre, Cressida, Polixéne, Pasiphaé, rassemblées en une seule divine jeune fille.
Henry Norton est frappé en plein coeur ! Et, plus encore, assommé par la candide remarque du parrain de cette inconcevable jeune fille:
 "Je pense que vous n'avez jamais rien vu d'aussi beau que ma filleule Akrivie ,"
 Comment répondre simplement quand on est un officier anglais tenu au strict respect des usages et au dédain de toute familiarité ? Henry Norton s'embrouille, s'empourpre et, ce qui est un comble pour un commandant de bord, chavire...
Mais  Akrivie demeure un mystère... Pense-t-elle ? Ressent-elle une émotion ? La profondeur énigmatique de son regard bleu évoque-t-elle la sottise absolue ou un secret sublime ?
Est-elle enfin d'une irréfragable indifférence à tout ce qui ne concerne pas son île adorée ?
L'empressé et galant officier   fait-il la moindre impression sur cette créature tranquille vouée au bonheur familial ? Le commandant s'étourdit de réflexions aboutissant à une explication évidente: "Akrivie était la femme des temps homériques, ne vivant, n'ayant de raison d'être que par le milieu où elle se mouvait ". Comment la tirer de cet univers clos  ?
 Comment lui insuffler le sens d 'une autre réalité ? Henry Norton a un éclair de génie : une sortie en mer ! Le prétexte est aisé à proposer: Santorin  bien sûr !
Le célèbre volcan est à cette époque une nouveauté, ( "le commandant vanta ce que ce spectacle avait de prodigieux"), sa découverte,aidera-t-elle les amoureux à se déclarer ?
Innocente et naïve, Akrivie déclenche surtout les assiduités et hommages attendris de l'équipage.
 La jalousie s'insinue chez le froid commandant, un aspirant écossais n'ose-t-il profiter des falaises de marbre d'Antiparos pour faire une cour timide à la grecque impavide ?
 Heureusement les Dieux veillent dans l'ombre d'une grotte qui aurait pu être fatale au beau commandant...
 Leur pouvoir reste intact et ils se feront un malin plaisir de laisser le volcan de Santorin aviver les flammes couvant sous la belle statue Akrivie et le rigide officier de Sa Majesté...
Racontée sur un ton d'humour léger, d'un style ciselé sans préciosité, d'une vérité émouvante sans mièvrerie, l'histoire de cet amour né sous les orangers de Naxos nous inspire la suave chimère d'une quête récompensée: se fier aux orages des "lignes stériles ", c'est accepter que les Dieux dévident votre destin vers l'île où une Akrivie vous sourira du haut de ses quatre tours aux blancs créneaux.
Vous aurez  compris et réalisé l'exode désirée du poète Georges Séféris:

"Mais que cherchent-elles nos âmes, à voyager ainsi
sur des ponts de bateaux délabrés,
entassées parmi des femmes blêmes et des enfants
qui pleurent
Que ne peuvent distraire ni les poissons volants
Ni les étoiles que les mâts désignent de leur pointe ?

Rejoignez Arthur de Gobineau à bord d'une goélette fantôme brisant l'écume des mers éternelles, il vous racontera de douces ou cruelles histoires sous les vents du Dieu Eole, au large de Céphalonie ou des Cyclades. Vous lui rendrez la vie  et les Dieux sommeillant en quelque retraite des Cyclades vous le rendront ...
A bientôt, peut-être vous écrirais-je d'un château anglais ou  d'un palais romain,  sous l'égide de ce diplomate désabusé, de cet écrivain à l'âme européenne, citoyen du monde et romancier  d'une magistrale simplicité, Maurice Baring.

Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse

Après Ariane, Akrivie  Frangopoulo, amoureuse à Naxos !


mardi 15 septembre 2015

Barbey d'Aurevilly ; l'art d'aimer "dans le crime" en Normandie



La campagne normande n'a guère changé depuis le second Empire .
En vous promenant au pas d'un sénateur entre prairies et pommiers, en supprimant les agaçants appels du XXIème siècle, en vous laissant flotter au sein d'une atmosphère humide et rêveuse, au détour d'un bois de hauts sapins, en frôlant les murs d'un château aux ardoises envolées, un bruit métallique casse la douceur de vos rêves, vous n'êtes plus vous-même, vous voilà chez ceux qui connurent "le bonheur dans le crime".
Et sans nul doute entendez-vous "un cliquetis d'épées qui se croisent, et se frottent, et s'agacent".
Vous passez un portail rouillé, soudain, les ardoises intactes resplendissent sous le soleil d'un clair matin, les servantes en coiffes blanches s'agitent, et un homme saute de sa calèche, car son valet vient de lui crier un mot terrible: Madame se meurt !
 Vous êtes au château de Savigny , une femme  vous adresse un sourire diabolique en dardant ses"yeux, larges diamants noirs, taillés pour toutes les fiertés de la vie ": le cauchemar commence... Un cauchemar ou une leçon d'amour fou à la pointe de l'épée ?L'histoire de "deux êtres superbes dans la majesté de leur entrelacement "...
Avant le crime, avant le bonheur, il y eut l'inventeur de l'héroïne, cette jeune fille tirant l'épée afin d'assurer sa subsistance et la survie de la Salle d'Armes crée par son père pour la célébrité d'une insignifiante bourgade normande,"Valognes". Jules Barbey d'Aurevilly, auteur maniant le lyrisme guerrier, roulant ses intrigues dans l'épouvante, peignant hommes et femmes d'un pinceau trempé de passion hallucinée, savoure l'art d'imaginer un couple parfait et parfaitement amoral. Criminels le comte de Savigny et son amante ?
 Au fur et à mesure que le court roman se dévide, la tentation guette  d'absoudre cet assassinat qui pourrait ne pas en être un... La criminelle est trop belle, le meurtrier trop aimant, le bonheur trop immense... Elégamment cruel à la façon du dandy qu'il sera toute sa vie, Barbey d'Aurevilly joue avec nos bons et mauvais sentiments. Mais revenons au début :
entre la fière Hauteclaire Stassin, affublée par son maître d'armes de père du nom de l'épée du preux Olivier, et le jeune comte Sernon de Savigny, le plus absolu des coups de sang éclate.
Nul ne s'en doute, le comte est l'époux d'une jeune fille de la noblesse normande :
 "une femme qui ne savait rien de rien que ceci: c'est qu'elle était noble, et qu'en dehors de la noblesse, le monde n'était pas digne d'un regard".
 Déjà, on se prend à plaindre le jeune époux d'une femme aussi étroite d'esprit et, de surcroît, souffrante: une maladie de nerfs la cloue au lit. Spectateur cynique de cette tragédie annoncée, le docteur de Valognes essaie de "sonder les reins et les coeurs ". Il connaît Hauteclaire depuis l'enfance, admire son talent de maître d'armes, métier à l'époque incongru voire scandaleux pour une jeune fille mais s'imagine bien à tort que son art lui suffi t:
"elle était devenue beaucoup plus forte que son père... Elle avait, entre autres, un dégagé de quarte en tierce qui tenait de la magie. Ce n'était plus là une épée qui vous frappait, c'était une balle !".
Valognes vibre à l'instar du bon docteur pour son intrépide escrimeuse, or, un beau jour, Hauteclaire disparaît; c'est une désillusion terrible: la jeunesse dorée tourne en rond,la vie devient monotone, la salle d'armes sombre dans l'oubli... Un an passe, le docteur est appelé au château de Savigny, l'état de la comtesse ne cesse d'empirer, à son chevet veille une femme de chambre soumise, invisible ,dérobant sa beauté sous une humble coiffe :
Hauteclaire l'orgueilleuse amoureuse est de retour !
Le comte et son amante cachent soigneusement leur passion le jour ,mais la nuit les libère et le docteur les surprend en pleine passe d'armes :
 "tiens ! fis-je, admirant la force des goûts  et des habitudes, voilà donc toujours leur manière de faire l'amour ! "
Très vite, le couple perd patience face à l'éternelle maladie de langueur de la comtesse... La fausse servante, Hauteclaire rebaptisée Eulalie tente un geste odieux et stupide : empoisonner la comtesse avec de l'encre-double !
Le drame est-il consommé ? Peut-être pas: le docteur peut sauver in extremis l'infortunée, peine perdue, la comtesse le lui interdit:
"J'ai tout bu, j'ai tout pris, malgré cet affreux goût, parce que j'étais bien aise de mourir ! Je veux mourir, je ne veux aucun de vos remèdes. "
Crime ou suicide ?
La tragédie s'accomplit ... Deux ans après, scandale ! Valognes apprend l'intolérable mariage d'un comte avec sa servante ! La soupçon s'attache au couple et les enferme dans leur château. Pour leur bonheur... Vingt-cinq ans plus tard, il dure encore, leur conservant l'éclat de leur jeunesse et l'intensité dévorante d'un attachement "au delà du bien et du mal".
Les fulgurances de Barbey d'Aurevilly n'ont rien de suranné, de convenu ou de classique: son audace insolente ressemble aux prouesses de son héroïne: on a du mal à se remettre de cette botte
secrète que reste "l'amour dans le crime " ! Et l'on se surprend à envier ces amants qui marchent dans la plénitude  de l'âge "se serrant flanc contre flanc, comme  s'ils avaient voulu ne faire qu'un seul corps à eux deux, en ne regardant rien qu'eux mêmes ".

Croisez sans peur le fer avec ces "diaboliques littéraires".

A bientôt pour une nouvelle lettre  de château ,
Lady Alix

                    "Le baiser" du peintre romantique Carolus-Durand à sa fiancée;
Pourquoi pas l'élan irrésistible de la passion des amants du "Bonheur dans le crime "...                                    

dimanche 13 septembre 2015

Le plus étrange roman de Daphné du Maurier:"La maison sur le rivage"



Le nom mélodieux de Daphné Du Maurier cache une romancière inspirée par les drames ensevelis sous le mur du temps. Habiter une maison  extrêmement ancienne, c'est partir, en tenant haut la lampe de son intuition, dans les bas-fonds de l'inconnu jusqu'au glissement  vers l'impossible...
"La maison sur le rivage" échappe au bon sens à l'instar de son naïf et fort sympathique héros, un anglais bien tranquille, parfaitement courtois et trop sagement soumis à sa pragmatique épouse américaine.
 A l'étroit dans son existence ordonné, ce jeune éditeur accepte l'offre d'un vieil ami, digne scientifique amateur de solitude austère et de recherches sur les cellules du cerveau ,de séjourner quelques jours sans sa famille en Cornouailles.
 Il sera l'hôte d'une maison, mi-ferme-mi-manoir, portant avec fierté le nom immémorial de "Kilmarth", bâtie ainsi qu'un belvédère au dessus de la mer, et y attendra les instructions  de son mentor: s'il se prête à une bizarre expérience, un nouveau monde palpitera devant ses yeux médusés... Une drogue suffit et voilà notre disciple ébahi, enthousiaste, émerveillé, en train d'arpenter les rivages de la Cornouailles du XIVème siècle:
 "J'aspirai goulûment l'air vif, en remplis mes poumons. Le seul fait de respirer me procurait une joie jusqu'alors inconnue, paraissait  relever d'une sorte de magie. Mais il m'était impossible d'analyser ces impressions, impossible de laisser ma raison disséquer ce que je voyais: dans ce monde d'une enivrante nouveauté, je n'avais plus d'autre guide que l'intensité des sensations que j'éprouvais."
Toutefois, le voyageur est invisible aux êtres du passé, il ne peut les toucher, juste les entendre, les dévisager et les aimer... Curieusement son esprit semble relié à un homme rude et loyal, un cavalier qui, sans le savoir, introduit peu à peu l'intrus des années 1960, sur les terres du seigneur Henry Champernoune vers 1329.
 L'enchantement se brise brutalement et, à sa stupéfaction, le héros malgré lui de ce roman fantastique se retrouve la main en sang, occupé à briser une fenêtre de la cuisine-laboratoire, au sous-sol de la maison dont il est l'invité solitaire mais, l'appel du passé devient aussi puissant que celui de la vie ou de la liberté; notre héros bien tranquille repart, potion avalée, à la rencontre de ces gens si proches et si lointains, englués dans leurs luttes familiales, leurs complots politiques  et leurs passions amoureuses.
 La maison de son ami serait-elle un axe essentiel au sein de ces conflits et de ces tumultes ? Ou un manoir au nom sonore de "Tiwardrai", la maison sur le rivage, disparu corps et bien sous le sable du temps. Surtout qui fut, qui est encore, Isolda, très belle de figure et amante du rebelle au jeune roi, ( le fils d'Isabelle de France), Otto Bodrugan ? Notre visiteur évanescent n'éprouve nullement les vagues émois d'un fantôme quand il croise le chemin de cette "beauté non pareille" tenue enfermée "entre les murs" de son manoir de Carminowe.
Morte depuis six cent années ou éclatante et amoureuse en 1329, qu'importe, Isolda emporte l'âme et le coeur; elle devient la raison d'être et la déraison rayonnante d'un homme rangé qui assistera en spectateur épouvanté, à sa tragédie: "il est dans le destin de tout homme, je suppose, d'apercevoir un jour ou l'autre, parmi la foule, un visage qu'il ne peut oublier. "Interrogé , le professeur étonné et envieux confirme à son  jeune ami qu'il est le seul des deux à avoir eu cette plaisante expérience du coup de foudre médiéval...
Le cavalier, Roger, ne lâche pas prise: notre intrus réalise soudain que la mystérieuse maison de Kilmarth, lumineuse et pittoresque au XXème siècle, abritait sous une forme bien plus humble l'homme des années 1330 et sa famille. L'esprit du fidèle Roger enlève-t-il celui de l'anglais aventureux ? Ou la potion magique du professeur est-elle réellement la source de ces épisodes sortis des abysses d'une charmante villégiature en bord de mer ? Le roman avance sans s'égarer entre deux siècles en suivant Isolda, sensible  et tendre amante évoluant au bord du gouffre...Vie et mort se confondent, le temps s'abolit, les destins se mêlent avec un naturel désarmant dû au grand art de cette fée de Cornouailles que fut la ténébreuse Daphné du Maurier.
Il faut  humblement se dépouiller des sottes certitudes et suivre le cœur léger et l'imagination libérée
les méandres suggérés par des maisons qui, à la manière des amours toujours recommencées, n'en finissent  jamais de vous surprendre et de vous hanter. "la maison sur le rivage"brille ainsi qu'un diamant ou un soleil noir sur les plages envahies de pluies et de brumes d'une Cornouailles, autrefois rebelle, où l'on assassinait sous les yeux de leurs amantes les partisans d'une reine venue de France.

A bientôt, cette fois pour une comédie le jour d'un mariage , ou une lettre écrite avec l'épée du fond d'un manoir normand ...

Lady Alix


mercredi 9 septembre 2015

Prenez garde aux" Boucanières" d'Edith Wharton

Une duchesse en fuite à Tintagel

Tintagel ! le château du roi Arthur !
Ce mot résonne avec le faste cliquetant du bruit des épées mythiques que brandissaient les chevaliers de la Table Ronde.
 Château enfoui dans un océan de brumes, Tintagel, réduit à l'état de ruines hautaines dégringolant sur une falaise de Cornouailles, excite encore l'imagination et redore sous le pâle soleil la légende du roi Arthur.
En 1937, une célèbre romancière américaine, Edith Wharton, décide que cet amoncellement héroïque, ce délire vertigineux, ce nid de chimères en armures de fer rouillées depuis la nuit des temps, sera  le personnage-clef de sa  dernière et plus attachante intrigue.
.Autour des sublimes vestiges, elle va inventer "Les Boucanières", le roman de cinq très jeunes, très belles ou très joliment laides, et très conquérantes jeunes héritières venues de ce lointain pays que la "Vieille-Angleterre" persiste à considérer ainsi qu'une colonie aux coutumes inspirées par les tribus indiennes...
Nous sommes dans les années 1870, à l'heure de la ruée vers l'or européen: un titre, un manoir ou, lot suprême, des noces ducales et un château aussi démesuré qu'un palais.
En échange, une pluie de dollars s'abattra sur le duc, marquis, comte ou, à défaut le baron charmant.
La première à ouvrir la route du déluré petit aréopage, l'audacieuse et piquante Conchita, épousera un fils cadet de bonne famille, nantie d'un titre socialement fort et pécuniairement faible de Lady,
elle se dévouera à ses quatre amies abasourdies, hésitantes, mais déterminées à "enlever" les meilleurs partis disponibles sur le marché des Lords.
 La plus jeune de ces héritières du Nouveau Monde, Annabel St.Georges, fait piètre figure à côté de sa soeur, archétype de la flamboyante séductrice américaine. Escortée de sa petite gouvernante italienne (une intellectuelle raffolant de la poésie du peintre Dante Gabriel Rossetti dont elle s'enorgueillit d'être la parente) la fragile Miss St.Georges n'apprécie que les couchers de soleil, les manoirs Renaissance et les ruines romantiques.
 Mise à l'écart des" Boucanières", on l'envoie rêver à son aise en Cornouailles.
 Commence alors un duel sans merci entre deux châteaux, chacun luttant afin d'attirer cette jeune fille qui semble, pour chacun, l'élue du génie des lieux...
Avant d'errer sur les sentiers rocheux proches de Tintagel, Annabel a eu le délicieux privilège de visiter un manoir au nom prémonitoire, Honourslove , sous l'égide charmé de l'héritier du domaine, l'éminemment subtil, courtois, altruiste, futur baronnet Guy Thwarte.
 Celui-ci ressent à la fois de l'attirance et de la complicité envers cette jeune fille qui comprend les maisons avec tant de naturel et d'intuition:
 "Nan, (Annabel),s'épanouissait dans cet endroit pétri de séduction, vibrait comme si quelque fil secret la rattachait à ses sources. "
Et soudain, elle a une révélation qui préfigure un amour naissant:
 "Guy n'avait pas dit grand chose mais avec lui Nan se sentait à l'aise. Quand il répondait à ses questions, elle devinait la passion qu'il éprouvait pour chaque arbre, chaque pierre, un sentiment inconnu d'elle qui n'avait jamais habité que dans des maisons sans histoire mais qui n'avait jamais cessé de rêver à ce genre de décor. "
Hélas, le futur baronnet doit réparer les désordres de la mauvaise gestion paternelle, une situation l'attend et pour les deux ans à venir en Amérique Latine. Guy Thwate n'a aucune envie de s'engager avec cette douce inconnue:
 "Dieu sait ce que Miss Saint.Georges sera devenue à mon retour" ...
Voici donc Miss St.Georges abandonnée de son preux chevalier, seule et naïve à la recherche des légendes du vieux-continent.
 Elle ignore que le jeune duc de Tintagel, héritier de ces pierres entassées et de la plus immense fortune d'Angleterre, implore le Ciel de mettre sur son chemin "une épouse d'une innocence arcadienne". Le triste prince charmant est las d'être le gibier favori des beautés de son monde. Malgré sa fortune écrasante, il  garde encore le vain espoir d'être aimé par une miraculeuse inconnue ignorant tout des ducs et se moquant éperdument des signes extérieurs de richesse...
Cet après-midi- là, le hasard s'unit au destin afin de refermer un piège fatal sur  deux  créatures innocentes.
Annabel s'enfuit, libre et joyeuse vers les ruines fameuses au moment précis où le jeune duc montant sur la falaise du roi Arthur découvre:
" une jeune femme qui se tenait enfoncée dans un angle des remparts ".
Stupéfait, le duc se métamorphose en simple mortel ! aux yeux de cette promeneuse à l'imagination  exaltée par le ciel pur et la brise marine, le voici complice de cette belle et poétique escapade sous la protection des âmes chevaleresques. La jeune fille s'adresse à lui comme à un égal ! il croit rêver: "Cette fille, au moins, ne se préoccupait pas des ducs ".
Une aimable et animée conversation s'ensuit, le duc boit le philtre laissé par la fée Morgane. C'est un coup de foudre !
Que faire, briser cet incognito salvateur, rompre le charme adorable qui s'insinue en lui ?
Comment obtenir un rendez-vous en restant incognito ? Le jeune duc est perplexe:
"Il ne savait sur quel pied danser. Quel moyen employer pour organiser une nouvelle rencontre ?"
Tiré de son sommeil par les angoisses du nouveau seigneur  de Tintagel, l'enchanteur Merlin use sans vergogne de son ancien pouvoir et l'impossible s'accomplit: amoureuse des rocs écroulés d'un château ensorcelé. Miss St Georges, insignifiante jeune bécasse américaine séduit sans le vouloir le plus courtisé des ducs anglais ! c'est un scandale universel ou presque ...
Annabel se précipite dans un mariage aussi absurde que pompeux  en suscitant la noire jalousie des débutantes anglaises et de leurs mères horrifiées!
 Les boucanières du nouveau-monde accusent le choc avec une sincère fierté: l'esprit de clan l'emporte sur les petites vanités. Hélas, Annabel déchante à la vitesse de la lumière.
Tintagel est englouti  de l'autre côté du miroir des siècles, l'ingénue auréolée de son titre de duchesse-décorative perd sa propre conscience d'elle-même:
 "Comment supporter de passer  le reste des sa vie parmi les ombres ?"
Enterrée vivante, entourée de rituels vides de sens, humaine au royaume de l'inhumain, condamnée à donner un fils au duc ou à mourir d'ennui, la romanesque déçue voit un matin une porte s'ouvrir dans sa prison.
Guy Thwarte est de retour...
Cette fois, un malicieux esprit italien s'ingéniera à réchauffer les amoureux désunis, il a pour nom Corrrège. Curieusement, ses oeuvres à l'érotisme délicat ont trouvé refuge dans la chambre d'Annabel, au coeur du second château ducal, un palais revêtu d'une opulence lourde et sombre, reflet de l'âme de ses propriétaires...
 Le destin a pitié d'Annabel:  Corrège dira à Guy tout ce qu'elle n'ose s'avouer à elle-même...
Le manoir d'Honourslove attisera ensuite l'envie de révolte de la duchesse aux pieds nus.
Le roman s'envolera avec les amants vers la mer des anciens grecs et la passion récompensée:
 une fin optimiste, victorieuse , libératrice, une rareté chez un auteur livrant ses créatures aux lions de la dictature mondaine ou sociale...
 La plus émouvante façon d'écrire son ultime roman,tout en mettant en garde contre l'effet troublant des légendes immémoriales.
Etincelant, sensible, ce livre est autant remarquable par la richesse de  ses révélations psychologiques que par  la gracieuse figure de son héroïne à la recherche du bonheur.
Une fin heureuse fait toujours voir la vie en rose, ne boudons-pas notre plaisir !
Le bonheur, toujours imprévisible, surprend à l'instar du premier chant d'oiseau matinal au bout d'une nuit de solitude et de mélancolie.

A bientôt,

Lady Alix

samedi 5 septembre 2015

Coup de foudre dans un grenier: "Julietta" de Louise de Vilmorin

Les surprises de l'amour ; coup de foudre dans un grenier

Les greniers sont des endroits où l'on retombe immédiatement en enfance, mais certains font encore mieux: ils vous entraînent dans les replis cachés de votre âme.
Le grenier, antre obscur où l'on avance, maladroit, le coeur battant d'une heureuse prémonition, vers une fée inventant sa vie...
C'est ainsi que Louise de Vilmorin  nous raconte de sa voix au timbre étouffé et aux accents voluptueusement amusés la surprise de l'amour entre le jeune et beau avocat André Landrecourt et une très jeune fiancée en fuite, Julietta.
 Ce roman tient à priori la comédie endiablée, dansant d'une péripétie à une facétie, virevoltant d'une gare, d'un jardin, du salon à la  bibliothèque, émouvante figure de proue d'une maison de famille "équipée comme un bateau en partance pour une longue traversée."
 Toutefois, entre les rapides et faciles sursauts de l'intrigue, une lame de fond d'une poésie exquise enlève  les personnages  à leur pittoresque banalité et les métamorphose en les guidant au sein  d'une dimension ensorcelée. Landrecourt rendu à moitié fou par les caprices de sa maîtresse,
une ravissante mondaine incapable de ressentir le moindre attrait pour la maison peu trop vieillotte qu'elle imagine sa rivale, éprouve une fascination agacée envers la fugitive Julietta, cachée par lui-même dans le grenier.
 Le malheureux embarrassé au plus haut point par cette situation risquant de lui ôter la confiance de  la souverainement élégante et parfaitement sophistiquée Rosie essaie de faire quitter sa retraite à la jeune personne enchantée de jouer une farce au prince d'Alpen, son encombrant fiancé.
Julietta n'est pas l'étourdie que croit André Landrecourt, et, au contraire de la snobinarde Rosie, elle vient de trouver en cette austère maison, à la fois manoir, château des souvenirs, maison de campagne abritant "un je ne sais quoi d'artiste, de vrai, de profond et recueilli qui révélait au visiteur le souffle et les empreintes d'un couple passionné", sa raison d'être:
"inventer sa vie".
 Or, Landrecout rejoint justement l'homme de ses chimères, celui dont "elle aimerait la forte et grave tristesse nourrie par la campagne ."  Pour obliger ce Landrecourt, qui n'a qu'une idée en tête: la chasser, à réaliser qu'elle est l'envoyée du destin, elle va tirer des entrailles du grenier un monde parfait, écho harmonieux de la maison tutélaire, invention, intuition , et surtout traduction gracieuse des sentiments inavoués .
"Ainsi, avec autant de conscience que d'inconscience, autant d'abandon que d'opiniâtreté travailla-t-elle pendant des heures". Et, à l'unisson de son grenier plein d'esprit et d'amoureuse espérance, la rusée Julietta attend de dire à son hôte luttant contre lui même mais subjugué par cette jeune fille élue par le génie des lieux:
 "Faites comme chez vous " et il répondrait: "Ou suis-je?".
 Pour le moment Landrecourt est accablé : " Il maudissait Julietta ". Tout en la maudissant , il ne cesse de l'imaginer dans son grenier et, perdu dans ses incohérences, néglige la volubile Rosie.
Soudain, happé par une force jaillie de sa maison, incapable de résister à l'appel du grenier, il ose disparaître sous un faux prétexte et, d'un coup, devient celui que désirait Julietta:
 "Immobile, il avait, en regardant autour de lui,le visage stupéfait qu'aurait probablement un homme transporté de la misère en un lieu enchanté".
 Mais, il a beau murmurer " vous êtes ma fantaisie", les chemins menant au dénouement se compliquent avec un désordre étincelant d'humour . Le fiancé de la fugitive arrive, sur les instances de la belle Rosie qui ne supporte plus les sautes d'humeur de Landrecourt et la mauvaise atmosphère d'une maison où objets, tableaux et produits de beauté s'ingénient à aller et venir comme animés par un invisible plaisantin. D'ailleurs elle pose à son ami sa dernière condition qui, elle ne s'en doute pas, scellera le deuil de leur amour:
 "André, c'est à prendre ou à laisser: c'est la maison ou c'est moi ".
Dans un premier temps, Landrecourt joue contre lui-même et fait mine de se soumettre. La vérité se fait jour au moment précis où il a l'audace d'annoncer l'odieuse nouvelle de la vente de sa maison bien-aimée en employant des mots furibonds qui sont une cascade de déclarations:
"Je vends cette maison parce qu'elle est hantée. Oui, hantée par vous, ma fiancée refuse d'y vivre  et moi vous m'en chassez, vous me poursuivez, vous menacez ma vie, vous m'obsédez, je vous vois partout, je ne pense à rien d'autre ."
Ce à quoi, Julietta répond :
 "Je vous livre un secret , je vous montre qui je suis et vous vendez ma vie inventée, vous me vendez, moi ."
Les maisons ont heureusement la manie de choisir leurs habitants; celle de Landrecourt étant douée d'une forte personnalité ne fera pas exception à cette règle mystérieuse, l'histoire finira par ces paroles adorables prononcées par une Julietta rassurée:
 "Le bonheur rend malade, je ne m'en remets pas ".
Louise de Vilmorin, jongleuse des jolis mots, ne mérite pas d'être ensevelie sur les tristes étagères provinciales, rendez-lui la vie, lisez cette conteuse qui ranime amours, châteaux, saisons et greniers ...

A bientôt, pour de nouvelles histoires mystérieuses,

Nathalie-Alix de La Panouse

Lady Alix


mardi 1 septembre 2015

"Je vous écris d'Italie": la citadelle perdue d'un amant romantique



"Je vous écris d'Italie"est un roman de Michel Déon.
Ce titre d'une fervente et éclatante simplicité, ces mots recelant une magistrale puissance de suggestion  annoncent le roman d'une citadelle: Varela, lieu clos, palais et bourgade réfugiés dans leur splendide isolement. C'est l'Ombrie, et sans doute le bout de notre fol univers, les remparts, léchés par la marée montante des destins tumultueux de leurs mythiques seigneurs, ont pourtant ouvert la grande porte en  en 1944 à des soldats et officiers français venus les libérer.
Quelques jours qui depuis n'ont cessé de compter bien davantage que sa vie réelle pour un jeune historien, Jacques Sauvage. Nous sommes cette fois en plein été brûlant de 1949,  le rêve se dissipera-t-il devant la statue du Condottiere Francesco de Varela  et surtout après la nouvelle rencontre d'un jeune idéaliste nourri de Stendhal avec la descendante directe du "seigneur de la Renaissance ": la Contessina Beatrice ? Hélas, le Condottière souffre:
 "son visage à la bouche tordue exprimait une telle concentration dans la violence qu'il aurait terrifié les visiteurs si, par une triste dérision, les ramiers ne l'avaient ignominieusement maculé."
L'effet produit par le premier donne la mesure de l'atmosphère de noble décadence dans laquelle baigne la citadelle de ses ruelles étroites, à son palais revêtu du seul prestige de la splendeur enfuie en passant par sa place "une des plus belles du monde", son église où vivent dans l'ombre éclairée par les rosaces les poignantes images de l'infirmerie qui y fut installée 5 ans auparavant , (près de cette colonne, le sergent Lévy, un étudiant d'Alger, était mort d'une blessure que l'on avait cru insignifiante)
.Enfin la maison Varela; maison patricienne qui servira de passerelle initiatique emprunté avec un intense étonnement par le jeune français vers de très singuliers aspects de la vie au coeur de cette citadelle peuplée de regards invisibles, d'aspirations interdites, de désirs inconnus et de confidences épistolaires à mi-chemin entre le romantisme de bon ton et l'érotisme absolu...
"Je vous écris d'Italie" est un conte de fées à l'envers, le héros se trompe de Belle à la Citadelle Dormante : une morte l'ensorcelle autant que trois vivantes, il dérape, se perd, croit se retrouver et sombre aux portes de l'amour et de la folie...
La citée faussement moribonde prépare une farce ou une fête, une descente vers un paganisme décidé, orchestré, légué par son seigneur voici trois siècles.
Mais tout d'abord, notre héros blessé de l'indifférence de l'anorexique Francesca, énigmatique et silencieuse soeur de la rayonnante Contessina, se venge en  dépouillant avec un zèle immodéré les archives et lettres familiales. Le voilà vite amoureux de la première Béatrice, née de Granson de Bormes, épouse en apparence résignée d''Hugo III, dernier souverain de Varela; son portrait la fige pour l'éternité en jolie personne attifée selon la mode de son temps, 1749;  pastel délicat que l'on croit avoir vaguement contemplé sans s'y arrêter plus d'une minute. Ses lettres évoquent au contraire la sincérité absolue d'une passion cachée :
 "Le style de Béatrice surprenait, on découvrait, au fur et à mesure que les lettres prenaient de l'ampleur, une aisance de ton, des bonheurs d'expression, une libre élégance qui étaient bien dans la manière du XVIIIème."
 Jacques est ensorcelé par cette "fraîcheur d'invention" au point d'éprouver une inextinguible et puérile jalousie envers l'amant,"Amadeo Campari, qui lui volait son bien ".
Toutefois, le français oublie son fantôme amoureux au fil  des préparatifs  de l'inconcevable fête, un vrai bal des célibataires réglé par Hugo III et des rencontres avec les étranges émanations humaines d'une citadelle de pierre: poète maudit, peintre assassin, couple plein de fougue dans sa ferme au parfum de paradis perdu, descendante obèse de l'amant  impudent, admirable demi-soeur adolescente de la Contessina, une créature à la nature aussi ardente qu'évanescente dont le charme vert pourrait être fatal, chien fidèle, petit garçon rusé, insaisissable officier allemand, "jeune homme romantique qui décide à lui seul d'assumer une culpabilité immense"et amant triste d'une Francesca désabusée, grotesques dames de la ville vivant pour la glace vespérale offerte par leurs époux sur la place adoucie d'une fontaine portant vers le ciel sa nymphe à la beauté ruisselante et tout le noir bataillon des libertés refoulés ...
Varela, une prison, un enfer historique ? Peut-être pas :
 "Je ne m'arracherai jamais de Varela, dit Francesca. Ici, Beatrice et moi, nous existons. Ailleurs nous ne sommes rien."
Et c'est ainsi que finit le conte: la citadelle gardera farouchement ses belles sauf une, la plus jeune , la seule dotée d'un impérieux désir de vivre... ailleurs...
Roman de palais, de citadelle, roman de pierres victorieuses, "Je vous écris d'Italie" ne laisse pourtant nul goût amer, mais l'irrépressible caprice de fuir à la recherche de cette Varela " volant dans les airs " au dessus des collines de l'Ombrie ...

A très bientôt vers de nouvelles escapades,

Nathalie-Alix de La Panouse

Lady Alix